Il faisait une chaleur épouvantable à l’intérieur de la forge, l’air y était étouffant, et le fracas du marteau assourdissant. Je pris un tablier en cuir épais qui trainait sur l’établis et l’enfila en prenant soin de ne pas coincer ma queue pendant que je nouais le nœud. Braum était déjà là et, à en juger par la sueur qui perlait depuis son crâne dégarni, il avait commencé le travail depuis un bon moment déjà. Il s’essuya le front avec un chiffon noir de suie et me regarda avec bienveillance.
– Enfin debout, ma grande ? Décidément ce n’est pas le manque de sommeil qui aura raison de toi.
Il passa sa main sur ma tête et l’ébouriffa sauvagement si bien que mes oreilles se rabattirent sur mes dreadlocks. Le fait qu’il continuait de m’ébouriffer la fourrure, déjà en pagaille de bon matin, rendait celle-ci davantage plus hirsute.
Il finit par me libérer de son emprise, retourna à son poste, et plongea la lame dans un tonneau d’eau froide – qu’il battait avant mon arrivée.
– Pardonne-moi, oncle Braum, mais tu connais Kira : si jamais je la laisse prendre son déjeuner toute seule, tu ne reconnaîtras plus ta propre maison.
– Tous les enfants sont comme ça à cet âge. Enfin. Trêve de bavardage, on a du pain sur la planche, alors au travail.
J’acquiesçais avec entrain par un mouvement de tête avant de me diriger vers la meule où je m’attendais à voir d’immenses couteaux ainsi qu’un fendoir. Pas de doute. J’allais encore devoir livrer tout cet attirail à ce vieux grincheux de Wedge. Je soupirai en voyant dans quel état était les lames. J’ignorais s’il existait un mot pour désigner une lame plus qu’émoussée car, c’était bel et bien le cas. Je faisais de mon mieux pour les rendre tranchantes, mais ce pingre devra se résigner à nous en commander de nouvelles auquel cas il ne sera même plus capable de couper le moindre morceau de viande. Des bruits de sabots se firent écho malgré le tapage qu’il y avait dans la forge. Les soldats impériaux ne viennent que très rarement à Calab, mais malgré tout, ce petit village n’échappait pas à l’impôt impérial. Quatre fois par an, le village se transforme en caserne pour les soldats qui n’hésitaient pas à tout saccager sous prétexte que les villageois ne payaient pas assez. Sans parler du fait qu’ils voyaient d’un très mauvais œil qu’une renarde – ou « voleuse de poules » comme ils aiment m’appeler, se promène librement dans les parages plutôt qu’être enchaînée dans la demeure de son maitre… Mon travail finit, J’emballai soigneusement les couteaux dans un tissu propre. Oncle Braum me saisit soudain par l’épaule.
– Laisse donc, je vais m’en occuper. Il vaut mieux ne pas le faire sortir de ses gonds quand les impériaux sont ici. Va plutôt ferrer les chevaux à l’écurie.
Je hochai la tête avant de sortir de la forge avec les fers et les clous que je saisis au passage.
L’air était frais et nettement plus respirable qu’à l’intérieur de cette fournaise. Les chevaux me virent arriver et semblèrent animé d’une certaine impatience. Afin de les ferrer, je glissais simplement ma main le long de leur jarret jusqu’à leur fanon et levèrent leur pied que je saisis d’une main. Heureusement, je n’avais pas à m’occuper des montures impériales : ces canassons de l’armée avaient peur sans aucune raison, n’hésitaient pas à plaquer leurs oreilles en arrière, et un coup de sabot était on ne peut plus assuré. Après m’être occuper du premier cheval, je caressais sa crinière brune et m’amusais à lui faire des tresses avant de m’occuper des deux autres. D’ici, je pouvais entendre les soldats qui tambourinaient sur les portes en beuglant. Au moins, cette fois-ci, ils se contenteront d’argent étant donné qu’aucun des fils du village n’était en âge de se faire enrôler de force. Une pensée me traversa l’esprit ; je me disais que j’avais beaucoup de chance d’avoir été recueilli par Braum, car d’après ce que j’entendais de la bouche des soldats, les Furrys comme moi étaient particulièrement appréciées… en trophée ou en manteau. Un soupire s’échappa d’entre mes lèvres en repensant aux histoires que racontait le vieux conteur quand tout le village se réunissait autour d’un grand feu sur la place centrale. Chacune de ces histoires parlaient d’une époque où tous les peuples vivaient en harmonie grâce à l’Ordre des Dragonariens et des légendaires Gardiens Draconiques. Ces derniers étaient guerriers qui maintenaient la paix entre les royaumes au nom des dieux. Soudain, mes oreilles se dressèrent : des petits pas craquaient dans la paille qui se trouvait jonchée au sol derrière moi. En devinant qui était là, je souris, me redressai de toute ma hauteur et me retournai.
– Navrée Kira, mais tu es beaucoup trop bruyante. Ce n’est pas aujourd’hui que tu arriveras à me prendre par surprise.
La fille de Braum m’agrippa par la taille et me souris innocemment. Kira avait hérité des traits de sa mère : une jolie chevelure blonde, de profonds yeux verts en amande, un petit nez joliment dessiné, des lèvres fines et roses, et un visage mince au teint de lait. Tout le contraire de Braum qui avait un physique plutôt bourru, ce qui faisait contraste avec son caractère très papa poule. Je pinçais gentiment le nez de l’enfant et m’abaissa à sa hauteur.
– Ton père sait que tu es venue me rejoindre ? Tu sais pourtant que tu n’as pas le droit de venir ici, lui-dis-je avec un ton faussement sévère.
– Je voulais voir la maman cheval, me répondit elle en faisant la moue, tu as déjà trouvé un prénom au bébé ?
– Il n’est pas encore arrivé, c’est pour ça que tu ne dois pas venir.Il faut le plus de calme possible à la mère… et on dit « jument » et non pas cheval, jeune fille. Allez viens, dis-je en posant ma main sur sa petite épaule, on va la laisser tranquille. Tu n’auras qu’à réfléchir à un nom pendant qu’on se promène, hein ?
Kira me prit par la main et nous sortîmes des écuries. Le calme était revenu. Les soldats devaient sûrement être en train de refaire le monde à la taverne. Au moins, saouls, ils se taisaient me dis-je intérieurement. La brume matinale se dissipait peu à peu tandis que les rayons du soleil perçaient enfin à travers la cime de la forêt. Nous marchions pendant quelques minutes pour atteindre la place centrale. La forge et nos écuries étaient situées à l’écart ce qui nous permettait de travailler sans rendre sourds la moitié des villageois. Nous nous dirigeâmes vers une modeste maison et entrâmes à l’intérieur sans frapper. J’avais pour habitude de rentrer chez Griffith comme dans un moulin. Le conteur Griffith, est d’ordinaire casanier en dehors des soirées où il nous raconte des histoires, mais il semble apprécier ma compagnie, et je ne manquais pas d’en profiter à chaque fois pour en apprendre davantage sur le temps passé. Il était assis sur une chaise en bois particulièrement belle pour quelqu’un qui ne roulait pas sur l’or. Il semblait déchiffrer, avec l’aide d’une loupe, un texte particulièrement complexe à lire. Je me mis à racler exagérément ma gorge pour annoncer notre présence. Il décrocha ses yeux de son manuscrit pour les river vers nous puis il se leva et s’approcha pour nous accueillir.
– Diana et Kira… Je ne m’attendais pas à vous voir de si bon matin, surtout avec les vautours qui rodent ces temps-ci.
Son air se renfrogna en faisant allusion aux soldats dont il avait particulièrement horreur. Il me serra l’avant-bras comme faisais les chevaliers d’entend et fit de même avec la fillette. Griffith était un puit de connaissance et je ne me lasse pas de lui rendre visite, chaque fois que j’ouvre sa porte j’ai l’impression de remontée le temps.
– Je devais retourner à la forge pour aider Braum mais la petite est venue me rejoindre pendant que je m’occupais des chevaux. Je ne pense pas qu’il m’en voudra de m’occuper d’elle.
La concernée hocha énergiquement la tête de bas en haut avant de revenir s’agripper à mon bras. D’ordinaire intrépide, comme beaucoup d’enfant de son âge, elle semblait adopter un caractère plus timide lorsque j’étais avec elle. D’après elle, j’étais comme une grande sœur qui a des poils. Intriguée par quelque chose, je penchais la tête d’un côté et fixais avec attention l’épaisse couverture d’un livre où était cousu un emblème que je ne connaissais pas. J’avais l’impression de reconnaître la forme d’un dragon, mais je n’étais pas sûre à cause de la faible lumière des bougies qui peinait déjà à éclairer la maison dépourvue de fenêtre.
– De quoi parle le livre que tu es en train de lire ? demandais-je à Griffith, qui se retourna vers moi.
Il nous fit signe de nous assoir et s’absenta un court instant, allant dans une petite pièce voisine sans répondre à ma question. Il revint ensuite avec trois cornes remplies d’un liquide étrange. Une boisson plutôt amère qu’il avait pour tradition de nous servir à chaque fois. Il prit place derrière son pupitre où était posé le livre, et brisa le silence.
– Ceci, jeunes filles, est un livre très ancien qui raconte l’histoire de la gardienne Lyra, une des guerrières les plus farouches que ce monde ait portée, nous raconta-t-il le regard pétillant de nostalgie.
Jamais je n’avais vu autant d’émotion dans le regard de ce conteur. C’était comme s’il était en train de se rappeler d’une époque révolue, que personne ne connaissait hormis lui – comme s’il s’agissait d’un très vieux souvenir. Il caressa les vieilles pages de l’ouvrage du bout de ses doigts et vint nous faire la lecture.
L’ordre des Dragonariens avait accueilli et formé, au fil des âges, de nombreux enfants sensibles à la magie. Leur race importait peu car parmi ces prodiges élus des dieux, il y en avait certains dont la puissance dépassait l’entendement. Lyra était l’héritière de la Foret Rousse. Elle était destinée à devenir une grande reine. Mais très vite, l’enfant dévoila une affinité toute particulière avec la magie. Le meneur des gardiens, Torgrim, vint en personne récupérer l’enfant. Il n’y pas de plus grand honneur pour un individu que de devenir gardien draconique, même les plus grands monarques s’agenouillaient devant l’armée des dragon divins. Elle devint l’écuyère du vaillant Torgrim et appris à devenir une combattante rude mais juste, qui avait pour but de maintenir la paix. Elle participa néanmoins à de grandes guerres où la diplomatie avait échoué, et bien vite, elle fut attitrée du surnom de « Berserker flamboyant », à cause de sa fourrure rousse qui donnait l’impression qu’une flamme vivante déambulait sur le champ de bataille. Elle fut l’une des rares survivante quand le déicide Torgrim et son armée de parjure abattirent l’un des dieux et assassinèrent leurs anciens frères d’armes. Folle de rage et de chagrin, elle défia son ancien mentor et amis dans un combat à mort qui dura trois jours et trois nuits. À la fin du combat, Torgrim fut mortellement blessé, mais le Berserker flamboyant ne pouvait se résoudre à abattre ses haches sur celui qui avait été comme un second père à ses yeux. Elle le laissa donc mourir de ses blessures. Du moins, c’était ce qu’elle crût. À la suite de cette victoire, les dragons la récompensèrent de sa loyauté et de sa vaillance en faisant d’elle la déesse de l’automne. Certains racontent que Lyra aurait eu un enfant qu’elle aurait caché aux yeux du monde pour que jamais les parjures ne puissent le corrompre.
– Et comme vous le savez, Torgrim a survécu : il s’est auto-proclamé empereur et fait régner la terreur en Elorfidia…
– Qu’est-il arrivé à l’enfant de Lyra ? demandai-je, émue par le récit. Est-il encore vivant d’après toi ?
Kira semblait tout aussi curieuse que moi de savoir ce qui s’était passé après la fin de l’histoire si bien que je la voyais se tortiller d’impatience sur sa chaise.
– Personne ne peut le savoir. Certains racontent que l’enfant n’a jamais existé, d’autres disent qu’il attend son heure pour vaincre une fois pour toute l’empereur et les parjures qui l’ont suivi.
– J’aimerai tellement devenir une gardienne moi aussi pour mettre un terme à l’esclavage…
– Tes ambitions sont nobles, Diana, et je souhaite de tout cœur que tu parviennes à réaliser tes rêves, aussi ambitieux soient-ils.
Le conteur posa une main réconfortante sur mon épaule. Je levais les yeux vers lui et remarquais une certaine prestance en lui. Aussi loin que je m’en souvienne, Griffith n’avais pas bougé d’un cil physiquement, à croire que le temps n’avait pas plus d’emprise sur son physique que sur sa sagesse. Griffith eut la gentillesse de nous raccompagner jusqu’à la sortie de sa demeure. Il nous fit un signe de main pour nous saluer, auquel nous répondîmes de la même façon et nous repartîmes en direction de la forge, là où oncle Braum nous attendait sûrement.