PREMIÈRE PARTIE
Retour en arrière, Sonia 14 ans, année 1982/83
Rien ne nous prédisposait à voir nos chemins se croiser. J’étais, à l’époque, plutôt une rebelle légèrement gothique. Je côtoyais des gens pas très fréquentables. Un jour, en quatrième, j’avais dépassé les bornes selon la personne de l’aide sociale à l’enfance, qui s’était occupé de moi au décès de ma mère. Comme je n’avais pas de famille qui puisse me prendre en charge, c’était elle qui m’avait placée dans une famille d’accueil.
La sentence du juge des mineurs était tombée, deux options s’offraient à moi : un travail d’intérêt général ou un institut pour mineur. Il avait été convenu avec le juge que tous les samedis après-midi pendant trois mois, je devrai me rendre à l’hôpital pédiatrique Debrousse des Hospices Civils de Lyon situé dans le 5ème arrondissement pour donner un coup de mains aux équipes de l’association en place qui se chargeaient d’organiser des animations récréatives pour les enfants. Si j’avais eu le choix, je ne me serais pas laissé embarquer dans cette aventure.
J’avais déjà un apriori, je détestais les hôpitaux et tout ce qui était relatif à ce milieu. Je n’avais que huit ans quand ma mère était tombée malade, et à l’époque on m’avait obligée à lui rendre visite. C’était horrible, et bien qu’aimant ma mère, elle était dans un tel état qu’à chaque fois que je revenais de ces visites, j’en étais malade. Tout le monde avait dû se rendre à l’évidence – ces rencontres ne m’apportaient rien de bon – au contraire, à plusieurs reprises, j’en avais profité pour m’enfuir. A chaque fois, j’étais très vite rattrapée. Après ma troisième fugue, on ne m’avait plus obligée à y aller, néanmoins on m’avait fait comprendre que j’étais égoïste envers ma mère mourante, elle n’avait aucune famille en dehors de moi, elle devait se sentir très seule. Maman ne s’était jamais véritablement souciée de moi durant les huit premières années de ma vie alors pourquoi moi, devais-je me soucier d’elle ?
Mon attitude était sans doute injuste mais la vie n’était pas toujours juste surtout pour les enfants des cités. Il m’avait fallu, durant toutes ses années, me battre au sein des blocs pour survivre. Les différentes bandes se menaient la vie dure et si tu voulais faire partie de l’une d’elle, il fallait que tu fasses tes preuves allant parfois jusqu’à la mort. Les rixes entre bandes étaient monnaie courante et que l’on ait 5, 8, 15 ou 18 ans, tout le monde était logé à la même enseigne. Moi j’avais fait mes armes à 6 ans. C’est à partir de ce moment que ma mère avait commençait à être malade.
A cette époque, je veillais sur elle, je ne sortais presque plus de la maison, sauf pour faire les courses et aller à l’école où d’ailleurs je ne faisais pas grand-chose. Je n’étais pas bête ! Selon mes professeurs c’était une chance dans mon malheur. Je retenais tout ce que je lisais et j’aimais lire n’importe quoi, la plupart du temps il s’agissait de romans historiques. Allait à la bibliothèque, était un des rares endroits où j’avais la paix. Les membres des bandes de la cité n’y allaient jamais, eux leur lieu de rendez-vous c’était le rue. Quand j’avais peur de traverser la cité, j’allais à la bibliothèque jusqu’à la fermeture, Karim qui y travaillait depuis presque six ans, avait fait comme moi lorsqu’il était plus jeune, il était venu s’y réfugier. Et quand en 1971, les premiers incidents avaient éclaté à Vaulx-en-Velin, il n’avait que 12 ans à l’époque et il s’était retrouvé impliqué dans cette affaire un peu par hasard.
Cinq ans après, en 1976, tandis qu’il y avait eu des rodéos et des voitures brûlées dans la banlieue Lyonnaise, il s’était une nouvelle fois réfugié dans la bibliothèque. Il était alors âgé de 17 ans. Ne sachant pas vraiment quoi faire, il avait tout naturellement demandé au directeur de la bibliothèque s’il ne pouvait pas donner un coup de main pour ranger les livres, porter des cartons, faire du tri dans les sous-sols. Il faisait partie de ces jeunes de la cité qu’il fallait sauver, avait précisé le directeur de la bibliothèque. Il l’avait donc pris sous sa protection et embauché en tant qu’homme à tout faire. Puis, comme il avait eu son bac et qu’il était plutôt intelligent, il l’avait aidé à passer des concours internes pour devenir aide-bibliothécaire.
Lorsque j’étais venue pour la première fois à la bibliothèque, j’avais 6 ans et Karim en avait 16 ans. On habitait dans la même cité et le soir à la fermeture de la bibliothèque, je le suivais de près. Je n’étais pas réellement une trouillarde mais je préférais qu’il ne soit pas trop loin, il était grand et fort, moi j’étais encore petite et les bandes me faisaient un peu peur. Il avait remarqué mon manège et m’avait proposé de me ramener jusqu’à l’entrée de mon immeuble. Il était particulièrement gentil Karim. Quatre ans plus tard, il était devenu bibliothécaire, nous étions restés amis. Parfois il me donnait des livres destinés à être jetés tant ils étaient abîmés.
Puis j’avais eu 11 ans et c’est à cette époque que j’avais commencé à disjoncter. Ma mère venait de mourir, j’avais été placée en famille d’accueil. La bibliothèque était trop loin pour m’y réfugier, alors je m’étais fait une place dans une bande « Les blousons noirs ». Les filles étaient presque toutes des gothiques et les gars portaient bien sûr des blousons noirs. Cette année-là, j’avais vraiment fait des « conneries ». J’avais participé aux premières émeutes dans le quartier de la Grappinière à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue de Lyon. 1979 avait vu de nombreuses bandes aux forces s’affronter aux forces de l’ordre et nous avions incendié des voitures. J’avais été arrêtée par la police. Je devais suivre les ordres du chef de bande sinon je me serais retrouvée seule et ma vie n’aurait pas tenue à grand-chose.
Puis en juin 1982, la police m’avait encore arrêtée parce que je m’étais battue à la sortie du collège, rien de bien méchant ; néanmoins les « flics » qui venaient toujours faire leur ronde dans le coin, avaient voulu nous séparer et dans la bagarre, sans le faire exprès, j’avais frappé un flic, qui avait tout fait pour que j’en prenne le maximum. Lors de mon audition, le juge plutôt compréhensif avait pris le risque en me faire confiance en me proposant un travail d’intérêt général. Mon éducateur m’avait précisé que je ne devais pas le décevoir. Cette chance ne se représenterait sans doute pas deux fois et voilà comment j’avais atterri à l’hôpital Debrousse.