Basile bénéficia de beaucoup d’amour tant de sa propre famille que de celle du comte. Son père était très fier de lui. C’était un garçon plein de talent, très éveillé qui tenait de sa mère le goût des chiffres et de son père une grande habileté de ses mains. Et pourtant il tenait étonnamment de son père d’adoption, le comte Charles-Henri d’Artuis, un enthousiasme excessif pour la littérature. Ses études avaient vraisemblablement eu raison de cela. Jusqu’à l’âge de quatorze ans, il passa les trois-quarts de son temps à étudier en compagnie de ses amis. Puis son père le prit comme apprenti-boulanger. Basile avait confié à Eugénie qu’il ne souhaitait pas devenir boulanger. Il voulait courir le monde et faire fortune.
Au cours de toutes ces années, les deux jeunes gens s’étaient beaucoup rapprochés. Basile et Eugénie étaient des passionnés et aimaient vraiment assister aux cours de Monsieur Dutilleul et plus précisément au séance de littérature et de philosophie. Leur précepteur leur avait fait lire René Descartes, Corneille, Charles Perrault, Racine, Jean-Jacques Rousseau, Diderot,…, autant Basile était assidu autant son ami Gustave ne rêvait que de s’engager dans l’armée. il voulait suivre les traces de son grand-père et son père, et celui-ci en éprouvait une grande fierté. Ensemble ils montaient à cheval et allaient à la chasse. Basile quant à lui après avoir travaillé une bonne partie de la nuit à la boulangerie avec son père, dormait quelques heures puis rejoignait en début d’après-midi Eugénie pour assister au cours de Monsieur Dutilleul. Jamais il ne s’était plaint de ses journées harassantes. Il ne savait que trop ce que son père déciderait. En aucun cas il ne voulait mettre fin à ses cours et faire de la peine à son père en cessant son apprentissage. Basile avait pris le parti de patienter. Il était aux côtés d’Eugénie, cela valait tous les sacrifices du monde.
Puis durant l’année 1813 tout s’était précipité, Napoléon avait encore fait appel à la conscription. Les nombreuses pertes humaines des guerres précédentes avaient décimé les troupes. Il fallait renouveler les hommes pour l’année 1814. Gustave faisait parti des jeunes à être appelé et dans le même temps le comte avait décidé de faire rentrer Eugénie dès son seizième anniversaire au couvent des Ursulines afin de parfaire son éducation dans tous les domaines incombant à une jeune fille pouvant prétendre à être mariée.
Eugénie fêterait ses seize ans en octobre de cette année tandis que Basile venait d’avoir seize ans le 21 janvier de la même année.
Ni l’un ni l’autre ne voulait être séparé et même si l’envie de s’enfuir ensemble leur était apparue comme une évidence, ils savaient que cette solution n’était pas envisageable.
Quoi qu’il adviendrait ils s’étaient promis de rester fidèles l’un à l’autre et de s’écrire tous les jours. Il était convenu qu’Eugénie devait éconduire tous ses prétendants jusqu’à ce que Basile rentre après avoir fait fortune. Mais où allait-il bien pouvoir aller pour réaliser son vœu. Il était en pleine réflexion à la boulangerie en compagnie de son père lorsque Gustave accouru leur annoncer la nouvelle. Les conscrits engagés pour l’année 1814 pourraient devancer l’appel et être enrôlés dès le mois de mars 1813. Le choc fut terrible pour Basile, si son ami partait prématurément ses plans tombaient à l’eau. Il avait repoussé l’annonce à son père de sa volonté de partir courir le monde. Désormais il devait faire au plus vite. Et décida qu’à son tour il s’engagerait. Le comte avait beaucoup de respect pour les soldats, c’était peut-être sa chance. Pour s’engager volontaire à seize ans il avait besoin de l’accord de son père. Très vite il échafauda un plan qui consistait à demander au comte son soutien et son intercession auprès de son ami. Il devait également prévenir Eugénie. L’idée d’être un temps séparé d’elle lui était insupportable mais malheureusement nécessaire. Leur avenir en dépendant.
Nous étions fin janvier et le temps pressé pour tout organiser. Le jour même Basile et Eugénie parlèrent longtemps et pleurèrent aussi beaucoup. Elle soutint son bien-aimé auprès de son père, le comte ne pouvait rien refuser à sa fille adorée ; et si elle avait un temps tenté de convaincre Basile qu’il finirait par l’accepter en tant que prétendant, elle avait du reconnaître que malgré l’amour et peut-être même à cause de l’amour qu’il avait pour elle, il refuserait certainement la demande de Basile, qu’il aimait par ailleurs énormément. La question n’était pas là, lui n’était que le fils du boulanger alors que sa fille pouvait prétendre à un beau mariage, déjà de nombreuses relations du comte avaient émis quelques souhaits dans ce sens. Jusqu’à présent le comte n’avait pas voulu en parler plus avant, il considérait que sa fille était encore trop jeune pour cela. Il voulait aussi continuer à la garder encore un peu auprès de lui. Bien qu’il aimât ses trois enfants, il avait une petite préférence pour Eugénie, Marie-Louise était une jeune fille fragile et réservée, souvent alitée pour des motifs qu’il ne validait pas toujours. Toutefois son épouse prenait systématiquement sa défense, la perte de sa maman pouvait expliquer son état disait-elle. Quant à Gustave c’était un garçon qu’il adorait mais qui ne lui donnait pas en retour autant d’affection.
Durant les jours qui suivirent Marie-Elise s’attela avec ses domestiques à préparer les trousseaux de Gustave et de Basile puisqu’elle était dans la confidence. Cependant tant que Jean n’était pas au courant des intentions de son fils, la chose devait rester secrète. Eugénie elle-même prépara quelques linges susceptibles d’être utiles à son bien-aimé. Elle lui confectionna en secret également des mouchoirs brodés à ses initiales avec ses mèches de cheveux ainsi qu’un cache-nez. Puis elle proposa son concours à sa mère pour l’aider.
Le temps passa et Jean finit par accepter le départ de son fils. Le rôle que joua le comte fut décisif malgré tout. Le mois de février fila comme un éclair et le jour du départ arriva. La veille Eugénie et Basile ne cessèrent de pleurer. Et son père commençait à regretter sa décision. Tant de jeunes n’étaient pas revenus qu’il était terrorisé à l’idée qu’il puisse lui arriver quelque chose. Toute cette journée des souvenirs pénibles lui revinrent en mémoire comme les deux années où il n’avait pas été à la hauteur de son rôle de père et avait volontairement délaissé son enfant à la mort de sa femme. Tous ces rappels du passé lui avaient donné le courage d’aborder enfin avec son fils cette étape de sa vie dont il n’était pas fier. Père et fils s’enlacèrent et versèrent quelques larmes. Chacun avait beaucoup d’affection pour l’autre et c’est en paix avec eux-mêmes qu’ils prirent congés. Le père heureux d’avoir enfin crevé cet abcès qu’il portait depuis tant d’années le fardeau, le fils ravi d’être compris par son père qu’il avait mis dans la confidence à propos de ses projets en vu de pouvoir un jour prétendre à obtenir la main d’Eugénie. Le père avait soutenu le fils, le fils avait conforté l’amour qu’il avait pour son père.