En claquant la porte, Margaux se dit que dès qu’elle aura un instant, elle appellera Elise pour lui demander si elle serait d’accord pour l’héberger quelques temps. Elle a besoin de prendre du recul avec tous les incidents qui sont arrivés. Et cette maison lui rappelle trop François. Ensuite, elle en discutera avec Valérie. Si elle souhaite rester à Nancy puisqu’elle a trouvé un travail, Margaux pourrait lui proposer de lui laisser sa maison quelques temps…
En milieu de matinée, elle prend quelques minutes pour effectivement joindre sa tante Lise qui est très heureuse d’apprendre qu’elle sera bientôt de retour à Clermont-Ferrand. Elise se réjouit de retrouver enfin sa nièce et lui confirme qu’elle sera la bienvenue dans sa maison, qui n’est autre que la sienne, sa chambre de jeune fille n’attend qu’elle. La disparition d’Emilie puis le départ de Margaux ont laissé Elise toute seule ces dernières années et elle s’était sentie si fatiguée et lasse, qu’elle avait craint de disparaître sans avoir eu le loisir de revoir sa nièce, sa seule et unique véritable famille. Depuis sa rencontre avec la mère de Margaux, vingt-cinq ans auparavant, Elise n’avait jamais failli à son rôle de tante, d’adoption certes, mais certainement tout aussi présente et compétente que n’importe quelle tante dont la filiation aurait été reconnue par le lien du sang. La preuve en était que Margaux n’avait, depuis la mort de sa maman, eu aucun lien avec sa famille du côté maternelle, ses grands-parents comme leurs deux autres enfants, frère et sœur d’Emilie. Aucun d’eux n’avait jugé bon de venir à l’enterrement de leur fille ou sœur bien qu’ils aient été prévenus. Margaux s’était persuadée qu’elle n’avait rien fait non plus pour renouer des liens en demandant son émancipation à la disparition de sa mère. Or elle ne connaissait pas les membres de cette famille qui n’avait pas tenté de retenir sa maman lorsqu’ils avaient appris qu’elle était enceinte. Ils ne lui avaient laissé aucune chance à l’époque, et ils l’avaient pour ainsi dire poussée à partir. Les montagnards jurassiens qu’ils étaient ne pouvaient accepter cette honte. Elise avait également quitté le Jura pour ces raisons, non pas qu’elle ait été enceinte, la simple idée de cette étroitesse d’esprit l’avait révoltée. Elle, contrairement à la mère de Margaux, n’était pas dans une situation qui l’avait obligée à partir, toutefois elle ne supportait plus la promiscuité dans laquelle elle vivait dans son petit village de montagne où tout le monde épie son voisin et où personne ne pouvait rien faire sans que la communauté dans son entier ne soit au courant. Elle avait expliqué à Margaux et Emilie à maintes reprises que personne là où elle vivait ne pouvait faire un geste sans être surveillé et jugé. C’était la raison qui l’avait poussée à partir un jour alors qu’elle n’avait que vingt ans. En 1936, Elise faisait partie de ces jeunes femmes libres de l’entre-deux guerres, elle aurait voulu rejoindre l’océan Atlantique avec ses marais et son air iodé dont elle rêvait, or le destin en avait décidé autrement. Elle avait rencontré sur son chemin dans un petit village aux portes de Clermont-Ferrand un intellectuel, fils de paysan, qui avait su conquérir son cœur. C’était ainsi qu’elle était restée ici avec lui jusqu’à sa mort. Il avait trente ans de plus qu’Elise et leur couple avait fait couler beaucoup d’encre car ils ne s’étaient pas mariés, et à cette époque l’union libre faisait jaser. L’un comme l’autre s’en fichaient. Ils étaient tous deux des originaux en marge de tout le monde tant dans leur apparence que dans leurs idéaux. Marcel, le compagnon d’Elise était toujours vêtu d’une longue gabardine en cuir noir, avec de grandes bottes qui lui montaient jusqu’aux genoux. Il portait la barbe et un couvre-chef sur la tête. Quand elle l’avait rencontré il était professeur d’histoire. Ils s’étaient croisés dans les rues de Clermont-Ferrand durant une manifestation organisée par la ligue des jeunesses communistes. Au détour d’une rue, Elise s’était vu embarquer dans le défilé du 1er mai 1936. Jamais elle n’avait eu l’occasion de voir ce genre de réunion. Elle avait été fascinée par les cris, les revendications et ce mouvement de masse qui réunissait des gens de tous âges. Il y avait bien plusieurs milliers d’élèves des facultés, des lycées, avec des banderoles qui proclamaient : « Les étudiants avec le peuple ». En milieu de matinée au centre de la ville, le cortège avait grossi, un peuple dans toute sa diversité s’y était retrouvé. Il y avait là des adolescents, des gens plus vieux, des ouvriers et ouvrières de chez Michelin et d’autres usines de caoutchouc et de produits chimiques de la région. Ils étaient tous là pour manifester contre les années de privations et d’épuisement. Les plus jeunes avaient maquillé leurs lèvres avec un rouge vif qui tranchait avec leur visage fatigué. Les plus âgés avaient revêtus des blouses de travail. Le 1er mai 1936, qu’elle avait vécu à Clermont-Ferrand fut le premier et le seul qui compta vraiment dans sa vie même si chaque année par la suite, Elise et Marcel avaient régulièrement participé à tous les 1er mai qui avaient suivi. Ce premier 1er mai revêtait pour elle une importance particulière, c’était celui de sa rencontre avec Marcel, il se situait entre les deux tours des scrutins qui se soldèrent par la victoire électorale du Front populaire. Parmi tous ces gens, Elise ne dénotait pas, bien au contraire, elle se fondait dans la masse. Toute cette excitation l’avait enthousiasmée. Jamais dans son village, une telle situation ne s’était déroulée. De ce jour-là, ils ne s’étaient plus quittés avec Marcel, et pourtant ils n’avaient pas souhaité se marier. Elise avait dit à Emilie puis à Margaux lorsqu’elle fut en âge de comprendre, qu’ils se sentaient bien plus attachés l’un à l’autre que la plupart de leurs relations unis par les liens du mariage, qui n’avaient pas hésité à divorcer au fils des années. Margaux pensait que c’était ce côté qui avait séduit sa mère le jour où elle l’avait rencontrée. Et vraisemblablement elles s’étaient plu mutuellement pour ces raisons. Emilie était, elle aussi par certains côtés, anticonformiste. En se remémorant ces souvenirs Margaux a les yeux pleins de larmes, elle aurait tant aimé avoir sa mère aujourd’hui à ses côtés, elle lui manquait tellement.
Sa décision était prise. Le soir-même, en rentrant, Margaux expliquerait ses projets à son amie. Il est vingt-deux heures lorsque Valérie envoie un message à Margaux : « Suis prise jusqu’à minuit, désolée, à demain, bise, Valérie ». Ces trois lignes permettent un répit de quelques heures à Margaux avant de l’affronter. Elle est étonnée de réagir ainsi. Jusqu’à ces derniers temps, elle n’a pas été si critique vis-à-vis de Valérie. Or cette dernière année passée en sa compagnie l’a totalement étouffée. Margaux a l’impression de ne plus être totalement chez elle. Quoi qu’elle décide de faire, Valérie s’organise systématiquement pour être à ses côtés. A y repenser, elle n’agit pas pour lui être désagréable, au contraire, pourtant Margaux a l’impression d’être si couvée qu’elle a du mal à faire quoi que ce soit seule. Et c’est cette solitude qui lui manque. Avec François bien qu’ils aient toujours été ensemble, ils n’étaient pas l’un pour l’autre une entrave. Ils avaient leur espace, leur passe-temps où chacun s’octroyait suffisamment de liberté pour se sentir à la fois proche et indépendant.
Après un dîner léger sur le pouce, Margaux se décide à regagner sa chambre. Comme la veille, elle s’assied au pied de son lit et ressort le carton contenant les lettres de François. Celle qu’elle ouvre fait suite aux vacances de Pâques, ces fameuses vacances où ils s’étaient embrassés. Elle aurait pu choisir de reprendre là où elle en était restée la fois précédente, juste après les vacances de février où malheureusement rien de ce qu’elle attendait ne s’était produit. Elle aurait le temps d’y revenir, pour l’heure, la lettre qu’elle vient de déplier évoque trop de merveilleux souvenirs pour ne pas poursuivre sa lecture. Cette année-là, ils ne s’étaient plus vraiment quittés de la journée, ils naviguaient matin et après-midi et passaient désormais leur temps libre ensemble, soirées comprises. Ce n’était qu’à l’extinction des feux qu’ils se séparaient pour rejoindre chacun leur dortoir. François était un garçon très sérieux et n’avait guère eu de geste déplacé hormis ce baiser qui devait les unir à tout jamais. Quant à Margaux, elle vivait sur un petit nuage sans pour autant être démonstrative. Après sa réaction impulsive au baiser de François qui l’avait poussée à lui rendre son baiser, ils n’avaient ni l’un ni l’autre pris les devants pour reproduire ce geste, somme toute naturel pour des adolescents. Mais étaient-ils des adolescents comme les autres ?