C’est un morceau très pointu que je n’avais jamais réussi à maîtriser. J’étais déchiré entre l’admiration et la jalousie. L’avenir m’apparaissait sous les couleurs les plus sombres : deux pianistes dans la même maison, c’est très, très difficile. Si en plus, l’un d’eux est une araignée géante dopée aux boissons énergisantes, c’est très, très déprimant.
Commença une période noire. Nous nous partagions l’instrument. Je travaillais tous les matins. Manini tous les après-midis. Il avait fallu lui confectionner un siège pour qu’elle puisse utiliser ses huit pattes en toute liberté et parfois ses deux chélicères dans les morceaux les plus ardus. J’avais récupéré dans une casse, un siège de pilote de rallye et je lui apprenais à s’y sangler étroitement.
Mais il me fallait me rendre à l’évidence : Manini progressait rapidement, beaucoup plus rapidement que moi. C’était déjà une virtuose alors que je n’étais qu’un bon pianiste. Ses journées passées juchée sur mon épaule lui avaient permis d’acquérir une excellente maîtrise de la lecture musicale. Son sens du rythme était incomparable. Ses pattes musclées et sensibles lui permettaient toutes les nuances. Son rubato était incomparable.
J’eus beau m’échiner, travailler comme une bête : rien n’y faisait. Elle avait plusieurs longueurs d’avance sur moi et l’écart ne faisait que croître.
Je changeais de répertoire, me lançait dans le jazz. Peine perdue. Elle me suivit sur ce terrain et ses interprétations étaient plus émouvantes que celles de Miles Davis.
Un orgue fit même son apparition à la maison. Peine perdue également : avec ses huit pattes et ses deux chélicères, elle maîtrisait mieux l’instrument que moi avec mes dix doigts et mes deux pieds. La mort dans l’âme je mettais fin à ma carrière.
L’ARAIGNEE QUI VOULAIT DEVENIR PIANISTE – chapitre 9
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