L’ARAIGNEE QUI VOULAIT DEVENIR PIANISTE – chapitre 20

Oh, elle avait un solide appétit. Quand elle parvenait, lors de ses virées nocturnes, à se saisir d’un Terre Neuve ou d’un Saint Bernard, elle le siphonnait en un instant des trois quarts de sa substance. Ensuite elle rotait et il lui arrivait de ramener la carcasse auprès du piano. Ces jours là, ce qu’elle détestait, je l’appelais Manini peau de chien. Ce n’était pas le moment de faire ce genre de blague. Dans sa déception et sa fureur, je crois qu’elle se serait jetée sur moi.
Devant son désespoir, l’abattement avait succédé à la colère, une idée saugrenue germa dans le recoin le plus sombre de mon esprit. Elle ne mangeait plus, elle ne bougeait plus, le piano restait muet. Une ambiance sinistre s’était emparée de la maison. Au printemps, ce qui ne s’était pas produit depuis plusieurs années, on entendit à nouveau miauler des matous en chaleur dans les jardins mitoyens. La situation était grave. N’avait-elle pas déjà une fois, tenté de se laisser mourir ?
Toute petite alors, devant cet énorme piano qui restait muet sous ses pattes trop frêles, elle avait crû voir son rêve de pianiste s’évanouir.
Et aujourd’hui, c’était l’inverse et la même chose : devant cette énorme femelle, les mâles trop frêles s’enfuyaient comme les notes hier s’étaient enfuies et son rêve de maman s’évanouissait.
Ce sont les rêves inatteignables qui nous tuent.
Alors comme aux temps anciens, je m’approchais d’elle et lui parlais : “Manini, veux-tu qu’avec toi je m’accouple ?”. Je vis comme je vous vois des larmes et de l’émotion dans ses huit yeux. Elle rougit aussi un peu et dit d’une petite voix : “oui”.
Le regard de l’araignée est complexe et subtil. Peu d’humains le supporte. La plupart détourne les yeux. Car il y a là une exigence de vérité qui ne supporte pas le moindre mensonge.