Toute la question fut ensuite celle du mâle. Toutes les araignées mâles du quartier avaient vu Manini chasser. Ils connaissaient sa robustesse et sa rapidité extrême. Par ailleurs comme toute araignée mâle normalement constituée, intellectuellement parlant, ils avaient tous entendu parler de la rumeur : la dévoration du mâle par la femelle à l’issue de l’accouplement. Une rumeur difficile à vérifier puisque très rares étaient les survivants. Et puis c’était quand même difficile à croire et quelque peu vexant pour leur amour propre.
Pour ces deux raisons, et vu la taille écrasante de Manini par rapport à la leur, à son passage, soit ils se terraient prudemment dans des trous, soit ils maintenaient une distance de sécurité minimum de trente mètres.
Difficile dans ces conditions d’envisager un accouplement. J’avais bien entendu parlé d’araignées mâles projetant à distance leur sperme sur la femelle, mais trente mètres, il ne faut pas exagérer, c’était rédhibitoire.
Et puis de toute façon, le premier problème à régler était celui de la différence de taille. On ne peut pas accoupler un mâle de cinq grammes avec une femelle dépassant les vingt sept kilos, soit 27 000 g, un rapport de 1 à 5 400. C’est comme si un homme de 80 kg s’accouplait avec une femme de 432 000 kg. L’obésité a ses limites. Monstrueux et inenvisageable.
Il fallait donc faire grossir un mâle. J’en capturais trois. Manini vint les voir, tua les deux premiers et dit du troisième ce sera le père. Le bougre, bien qu’assez fier, n’en menait pas large.
Je l’installais dans un terrarium, à côté du piano et partis acheter des boissons énergisantes. Ces achats furent longs et coûteux. C’était devenu un produit illicite très difficile à se procurer. Tout ça venait de l’époque du coming out de Manini. Pour éviter que d’autres araignées ne suivent le même chemin, ces produits avaient été prohibés. On pouvait encore en trouver, mais sous le manteau et très chers.
Ainsi fut fait. Notre petit mâle eu droit à son distributeur automatique de Redbul et ma fois, cela ne lui déplaisait pas. Il y revenait plusieurs fois par jour.
Le pèse lettre refit son apparition. C’était à chaque fois la corrida pour attraper la petite bête. Manini avait beau lui faire les gros yeux, il se cachait dans tous les recoins du terrarium. Il fallait à chaque fois en venir aux menaces : ma pianiste faisait cliqueter ses chélicères pour que la terreur le paralyse et qu’enfin je puisse m’en saisir.
Au bout de cinq semaines, aucun changement de poids et même une légère diminution de 5,2g à 5,1g. Nous étions inquiets mais nous armâmes de patience. Six mois plus tard, il pesait 4,8g. La terreur que lui inspirait Manini le faisait maigrir. Nous changeâmes de marque de boisson, rien n’y fit. Soit Manini était un cas unique, soit les formules de ces boissons avaient été modifiées et celles-ci n’avaient plus aucun effet sur le métabolisme arachnéen. Manini se saisit du père putatif amaigri et le fit passer de vie à trépas.
L’ARAIGNEE QUI VOULAIT DEVENIR PIANISTE – chapitre 19
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