Eléanne attendait, seule. A quelques pas de là, Leel se chamaillait avec un garçon qu’Eléanne ne connaissait que de vue. Elle leva les yeux au ciel : son amie la désespérait par moment. Cela faisait à peine une heure qu’elles attendaient le convoi et voilà que déjà elle cherchait les ennuis. Elle se rapprocha discrètement et tendit l’oreille pour mieux entendre leur conversation.
– Je te dis qu’on ne prendra pas de vaisseaux. Le convoi sous-marin est réquisitionné pour nous emmener à la capitale ! soutenait Leel.
– On verra bien, rétorqua le jeune homme. Mais j’ai vu de drôles d’engins de ferraille passer dans le ciel il y a moins d’un quart d’heure. Suis-je bête, se dit-il en se frappant le front, c’étaient probablement des oiseaux de métal…ils ont du évoluer dans la nuit…
– Elid, tu es un idiot ! soupira Leel. Nous sommes à quelques centaines de kilomètres de Nealia. Tu penses vraiment vu le peu de vaisseaux disponibles qu’ils ne vont pas aller chercher en priorité les jeunes d’Aresterone ou de Mez-Arit ?
Elid ne répondit pas. Il se contenta de froncer les sourcils partager entre la frustration de ne pas effectuer son premier vol aujourd’hui et l’argument implacable de son interlocutrice.
– Raah, et puis tu m’énerves…
Leel tourna les talons et s’éloigna. Le jeune homme fit de même et s’écarta du petit groupe. Chacun allait probablement faire sortir les tensions qui les agitaient depuis un moment. Tout le monde l’avait perçu, Eléanne mieux que quiconque, mais ils s’étaient tous gardés d’intervenir. Eux-mêmes étaient en proie à des sentiments tumultueux mélangeant peur et excitation. Au mieux, ils auraient pu offrir l’Accolade et laisser l’autre déverser son trop plein d’émotions.
Cette pratique était courante dans la vie quotidienne. Ces jeunes gens s’étaient souvent ouverts aux autres pour écouter leurs sentiments au cours de leur vie. Depuis des générations, les Eavas pratiquaient l’Accolade ; cela permettait à tous de s’exprimer et créait un lien indéfectible au sein de la société. Mais parfois, à l’instar de Leel et d’Elid, certains préféraient s’isoler.
Eléanne regarda autour d’elle. Le sentiment de nostalgie était passé. Elle souriait en regardant la vieille école qu’elle quittait à présent. L’air était chargé de sel provenant de la mer de l’autre côté de la ville. A l’automne, les vents tourneraient amenant avec eux l’odeur musquée des montagnes. A plusieurs kilomètres de là, elles s’élevaient, jeunes et arrogantes. Leur taille gigantesque – plusieurs milliers de mètre – dominait le paysage à l’est d’Egélian. Eléanne avait grandi dans ce cadre fabuleux, mais elle ne le regretterait pas. Au contraire, elle se nourrirait de cette vision de la montagne magnifique quand le doute l’assaillirait. Car elle douterait, c’était certain, comme elle l’avait fait ce matin après avoir vu Akyla. Elle continuait de sourire. Et la montagne semblait lui sourire également tandis que la lumière du soleil descendant cherchait à s’agripper à ses neiges éternelles.
L’arrivée de la navette mit fin à cet instant de contemplation. Bien qu’un peu ancienne, elle était assez grande pour emmener plusieurs dizaines de personnes. Eléanne monta, suivie par Leel, et elles allèrent s’asseoir au fond du véhicule. Une fois le dernier jeune harnaché au moyen de sangles puissantes, la navette démarra en tombe, plaquant ses passagers au fond de leurs sièges. D’autres navettes passeraient prendre ceux qui n’avaient pu monter.
Le paysage défila rapidement pendant quelques instants puis ils se retrouvèrent au-dessus du sol dans un conduit transparent qui parcourait la ville. Cette dernière était véritablement sillonnée par ces corridors. La navette accéléra un peu plus dès qu’elle fut en ligne droite.
Ils faisaient partie des derniers arrivés au point de rendez-vous, à quelques centaines de mètres du bord de mer. Certains jeunes présents n’étaient visiblement pas de leur ville. On distinguait des élèves portant la tenue des écoles de Lutmia, une cité plus au sud, à l’intérieur des terres. Ils semblaient avoir déjà parcouru plusieurs kilomètres. Egélian était visiblement le point de rassemblement du continent Est. Les vaisseaux de transport avaient été réquisitionnés pour l’autre continent, à l’ouest. C’était là qu’on trouvait les villes fondées depuis seulement une vingtaine d’années à l’instar d’Aresterone au nord ou de Mez-Arit, la cité des sables, au sud. Cette dissémination des cités eavas avaient été le meilleur moyen d’assurer la survie du peuple lors de la conquête d’Elys. Le voyage vers la capitale Néalia se ferait donc par voie terrestre en passant par le tunnel qui reliait l’île de Néalia au continent.
Eléanne jeta successivement un œil à Leel et à Elid ; une certaine déception se lisait sur leur visage. Ni l’un, ni l’autre n’avait raison finalement.
Comme pour confirmer la pensée d’Eléanne, un magnifique train blanc jaillit à quelques mètres de là suivit aussitôt d’une bourrasque qui manqua de faire tomber plusieurs personnes. Le skansen avait moins l’air d’un train que d’un missile. Sa forme fuselée et presque cylindrique était conçue pour percer l’espace, et il était d’une blancheur étincelante pareille à de l’ivoire poli. Le véhicule ne touchait même pas le sol. Il restait suspendu au-dessus d’une trace d’un noir ébène qui faisait office de rail.
Beaucoup de curieux, la surprise passée, s’étaient approchés de l’immense machine. La plupart de ceux qui s’avancèrent venaient d’Egélian. Ceux des autres villes, eux, demeuraient en petits groupes. C’est à peine s’ils avaient tourné la tête à l’arrivée du mastodonte. Il était fort probable qu’ils aient également bénéficié d’un tel moyen de transport pour rallier Egélian. Les voyages en skansen étaient réputés pour être rapides mais éprouvant. Il est vrai qu’à plus de trois mille km/h, la pression écrasait littéralement le passager dans son siège. Ce dernier avait alors quelques difficultés à admirer le paysage… La perspective d’un tel voyage n’enchantait guère Eléanne. Certes, jusqu’au tunnel, le skansen devrait modérer son allure mais la vitesse resterait impressionnante.
Progressivement, chaque jeune se dirigea vers le mastodonte. Le skansen était particulièrement gigantesque. Il écrasait de sa hauteur la foule qui s’agglutinait à ses pieds. Eléanne, friande de livres en tout genre, avait lu que sa hauteur équivalait à un immeuble de quatre étages. Quant à sa longueur, de là où elle était, elle n’en voyait aucune extrémité. Pourtant, malgré ses mensurations imposantes, ce bolide demeurait aussi silencieux que le vol d’un papillon.
Un rayon de soleil se refléta sur la paroi métallique et aveugla Eléanne. Elle leva la tête et vit que le ciel se couvrait progressivement. Le soleil disparut finalement derrière les nuages alors que les portes se refermaient sur la jeune femme. Leel avait disparu ainsi que ses autres amis. Par la porte transparente, elle regarda les familles envoyer leurs derniers baisers. Un pincement au coeur la saisit devant ce spectacle, une légère amertume de s’être fait dérober son baiser d’adieu. Les bras s’agitaient sur le quai. Quelques-uns leur répondaient depuis le train. Il était d’usage que les familles assistent à la cérémonie. Mais ces familles-là ne seraient pas réunies ce soir. Le skansen démarra, Eléanne pensa à ses parents.