Le voyage fila à toute allure. Le skansen ralentit sa course en entrant sur l’île de Néalia. Le changement de rythme réveilla les jeunes endormis qui ouvrirent leurs yeux d’émerveillement. Beaucoup découvraient le cœur de la civilisation eavas pour la première fois. Les paysages avaient su être préservés : telle avait été la volonté des nouveaux arrivants, quelques décennies auparavant. Le visage collait aux vitres, la plupart avait les yeux grands ouverts devant un tel spectacle. Le skansen lui-même faisait pâle figure à côté des immenses arbres qui semblaient l’accompagner dans son voyage.
Leurs branches se balançaient au gré du vent laissant parfois passer les rayons du soleil. Certains avaient commencé à revêtir leurs atours pour le grand final qui allait débuter. L’automne encore jeune les enlaçait un à un. Il les parait de feu. L’intérieur du train s’embrasa, il fallait fermer les yeux par moment tant les couleurs vives éblouissaient de soleil les jeunes humains béats d’admiration. C’était une véritable haie d’honneur dressait pour leur arrivée. La procession dura un temps, puis le paysage s’ouvrit. Ils distinguèrent au loin la haute montagne de Kibo qui dominait la capitale de toute sa majesté. Autour d’eux, la nature avait gardé son attrait sauvage.
Des champs de fleurs s’étalaient maintenant autour d’eux. Elles étaient magnifiées par les rayons du soleil. Leur reflet donnait au Skansen des allures d’arc-en-ciel. Quelques habitations firent leur apparition. Plus personne n’était assis, tous se tordaient le cou pour tenter d’apercevoir en premier les murs de la cité.
La vitesse décroissait lentement. Peu à peu, le nombre de maisons augmentaient gagnant du terrain sur la plaine. Les étendues agricoles avaient pris la place des fleurs sauvages. Au milieu, des champs serpentaient des chemins de terre, puis des routes. Des drôles de petites collines s’érigeaient çà et là trahissant la présence des habitants de l’île. Quelques jeunes gens se collèrent le visage à la fenêtre intrigués par cette demeure traditionnelle eavas. Il y en avait un grand nombre autour de la capitale. Avec leur toit d’herbe, elles semblaient sortir de terre naturellement. C’était toute la fierté de leurs habitants qui se targuaient par ailleurs de vivre en adéquation avec la nature ; les murs de terre et le toit d’herbe protéger du froid en hiver et de la chaleur en été sans qu’aucune énergie extérieure ne soit nécessaire.
Soudain, le ciel s’assombrit. Les hauts murs de la capitale cachèrent le soleil aux voyageurs l’espace d’un instant. Le Skansen, essouflé, achevait son périple en ronronnant. Après l’émerveillement des campagnes, Elianne et ses compagnons purent admirer les constructions gigantesques de la cité. Le gigantisme n’était pas une chose dont raffoler les Eavas, mais à l’instar des Elegents, ils s’étaient appuyés sur des morceaux de leur arche spatiale pour bâtir les fondements de leur capitale. Ainsi, certains bâtiments de cette époque avaient une dimension colossale. Cela impressionnait particulièrement les arrivants venant des cités modestes de l’Est comme Mez-Arit ou Aresterone.
L’admiration céda la place à l’agitation. Chacun rassemblait ses affaires. Si la vitesse était le point fort du Skansen, l’espace ne l’était pas. Les jeunes gens tentaient de se faufiler au milieu de leurs congénères, tout le monde était pressé, la quiétude s’était envolée. Il fallait être efficace. Eléanne, elle, attendait à sa place. Elle avait perdu Leel des yeux. Peu à peu la cohue devint moins dense. La jeune femme put se faufiler jusqu’à son bagage à l’autre bout du compartiment. C’était une valise en carbone de taille moyenne, tout ce qu’il y avait de plus classique. Elle la chercha des yeux un moment persuadée qu’elle l’avait rangée de façon à ce qu’elle soit accessible facilement. Cependant, elle ne la trouva pas dans l’étagère. Quelqu’un avait dû prendre sa place. Probablement le propriétaire de cet énorme sac rouge d’un autre âge. Il était usé et ne bénéficiait pas à coup sur de la compression automatique que l’on trouvait désormais dans la plupart des bagages. Elle inspecta tous les niveaux de l’étagère à bagage sans résultat. Dehors, la foule des futurs novices se rassemblait, une voix masculine donnait des indications sur le quai mais Eléanne n’en distinguait pas les termes. Elle s’évertuait à chercher.
L’étagère se vidait progressivement et toujours pas de valise couleur crème. Il lui fallait regarder ailleurs. Elle fit un tour sur elle-même inspectant les recoins du compartiment d’un rapide coup d’œil. Elle ne le vit pas tout de suite mais après un second passage, un reflet métallique retint son attention. Elle sourit en reconnaissant la petite sculpture en métal que son père lui avait donné pour ses sept ans. Elle représentait une femme aux cheveux longs tenant dans sa main une sphère sur laquelle étaient gravés des signes étranges. Son père ne lui avait jamais expliqué leur signification, s’il y en avait une. Il lui avait seulement dit qu’elle la guiderait sur son chemin. Depuis lors, elle faisait office de porte-bonheur, seul lien avec sa famille désormais.
Eléanne secoua la tête. Elle s’empara prestement de sa valise cachée derrière un siège sans se préoccuper de savoir comment elle avait atterri là. Puis, elle descendit du train. L’agitation était à son comble sur le quai. Pourtant, on dénotait une certaine organisation. Chacun allait à un endroit bien précis ; on se réunissait par lieu de provenance. Eléanne chercha en vain Leel et les autres jeunes d’Egélian. Elle se retrouva dans un groupe qui portait une tunique de cuir rouge arborant l’emblème de Sodorr. Peu importait se dit-elle après tout, les consignes seraient probablement les mêmes pour tous.
Effectivement, un sous-officier vint se placer devant chaque groupe. Eléanne tourna la tête à droite puis à gauche mais elle ne put apercevoir ses amis. Par contre, le quai était rempli. De chaque côté, cette foule aux couleurs bariolées s’étendait à perte de vue. Cela ne manqua pas d’impressionner la jeune femme. Même si elle ne venait pas d’une petite cité, elle n’en était pas moins subjuguée par le nombre. Le sous-officier parlait, Eléanne grâce à sa grande taille distinguait son visage. Il semblait plutôt jeune : quelques années de plus qu’elle tout au plus. Il expliqua brièvement le déroulement de la soirée. C’est à ce moment qu’Eléanne remarqua la lumière orangée qui enveloppait la ville Elle leva les yeux et aperçut les veriades qui demeurait immobiles plusieurs mètres au-dessus de leurs têtes. Ces petits drones de métal générait automatiquement un léger champ de force en cas de mauvais temps mais laissaient passer la lumière et la chaleur du soleil la plupart du temps.
Eléanne avait manqué les explications. Elle soupira et chercha une fois encore son groupe sans succès. Tout ce qu’elle avait pu entendre c’est que la totalité des futurs novices allaient marcher jusqu’au dôme à travers la ville. La procession du solstice était un événement qui chaque année rassemblait un grand nombre de personnes dans la capitale. A cette occasion, les citoyens encourageaient les jeunes et parsemaient leur parcours de décorations et de messages de soutien. Depuis quelques années, le parcours était connu à l’avance si bien que les citoyens formaient des haies d’honneur jusqu’à l’arrivée au dôme. C’était une façon de leur souhaiter bienvenue dans la société car au dôme seules les familles qui avaient fait le déplacement pourrait siéger pendant la cérémonie.
Au sortir de la gare la clameur monta. Eléanne comme les autres furent abasourdis par le bruit de la foule qui les attendait. Son groupe était sorti parmi les premiers aussi elle pouvait voir devant elle les deux colonnes de gens qui de part et d’autre montraient la voie. Les jeunes avançaient timidement, notamment les premiers, mais s’ils étaient trop lents les officiers qui les accompagnaient leur disaient de presser le pas. Les têtes tournées en tous sens pour admirer la ville en fête.
Les immeubles et maisons sur leur passage étaient décorés. Certains arboraient les blasons de certaines villes en étendard. D’autres avaient peint leur façade de maison ou utilisaient des hologrammes. En plus des blasons, on voyait également représenté les déesses jumelles, dont le culte était très répandu chez les Eavas. Elles apportaient la sagesse et la volonté aux participants de la cérémonie. Des rubans de couleurs flottaient aux balcons. De ces mêmes balcons et de la foule amassée sur les côtés partaient une pluie de fleurs en tissu. La tradition voulait que si l’on arrivait à en récupérer une de chaque couleur, notre voeu de noviciat serait exaucé. Par conséquent, cela entrainait quelques petits retards dans le cortège car certains essayait de ramasser les fleurs tombaient au sol. Mais un froncement de sourcil d’un sous-officier dissuadé rapidement les plus téméraires des jeunes.
A l’avant, un groupe de danseurs s’activait en une sarabande folle. Eléanne admirait leurs mouvements souples et harmonieux. Le sourire sur leur visage incitait à la confiance. En travers des rues, des panneaux flottaient où l’on pouvait lire des messages rassurants et d’encouragements. Parfois, ils laissaient la place à des messages des familles notamment celles qui n’avaient pu être là. A côté d’Eléanne, il y eut soudain des cris de joie. Un groupe d’amis de Sodorr entourés un garçon tout souriant et ému. Le message qui venait de passer à l’instant lui était destiné. Ca en devenait presqu’un jeu pour eux ; qui aurait le privilège d’avoir son nom affiché.
Le défilé continua comme cela pendant un bon moment. Peu à peu les acclamations se faisaient plus éparses, les fleurs aussi. Les immeubles avaient cédé la place aux maisonnettes. On était sorti des murs de la ville. Chaque pas faisait tombé le soleil un peu plus bas à l’horizon. Devant le cortège on pouvait distinguer désormais l’imposante masse du mont Kibo. A ses pieds se tenait le dôme, non moins impressionnant. Celui-ci était blanc comme l’ivoire. Les étendards de tous les états, républiques et royaumes de la société eavas y étaient représentés. C’était un lieu sacré. Le lieu du choix, le lieu de toute une vie. Les gardiens du dôme étaient présents, à chaque entrée. Plus loin, un espace réservé aux véhicules des familles et des transports urbains avait été aménagés. Il n’était pas encore très rempli. La cérémonie ne commencerait que dans quelques heures.
Le cortège s’arrêta. Sur une estrade, un officier s’adressa à la foule devant lui.
– Jeunes gens, la procession du solstice se termine ici. Vous avez reçu le soutien de vos anciens pour affronter les épreuves de ce soir. Il n’y a plus de retour possible. Soyez forts. Soyez en paix. Que les déesses vous apportent leurs bienfaits.
Aucun bruit n’émana de la foule à ce moment-là. Ce discours rituel perdurait depuis toujours, et même si la cérémonie n’avait pas commencé, la tradition conditionnait cette journée si particulière. Satisfait de l’attention obtenue, l’officier ajouta sur un ton plus détendu :
– Bon maintenant, je suis sur que beaucoup d’entre vous crèvent d’envie de voir un peu la capitale !
Cette fois, ce furent des exclamations de joie et des sifflements enthousiastes qui lui répondirent. Cela fit sourire le militaire.
– Alors vous avez quartier libre jusqu’à 21h, heure à laquelle vous commencerez votre nouvelle vie. Ne soyez pas en retard ! Vous trouverez des navettes un peu loin là-bas, dit-il en désignant l’espace réservé aux véhicules.
Il descendit de son estrade et de dirigea vers le dôme. Les sous-officiers se chargèrent d’accompagner les jeunes vers les navettes qui attendaient leurs occupants. Le gros de la foule se dirigea vers elles mais certains s’empressèrent de rejoindre leur famille qui était déjà arrivée.
Pour la première fois de leur vie, les jeunes allaient pouvoir faire ce que bon leur semblait. Il était coutume de sortir ensemble à cette occasion voire même d’expérimenter les joies du monde de la nuit. Désormais, ils n’étaient plus dépendants de leurs parents sans être totalement responsables vu qu’ils n’étaient pas encore entrés dans leur noviciat. Ils avaient donc deux bonnes heures de totale liberté.
Eléanne était impatiente de visiter la ville. Elle s’engouffra dans une navette. En quelques minutes, elle atteignit le centre de la capitale. Sur la place principale, tout autour d’elle, se dressait des bâtiments gigantesques. Elle ne les reconnaissait pas distinctement. La nuit était tombée et l’atmosphère avait changé depuis la procession de tout à l’heure. Les gens continuaient à s’amuser. L’arrêt de sa navette était en plein milieu de la place, et dans un angle, on pouvait voir des façades allumées où se pressaient des gens plutôt bien habillés Les restaurants commençaient à se remplir de familles et de couples de tous les âges. Les plus jeunes, eux, se dirigeaient vers une rue particulièrement animée située à l’opposé. C’est là que le gros des voyageurs de sa navette se rendirent. Eléanne suivit le groupe quand elle entendit une voix familière qui l’interpellait.
– Ah ! je te trouve enfin toi ! Où étais-tu passée ? On t’a cherché partout, questionna Leel.
Elle était accompagnée d’Elid avec qui elle s’était visiblement rabibochée et d’une autre fille qu’Eléanne ne connaissait pas.
– J’ai…je m’étais un peu perdue, j’ai juste suivi le mouvement, bredouilla Eléanne.
Sans vraiment écouter les justifications de son amie, Leel prit Eléanne par le bras et l’entraina vers la rue en effervescence. Le petit groupe commença sa visite culturelle des établissements de nuit de la capitale. Leel s’évertuait à mettre de l’ambiance, si bien que le petit groupe fut progressivement rejoint par d’autres fêtards. La rue descendait en serpentant dans la ville basse. Elle était une des rares à être composée de vrais pavés, taillés dans la roche du mont Kibo. Les autres rues ou avenues étaient généralement recouvertes de dalles cinétiques ce qui fournissait à la cité la majeure partie de son énergie. En bas de la rue, les bars se faisaient plus rares et laissaient leur place aux rêveries. Ces établissements avaient plutôt mauvaise réputation car ils laissaient libre cours aux excès en tout genre. On y trouvait toute sorte de personnages aux mœurs étranges. Il se disait même que certaines de ses rêveries étaient les repères de la secte des …..
Eléanne tenta de s’approcher de Leel. Cette dernière était bien entourée puisque plusieurs personnes, hommes comme femmes, plaisantaient et riaient avec elle aux éclats. Son rire dominait les conversations et, comme à l’accoutumée, elle ne passait pas inaperçue. L’alcool coulait déjà à flots et Leel semblait en avoir eu sa dose. Eléanne, elle aussi, avait perdu la notion du temps. Elle renonça finalement à approcher Leel. Son instinct lui disait de rentrer mais elle voulait attendre son amie. Elle sentait le vent frais venant du large qui s’engouffrait dans la ville, dans les avenues, dans les ruelles. Mais elle n’avait pas froid. Il était là, présent, tout autour d’elle sans pouvoir la saisir. La jeune femme goutait au plaisir de la torpeur et du bruit de la fête. En levant les yeux au ciel, elle aperçut un ciel dégagé, brillant d’étoiles. Elle en était presque aveuglée. Elle sentit ses jambes descendre la rue ; sa démarche était assurée malgré son état. Chaque vibration de ses pas la parcourait de la plante des pieds jusqu’à ses reins. Un pas, une respiration, l’odeur de la liberté.
Elle entra quelque part, la musique était sourde, l’odeur lourde : mélange de parfums et de sécrétions humaines, de délires et de rêves inavoués. Il y avait beaucoup de monde. Elle se frayait un passage au milieu des gens dans une demi-obscurité liquoreuse. Elle se sentait trimballée d’un endroit à un autre. Son avancée n’avait pas de but, elle ne réussissait plus à penser. Seul l’instant présent comptait désormais. Ses sensations étaient décuplées. Un nuage blanc la traversa, les parties de son corps étaient en permanence en contact avec les autres. Eléanne se laissait transporter comme dans une danse. Elle leva les yeux et vit des couples juchés sur des estrades dansant langoureusement sur une musique psychédélique : des couples de deux, de trois, de quatre… Une danse éternelle, pleine de saveurs interdites. Certains s’étaient libérés pour mieux ressentir le contact de l’autre, l’obscurité régnant ici les cachait à peine.
Une main vint se poser sur son épaule, comme une caresse. Eléanne se tourna, toujours étourdie par l’atmosphère. Face à elle se trouvait une jeune femme, à peine plus âgée. Elle avait des traits masculins, presque androgynes. Ses lèvres se posèrent sur les siennes sans prévenir. Eléanne fut surprise de cette audace et se retira presque par réflexe. Alors qu’elle observait ce visage doux et mystérieux aux traits presque parfaits, elle sentit une vague de chaleur la parcourir. Elle prenait possession de son corps. L’atmosphère enivrante lui fit faire un pas en avant, elle perdait pieds face à l’inconnue. Ses cheveux noirs coupés courts sublimaient son regard intense. La jeune femme ferma les yeux se laissant guider par ses autres sens. Elle cherchait la passion du bout des lèvres. Le plaisir était déjà là, dans l’attente assurée du contact sucré avec l’autre. Dans la distance infime qui séparait les deux corps se jouaient déjà les soubresauts d’une ivresse infinie. Soudain, un amour éphémère éclata sur la bouche d’Eléanne. Elle fuyait en elle, en lui, elle ne savait plus où ni quand. Juste le présent, juste ses lèvres pulpeuses qui portaient le gout de la victoire et de sa liberté de femme.
Elles restèrent un moment entremêlées, les yeux fermés. Eléanne sentit la main sur sa nuque rassurante, autoritaire et douce : un délice passionnel. Son étrangère glissa dans son cou, lui arrachant un gémissant vite couvert par la musique et le bruit de la fête. Cachée au milieu du monde, Eléanne succomba ; ses jambes tressaillirent, elle peinait à tenir debout. Elle lui murmurait des mots à l’oreille, des mots du langage originel où se révèle la beauté de l’âme.
Finalement, la jolie brune entraina Eléanne au fond de la salle où elles s’assirent, haletantes, presqu’épuisées. Reprenant peu à peu ses esprits la jeune fille d’Egélian porta plus d’attention aux mots de sa partenaire. La voix de cette dernière chantait presque, et elle employait des paroles mystérieuses. La tête d’Eléanne tournait toujours, elle cherchait à reprendre pied mais le désir de s’abandonner était terrible et cette voix, si mélodieuse.
– Viens à moi, viens à moi lui susurrait-elle, viens à moi dans mon voyage vers l’excellence. C’est le jour. Celui de la beauté. Je t’attendais. Suis-moi dans l’expérience complète. Ouvre tes sens, au-delà de ton corps.
Eléanne la dévisagea. Elle chuchotait des mots à son oreille tout en caressant sa joue. Son souffle chaud se mélangeait à son parfum suave. Quelques gouttes de sueur perlaient dans le cou de la novice. La voix n’était pas pressante, c’était une invitation, un choix pour la puissance. Dans l’atmosphère confinée de la salle, la température grimpait sans cesse. Les éclairs et les couleurs se confondaient avec les ombres. La lumière de l’extérieur perçait avec difficulté çà et là. Eléanne était aveuglée. Les caresses continuaient.
– Il y a tellement plus à découvrir continua la voix. Je t’emmènerai à la frontière de ton existence, tu percevras l’absolu.
– Dans quelques heures j’emprunterai un autre chemin, s’excusa presque la jeune fille.
– Mais nous avons la même direction ; nous ne faisons qu’un et pourtant nous prenons des voies courbes, différentes. La connaissance est un anneau dont il faut faire le tour complet pour se l’approprier. Je te propose l’abandon dans la quiétude, laisse toi emmener. En lâchant autour de toi les contours de ta simple présence, tu te connecteras à l’âme universelle.
Eléanne haletait. Elle fermait les yeux. Ces paroles résonnaient en elle et autour d’elle. Elle vivait déjà l’excorporation. Sensation enivrante d’absolu : le monde alentour semblait disparaitre. Non, en fait, il était sublimé. Elle sentait les énergies circulaient en cadence, affolantes. Le rythme s’emballait peu à peu, les effluves corporels la baignaient ; elle courait vers une folie consciente et merveilleuse. Ses yeux clos voyaient, son regard surplombait la salle. Les émotions libérées ici bas la traversaient de part en part. Une larme coula sur sa joue, un sourire se dessina sur ses lèvres.
– Je monte, murmura-t-elle. Je ressens la caresse délivrante d’un monde aux superbes griffes noires.
– Ressens. Vois. Je peux t’offrir cela et plus encore. Suis-moi, je vais te présenter quelqu’un.
On la saisit par la main. Eléanne fronça les sourcils et ouvrit immédiatement les yeux. Son corps lui répondait. Elle retira sa main de l’étreinte, bien décidée à ne pas se faire happer de la sorte. Elle se leva. Ses jambes étaient lourdes, encombrantes comme si elle marchait pour la première fois. Elle fit quelques pas en arrière. L’autre ne comprit pas.
– Je ne suis pas prête pour ça, contesta Eléanne faiblement. Mon chemin est déjà choisi.
– Tu as vu pourtant ce que je pourrais t’offrir…Pourquoi renoncer ainsi ? Je t’offre des ailes pour t’élever, pour te transcender.
Eléanne tiqua. Elle n’avait pas besoin d’ailes. Ses sourcils se froncèrent. Elle retrouvait progressivement sa volonté.
– Je n’en veux pas répliqua-t-elle sèchement. Je préfère arpenter ma voie en complète unité, en adhésion avec la terre-mère.
Visiblement déçue, l’inconnue soupira :
– Je ne te ferai pas la proposition une seconde fois. Si tu nous tournes le dos, il n’y aura pas de seconde chance. Sois en consciente.
Ses mots réveillèrent le soupçon chez Eléanne. Elle aperçut brièvement un symbole sur une épaule dénudée de l’étrangère. Elle persista.
– J’ai bien compris. Mais je préfère chuter en suivant mon chemin et vivre en ce monde que vous suivre dans un vol incertain vers l’absolu.
Elle prononçait ces paroles de façon presque automatique. La chaleur l’étouffait, et sa vue restait brouillée. Complètement saturée de bruits, d’odeurs et d’explosions chatoyantes, elle tituba vers la sortie. L’autre femme ne chercha pas à la retenir ; « l’expérience terrestre » comme l’appelaient ses confrères était pour les faibles. Elle avait pourtant voulu croire que cette jeune rousse au regard enflammé était une élue, comme elle. Peu importait à présent. Elle reprit une gorgée d’hydromel et s’éclipsa.
Eléanne parvint finalement à sortir. La porte s’ouvrit et l’air frais la saisit. Elle se relaxa. Peu à peu ses idées devenaient plus claires. L’espace d’un instant, elle avait cru les promesses de cet endroit fascinant, mais ces gens-là jouaient un jeu dangereux. Ils sautaient des étapes. Elle en était persuadée.
Elle continua d’avancer sous le regard de quelques personnes intriguées de voir une jeune ici. Elle n’y avait pas prêté attention jusque-là. Ils la dévisageaient, à moitié fasciné et effrayé. Alors que ses yeux s’habituaient à la luminosité de l’extérieur, qui se résumait à l’éclairage publique, elle posa le regard sur ses mains. Il lui sembla voir un mince halo de lumière qui s’estompait rapidement.
Elle retourna au bar où elle avait laissé Leel et ses fans d’un soir. Elle se fraya rapidement un chemin au milieu des gens agglutinés mais elle n’était plus là. Elle fureta jusque dans les toilettes ; personne. Légèrement anxieuse elle se demanda combien de temps elle avait pu rester dans ce bar. Cela lui avait paru si court mais si intense. Elle retourna vers la place à grandes enjambées. Là, elle put voir l’heure affichée au fronton d’un immense bâtiment : 21h10 ! La cérémonie avait déjà commencé. Eléanne s’effondra presque sur le sol. Les larmes lui montèrent aux yeux mais la tristesse fut vite remplacée par la colère. Une haine vorace contre elle-même la força à se relever. Elle n’avait pas le temps pour trouver quelqu’un, pour une accolade ou du réconfort. Elle plissa les yeux et avisa une navette sur le point de partir. Une chance ! Eléanne courut à en perdre haleine. La navette n’était pas si loin si bien qu’elle entra dans la rame en trombe. Des yeux écarquillés et quelques murmures l’accueillirent. Les rares personnes présentent rentrées chez elles à coup sur et s’étonnaient de voir une future novice à cette heure-ci . Loin de la juger, ils l’observaient discrètement prêt à l’aider si le besoin était.
Eléanne ne leur prêtait aucune attention. Elle d’ordinaire si ponctuelle, comptait, évaluait la distance qui la séparait du dôme. La rame se trainait. Tout du moins telle était son impression. Il n’y avait pas de chauffeur pourtant, pourquoi prenait-elle autant de temps à ralentir. La jeune femme trépignait d’impatience. Ses jambes bougeaient sans cesse affamées de courir, d’aller plus vite que la navette. Elles s’en croyaient capables. ! Mais Eléanne demeurait assise à l’avant, ruminant intérieurement, pestant contre elle et ses lubies de découverte. Elle dégageait de telles ondes négatives qu’instinctivement les autres voyageurs s’étaient mis en retrait, dans le fond.
Finalement, elle entrevit le dôme d’où émanait une lumière étrange. Des gardes patrouillaient alentour. Elle trotta rapidement vers la plus proche entrée. Comme elle s ?y attendait un soldat l’interpella.
– Que faites-vous ici ? aboya-t-il en s’avançant vers elle. L’accès est int…
Il ravala sa phrase quand il vit le pendentif que portait Eléanne, marque de son noviciat prochain.
– Tu es en retard lui fit-il remarquer sur un ton paternaliste. Voila près d’une demi-heure que la cérémonie a commencé. Où étais-tu passée ?
– En ville…je me suis perdue, bredouilla Eléanne qui rougissait à vue d’œil.
Par chance, cela ne faisait qu’embellir son charme naturel. Le garde soupira.
– J’espère pour toi qu’ils n’ont pas commencé la répartition car si tu as été appelé…tu auras de gros ennuis. Où est ta tenue d’apparat, novice ?
Une vague glaciale s’empara d Eléanne nouant son estomac. Elle avait complètement oublié sa tenue bien rangée dans sa valise. Celle-ci devait toujours être à côté de l’estrade là où la plupart des autres jeunes avaient déposé la leur. Mais impossible d’y retourner, il était trop tard. Le garde ne la laisserait pas rentrer si elle lui racontait cela. De plus, cela risquait d’éveiller des soupçons chez lui. Peut-être la prendrait-il pour une espionne elegent ! Elle réfléchissait à toute vitesse et se résolut à mentir, son dernier recours.
– Elle est à l’intérieur expliqua-t-elle en ayant l’air le plus naturelle possible. Je l’y ai mise tout à l’heure avant de partir.
Le garde la fixa un moment puis hocha la tête.
– Ok c’est bon, file. Il est peut-être trop tard déjà de toute façon.
Ces mots ne remontèrent pas le moral d’Eléanne qui s’empressa d’entrer dans le dôme. Une fois à l’intérieur, elle suivit un couloir qui la mena à une travée. D’ici elle pouvait voir la scène qui se déroulait en plein centre. Le dôme était plein. Les futurs novices attendaient devant, sur les premiers gradins. Ils étaient tous impeccables et silencieux tandis que le maitre de cérémonie, un homme plutôt âgé déblatérer un discours, entourés par les acolytes qui l’aidaient dans la préparation des rituels. Par moment, il récitait des paroles de l’ancien dialecte, celui parlait par les premiers hommes de l’Exode.
Eléanne détourna son regard pour le porter sur les tribunes. A sa droite et à sa gauche s’élevait deux tribunes gigantesques. Et en face d’elle, de l’autre côté, elle n’arrivait pas à distinguer les visages des personnes assises. Le dôme était vraiment gigantesque. Il ne lui avait pas paru si grand de l’extérieur. Comment retrouver Leel dans cette foule.
Elle avança à pas feutrés. Non seulement elle ne voulait pas faire de bruit dans ce silence de cathédrale mais en plus elle craignait par-dessus tout que quelqu’un l’aperçoive ce qui la consumerait de honte. Elle continua d’avancer, profitant des moments où le maitre de cérémonie s’adressait à la foule pour faire des petits pas rapides et retenant ses pieds quand il se remettait à psalmodier presque en chuchotant.
Elle était arrivée au niveau des rangs des novices. La plupart, capuchon sur la tête avait une mine empreinte de sérieux. Soudain, sur sa gauche, au deuxième rang, près de la barrière de la tribune, une capuche se releva : Leel. Un instant, Eléanne crut défaillir, mais à la vision du visage de son amie elle explosa de joie silencieusement. Elle se rapprocha rapidement d’elle.
– Qu’est-ce que tu foutais ? s’emporta Leel à voix basse. On t’a cherché partout.
Sans lui laisser le temps de répondre elle sortit de sous ses fesses une tunique semblable à la sienne sur laquelle elle s’était assise discrètement depuis le début de la cérémonie. Elle la jeta à Eléanne.
– Grouille-toi c’est bientôt fini, ils vont passer aux appels, la sermonna-t-elle.
Eléanne était surprise. Leel avait tout prévu. Sans demander son reste, elle s’éclipsa dans l’ombre pour revêtir le vêtement sacré. Elle se déshabilla à la hâte et ne garda qu’un sous-vêtement discret. La tradition exigeait que le novice entre dans sa nouvelle vie comme il était le jour de sa naissance, la bure blanche symbolisant l’âme ou l’aura entourant l’être nouveau. Avec le temps, et pour plus de commodités, la plupart des jeunes portaient quelque chose en bas.
Elle laissa ses affaires en tas dans un petit coin sombre. Et s’empressa de rejoindre Leel le plus discrètement possible ; elle avait pris soin de mettre son capuchon avant de monter jusqu’à son amie. Elle se tassa entre cette dernière et la rambarde et écouta la fin du discours du maître.
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