J’avais passé ma matinée sur mon lit, mon ordinateur devant moi, un bloc-notes sur mes cuisses assises en tailleur. Je relevais les zones d’ombres du dossier, apportant les éléments qui me semblaient manquant, étudiant les pistes qui seraient intéressantes à exploiter. Je profitais de ce calme pour réfléchir. Anton dormait sur le canapé dans le salon, tandis que mon frère s’était assoupi dans le lit matelassé de la chambre voisine à la mienne. L’appartement était donc plongé dans un silence que je ressentais également dans mon for intérieur. Ma raison restée en éveil, tandis que mon inconscience semblait endormie dans les abîmes de mon âme. Cela dit l’odeur du café me sortit de ma bulle. J’abandonnais mon travail, préférant privilégier les quelques instants qui m’étaient offert avec mon frère. J’enfilai un pantalon de soie blanc avec mon kimono bleu nuit, avant de sortir de ma tanière pour retrouver Elias qui se tenait derrière le comptoir de la cuisine.
– Café ? demanda-t-il d’une voix rauque.
– Quelle question ! rétorquai-je en souriant.
Pendant qu’il versait ce précieux breuvage dans nos tasses respectives, je l’observais. Il se tenait là, dans ma cuisine, ses cheveux ébouriffés par un sommeil agité, sa chemise sombre complètement froissée et à peine reboutonnée, le visage encore bouffi. Je me souvenais encore de cet adolescent qui traînait les pieds jusqu’à la cuisine, attendant qu’on lui serve son petit déjeuner. Malgré son jeune âge, Elias était quelqu’un d’extrêmement prévoyant. Pour lui son avenir était tout tracé. Il avait imaginé chaque pan de sa vie. Il avait eu pour projet de devenir anthropologue, voyageant à travers le monde pour étudier les civilisations passées, connaître d’autres coutumes et cultures. Il avait également prévu de se marier à 30 ans, avec Emilie si jamais il ne trouvait pas chaussure à son pied. Il avait espéré avoir deux enfants et une maison en France avant de finir sa vie au Mexique, dans une bicoque au bord de l’eau. Cependant aujourd’hui, tous ses projets semblaient avoir volés en éclat. Il envisageait son avenir différemment refusant de se projeter. A chaque fois que nous essayions d’aborder l’avenir, il éludait le sujet, évitant soigneusement les chemins de la confidence dès lors qu’ils se présentaient à lui.
Il me tendit ma tasse avant qu’on parte s’installer sur le canapé, vide.
– Où est Anton ? demandai-je pendant qu’il prenait place à mes côtés posant son récipient sur la table basse en verre.
– Il est parti tôt ce matin, répondit-il sans s’étendre davantage sur le sujet.
Nous restâmes silencieux pendant quelques instants. Ses yeux fixaient un horizon qui m’était invisible. Ses épais sourcils étaient froncés, sa mâchoire crispée. Quelque chose semblait le tourmenter. Je n’osais lui poser la question, par crainte qu’il me rejette une fois de plus.
– On en n’a jamais parlé mais est-ce que tu te sens prête à te marier ? me demanda-t-il sur un ton grave et sérieux.
– Je ne sais pas si on peut dire qu’on est prêt pour ce genre de chose. Je pense qu’il faut tout simplement le tenter, quand on tient à quelqu’un, répondis-je un peu déboussolée par sa question.
– Papa et Maman étaient prêts, eux.
– Nos situations sont différentes et nous ne pouvons pas les comparer. Ils se sont connus à une époque différente de la nôtre et l’amour qui les unit n’est pas le même, dis-je songeant au couple robuste qu’ils formaient.
– Peut-être… Enfin… Quand on y réfléchit, lorsqu’on épouse quelqu’un, c’est parce que l’on aime cette personne. On serait capable de faire n’importe quel sacrifice pour l’autre. On pourrait littéralement déplacer des montagnes, braver tous les dangers pour sauver celle que l’on aime. Cet autre que l’on aime pour ses défauts comme pour ses qualités. Personnellement, je pense que le mariage n’est pas une union que l’on doit prendre à la légère. C’est un acte fort, une union qui ne peut être brisée par les affres de la vie. C’est plus qu’un contrat ou une preuve d’amour. C’est un témoignage pour dire à l’univers, à l’autre que peu importe ce que l’avenir peut réserver, peu importe les obstacles qui se dresseront sur notre route, rien ne pourra briser ce serment. Regarde Maman et Papa, malgré la prison, la maladie, la souffrance qu’ils ont endurée, ils n’ont jamais cessé de s’aimer. En dépit de toutes ces difficultés, ils ont essayé à leur manière de se rendre heureux mutuellement. Avant de dire oui, il faut savoir se poser les bonnes questions, savoir jusqu’où on serait prêt à aller pour l’autre. Si je devais me marier un jour, je sais que la femme qui se tiendra devant moi, méritera que je me batte pour elle, que je sacrifie tout ce que je possède pour la rendre heureuse, confessa-t-il sa tête reposant sur le dossier du canapé, son regard semblant se perdre dans des souvenirs inaccessibles.
– Eh dis donc Roméo, derrière ses paroles, n’y aurait-il pas une Juliette ? ripostai-je profitant de cette confession pour en tirer davantage d’informations.
– Je ne pense pas être fait pour ce genre d’histoire, murmura-t-il en frottant ses paupières avec sa main gauche.
– Ne pas être fait pour ce genre d’histoire ?! Tu te fous de ma gueule ? Il y a dix ans tu me disais encore que tu souhaitais te marier avec Émilie pour tes trente ans.
– Kaylah, j’étais jeune à l’époque. J’avais quoi ? Vingt ans, vingt et un ?
– Ok, mais je suis certain que tu envisages cette possibilité. Avec Emilie, ou une autre ?
– Non et c’est mieux ainsi. Les choses ont changé, Kay. J’ai changé, rétorqua-t-il en portant la tasse encore pleine à ses lèvres.
– C’est vrai. Mais est-ce que cela est une raison pour tout abandonner ? Avant tu avais des projets et maintenant j’ai l’impression d’entendre un vieux qui s’apprêtent à mourir seul. Merde, Elias, tu es un bel homme, tu es intelligent, drôle. Tu as toutes les qualités qu’une femme peut rechercher et au-delà de cela….
– Tu es ma sœur donc je doute de ton objectivité, m’interrompit-il en m’adressant un triste sourire.
– Je suis sérieuse, Elias. Tu finiras par être archéologue. Tu te marieras avec une femme remarquable. Tu auras deux beaux enfants. Et tu vieilliras au Mexique, sur la terre de nos ancêtres, comme prévu.
– Je ne sais pas…est-ce vraiment ce que je veux maintenant ? murmura-t-il, comme s’il s’interrogeait lui-même.
– Comment ça ?! Où est l’Elias que j’ai connu ? Celui qui avait des projets plein la tête, des plans d’avenir établis sur les quarante prochaines années ? rétorquai-je essayant de briser cette carapace derrière laquelle il se réfugiait.
– Laisse-tomber, Kaylah. Ça ne mérite pas que l’on s’y attarde, conclut-il en m’adressant un regard qui me freina dans mon élan.
Dans ses yeux, il me semblait apercevoir le chaos dans lequel il était plongé. Cette vie où toutes ses espérances, ses croyances agonisaient. Il n’était plus le même. Quelque chose l’avait brisé. Cette maudite annonce l’avait changé. Cette proposition, qui promettait une somme d’argent colossale, exigeait que l’on participe à un test d’arme pouvant déboucher sur un départ au front. Je me rappelais ces six mois de test, durant lesquels nous n’avions eu que très peu de nouvelle. J’entendais à nouveau cette voix derrière le combiné du téléphone nous annoncer que les résultats avaient été concluants. Il partait au front pour deux ans. Deux ans d’attente insoutenable. Deux ans sans nouvelles. Vingt-quatre mois qui avaient suffi pour le détruire, réduisant à néant tous les plans qu’il avait envisagé. Mon instinct me hurlait qu’Andrew Van Hood y était pour quelque chose. Il était l’unique coupable des souffrances de mon frère. J’attendis que mon frère parte, pour me remettre au travail bien déterminée à découvrir ce que mon frère avait enduré, ainsi que les sombres secrets qu’il dissimulait sous son influence.
Je me retrouvai donc assise devant eux. Jack et Simon se tenaient face à moi, prêt à entendre ce que j’avais à dire. Edwing se tenait en bout de table, supervisant avec attention cette réunion. Les vitres qui entouraient la salle offraient une vue sur tout l’open-space. Cela dit nous étions protégés du brouhaha et de l’agitation permanente qui régnait entre ces murs.
– Alors quel est ton ressenti ? me demanda Jack, sous le regard insistant de Simon
– Avant que l’on ne commence, je veux que vous sachiez que je suis prête à m’investir à cent-pour-cent dans cette enquête. Rien, ni personne ne pourra m’en empêcher. Pas même Charlie, assurai-je en les regardant un à un dans le fond des yeux.
– Tu as conscience que ton couple risque d’imploser après ça. Il pourrait le prendre comme une trahison ? émit Joseph en croisant ses mains sur la table, le regard inquiet.
– Je ne fais que mon travail de journaliste investigateur. Je ne vois pas où est le problème, s’il n’est pas capable de comprendre cela, c’est que nous n’avons rien à faire ensemble, confiai-je, ce qui le fit sourire.
– Bon reprenons, as-tu trouvé des éléments qui nous auraient échappés ? Et même des pistes nouvelles que l’on pourrait exploiter ? lança Simon, impatient.
Simon était un bel homme. Il avait une trentaine d’années, de belles boucles blondes tombant sur son visage pâle qui faisait ressortir ses yeux gris. Il en imposait par sa corpulence musclée qui témoignait d’une hygiène de vie irréprochable. Il était également marié depuis six ans à une femme connue dans le milieu de la génétique. Au Globe, il était connu pour être particulièrement méticuleux et cela s’en ressentait dans le travail qu’il avait fourni. C’était lui qui avait trouvé la plupart des témoignages, des émissions portant sur Andrew Van Hood. Quant à Jack, lui soulevait des hypothèses intéressantes, mais qui la plupart du temps ne trouvaient pas leur écho dans la réalité. Contrairement à Isabella qui soulevait des interrogations, sans vraiment aller plus loin dans les pistes qu’elle ouvrait.
– Pour commencer, je pense qu’Andrew Van Hood est quelqu’un d’ambitieux qui ne supporte pas la concurrence. C’est un homme d’affaire malin, froid, calculateur. C’est pour cela que je suis absolument convaincue qu’il est impliqué, de près comme de loin, dans la mort de son frère aîné, Edward. L’accident qui a tué Edward Van Hood a eu lieu quelques semaines après qu’il ait refusé de céder son laboratoire à VANHOOD Industries. Andrew n’a pas été soupçonné en raison de son influence, mais aussi parce que le soi-disant coupable a été arrêté. Pourtant, quand on prête attention à quelques détails, le doute sur son innocence devient raisonnable. Si on reprend l’histoire depuis le tragique incident, le rachat du laboratoire Penninghton s’est fait deux ans après la mort, pour dissiper tout soupçon. Seulement, quand on se penche sur les activités du laboratoire, quelque chose ne va pas. En effet, si on compare leur activité avant et après la mort d’Edward, on remarque que beaucoup de chercheurs ont donné leur démission au conseil d’administration. Quant aux actions, elles ont dégringolé petit à petit, les actionnaires ont vendu la plupart de leurs titres à des acheteurs que l’on n’a jamais pu identifier. Par ailleurs, durant ces deux années, aucun rapport n’a été publié dans les revues scientifiques, en dépit des subventions, certes peu élevées, qui lui ont été versées. C’était comme si tout avait été gelé. Tout cela n’est pas cohérent dans la mesure où, avant sa mort, Edward avait annoncé publiquement qu’ils étaient sur le point de dévoiler une avancée médicale qui allait changer le cours de l’humanité. Seulement rien n’est paru, pas même après le rachat de VANHOOD Industries. On pourrait réfuter cet argument, en arguant du fait qu’Andrew a annoncé un an avant la guerre, que son équipe en collaboration avec le Laboratoire Penninghton, ont réussi à trouver un traitement efficace et durable pour les patients atteints du VIH. Tous ces éléments m’ont conduit à la théorie suivante. Andrew a fait en sorte que le laboratoire cesse toutes ses activités jusqu’à ce que le rachat devienne public. En outre, cette annonce est beaucoup moins importante que celle qu’Edward nous avait promis avant sa mort. Cela est d’autant plus troublant que Christopher Penninghton, dans sa dernière apparition publique en tant que co-fondateur du laboratoire, avait confirmé les propos de son associé. Je cite : « Cette avancée risque de créer un grand bouleversement dans l’ordre des choses ». Malheureusement, nous ne saurons jamais de quoi il était réellement question puisque Andrew a la main mise sur les activités du laboratoire. Sous la direction d’Edward et Christopher, trois à quatre rapports étaient publiés, extrêmement précis et détaillés, alors que maintenant la section recherche médicale et pharmaceutique rattachée à VANHOOD Industries ne publie qu’un rapport par an. Ces écrits d’ailleurs sont en général très vagues et peu précis, sans grande portée. Ils traitent essentiellement de la production exponentielle de médicaments génériques pour des maladies bénignes ou qui vont dans l’amélioration du traitement pour le cancer. J’ai donc la nette impression qu’Andrew cherche à nous cacher quelque chose, que cela n’est qu’un écran de fumée sur ce qui se passe en réalité au sein du labo.