Dans le silence pesant de la pièce, la vie commençait de nouveau à s’articuler autour de la table. On pouvait percevoir le frémissement de ces chuchotements inquiets. Cette crainte grandissante se heurtait lamentablement à la vague de la tentation qui se faisait de plus en plus forte. Au cœur de certains regards, l’avidité éclatait dans une lueur terrifiante. J’assistais à ce spectacle, figée sur ma chaise, en dépit des grondements de colère qui résonnaient jusqu’au plus profond de mon âme. Seulement, j’étais impuissante. Un geste, un mot de ma part, pouvait trahir ma couverture et réduire à néant tous nos efforts. Je fulminais, et fort heureusement, je n’étais pas la seule.
– L’Expérience 2.0 ne vous a pas servi de leçon, monsieur Van Hood ! s’exclama Emma furibonde en se levant de sa chaise, faisant taire au passage les commérages autour d’elle.
– Madame Aswell, je comprends votre inquiétude. Mais croyez-moi, il vaudrait mieux que l’Achtéria soit entre nos mains qu’entre celles de la concurrence. Cela pourrait être un désastre, surtout que d’après les historiens, archéologues et géologues, il y en aurait un peu partout sur la surface du globe. Seulement, je vous promets que cette fois, il n’y aura pas d’erreur. Notre équipe a procédé à de minutieux calculs, sans compter l’accord que nous avions passé avec le Pentagone pour que son usage soit régulé.
– Et qu’en dit votre successeur ? Sera-t-il prêt à poursuivre ce projet ? demanda mon voisin curieux, manifestement intéressé.
– Je suis très heureux que vous me posiez cette question, Monsieur Parkson. Charlie est actuellement à Singapour, pour les négociations avec l’entreprise Kayman qui est prêt à signer un accord pour l’extraction de cette pierre dans cette pierre. Il est donc disposé à continuer ces travaux, dit-il un grand sourire aux lèvres. Écoutez, mes chers amis. Tout ce qui manque à ce projet, c’est votre accord. Imaginez ce que l’Achtéria pourrait vous rapporter. Une source de revenue inépuisable, qui fera de vous les nouveaux Dieux dans un monde nouveau. Une chance pour VANHOOD Industries d’être à nouveau l’entreprise la plus puissante au monde. Tous les marchés dépendront uniquement de nous. Le marché énergétique, médical, scientifique, nous serions sur tous les fronts. L’Achtéria est notre seule issue pour changer d’ère et bâtir un monde plus juste, plus respectueux de l’environnement, plus équitable aussi. Je vous laisse vingt-quatre heures pour prendre votre décision. Dans quelques minutes, vous recevrez sur vos boîtes mail, tous les éléments confidentiels qui vous permettront de trancher. Tout sera expliqué, et si vous avez la moindre question, nos équipes sont disponible pour y répondre. L’avenir de la société, de l’humanité et de la planète repose entre vos mains, alors j’espère que votre choix sera le bon, conclut-il avant de rallumer les lumières de la salle.
J’étais complètement sonnée. Assaillie par un milliard de questions, dans lesquelles se mêlaient inquiétudes et appréhensions. Un cocktail Molotov qui venait de m’exploser au visage. Mon cerveau était en ébullition. Je ne vis pas Noah, ni même les autres quittaient la pièce. Incapable de bouger, je tentais désespérément de digérer ce qui venait d’arriver, mon esprit refusant littéralement d’admettre la réalité de ce que je venais de vivre.
– J’espère que tout ceci vous a plu mademoiselle Hawkwood, marmonna Andrew face à la baie vitrée son reflet se fondant dans les lumières de la ville, planant dans l’obscurité de la nuit, tel un fantôme observant sa proie.
– C’était très intéressant, monsieur Van Hood, articulai-je tentant de conserver cet accent qui couvrait les sonorités de ma voix. Je ferai un rapport détaillé à ma mère dès ce soir, assurai-je en rangeant mon carnet et mon stylo dans ma pochette.
– Vous n’aurez vraiment pas besoin de le faire. Elle recevra tout par mail. Cependant, je compte sur vous pour garder ça secret. Rien ne doit sortir de ces murs.
– Vous pourrez compter sur moi. Rien ne sortira d’ici, mais cela dit, j’ai une question.
– Dites-moi, rétorqua-t-il en se tournant vers moi, plantant ses yeux bleus dans les miens.
– Pourquoi entreprendre tout cela et ne pas laisser faire la nature ? Pourquoi aller extraire une roche aussi dangereuse ?
– Cela fait plus d’une question, mademoiselle Hawkwood, ironisa-t-il avec un sourire taquin au coin des lèvres.
– Désolée.
– Ce n’est rien. Je vais vous répondre. La nature nous a donné une dernière chance de pouvoir sauver l’humanité. En nous faisant découvrir ses secrets, elle nous offre l’opportunité de construire un monde meilleur. Ce n’est pas moi qui aie inventé l’Achtéria, mais bien la nature. Et la nature, comme vous dites, ne peut pas agir toute seule. Regardez, une fleur a besoin d’eau pour pousser, mais quand il n’a pas plu depuis plusieurs moi, c’est à nous de l’arroser. Eh bien, là, c’est pareil. La nature nous montre une roche capable de nous arroser pour nous faire pousser vers quelque chose de meilleur. Le monde tel qu’on le connaît est en train de mourir. Les maladies sont de plus en virulentes, les catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes, l’air de plus en plus saturé, les océans sont de plus en plus hauts, les ours ne vivent plus que sur quelques mètres carrés de banquise, les énergies fossiles deviennent rares, et les gouvernements du monde entier se raccrochent encore à quelque chose qui ne peut plus exister. Alors, que pouvons-nous faire ? Attendre la fin ou se battre pour notre survie ? Pour ma part, je préfère la seconde option.
– Pourtant, cette pierre a été à l’origine de l’extinction d’une espèce tout entière. Alors pourquoi elle ne précipiterait pas notre fin ?
– Voyons Charlotte, ne soyez pas pessimiste. La fin d’une espèce n’est pas une tragédie. Elle peut donner naissance à quelque chose de meilleur. De plus grand. Faites-moi confiance. Je sais ce que je fais.
– Très sincèrement, je l’espère Monsieur Van Hood. Je n’aimerais pas que vous ayez le sang de milliards d’innocents sur vos mains, déclarai-je avant de quitter la pièce.
Je m’avançais dans le couloir, bouleversée par les paroles d’Andrew. Comment pouvait-il ignorer le risque qu’il faisait prendre à l’humanité tout entière ? J’imaginais déjà les massacres que cela pourrait engendrer, les guerres avec des technologies puissantes et inconnues qui réduiraient à néant des populations entières, des hommes plus fort que d’autres qui viendraient anéantir les plus faibles et…
– Renonce, m’ordonna une voix familière me tirant de mes pensées en empoignant très fortement mon bras.
– Aïe ! Tu me fais mal, maugréai-je les doigts de Noah serrés autour de mon poignet, son visage à quelques centimètres du mien.
– Alors, renonce. Rentre chez toi, et oublie tout ce que tu as vu et entendu, menaça-t-il à voix basse devant les portes closes de l’ascenseur.
– Tu te rends compte de ce que tu me demandes ?! ripostai-je en me dégageant de sa douloureuse étreinte.
– Si tu tiens à la vie, abandonne Kaylah. Si tu tiens à la vie et à celle de ton frère, persiffla-t-il le regard fou, son visage à quelques centimètres du mien.
Comme par magie, les portes de l’ascenseur finirent par s’ouvrir, ne me laissant pas le temps de répliquer. Je compris à l’instant même où Noah demanda à l’homme qui se tenait à l’intérieur de m’emmener à la sortie que c’était lui qui l’avait appelé. Je n’avais donc pas le choix. Il me laissa donc avec ces paroles, sans que je puisse y trouver un sens. Je le regardai se diriger au bout du couloir, sa démarche trahissant la rage qui l’animait. Pourquoi tenait-il tellement à ce que j’abandonne ? Pourquoi évoquer mon frère ? Était-il menacé ? Étais-je en train de mettre en péril sa vie ? Quel secret protégeait-il ? Une petite voix à l’intérieur de moi, me soufflait qu’il en savait bien plus qu’il voulait le dire.
Je sortis de l’ascenseur, l’esprit embrumé par toutes ces interrogations. J’allais chercher mon manteau là où je l’avais laissé, avant de franchir les portes du bâtiment pour plonger dans la froideur de la nuit qui vint gifler mes joues. Les bruits de la vie nocturne ne parvinrent pas à me tirer de ma torpeur. Je regardais ce géant de verre frôler le ciel, touchant presque ces étoiles que l’on voyait à peine, tant la lumière de la ville était vive. J’observais ses nuages sombres traversant lentement les ténèbres, se laissant emporter par un vent d’ouest. Maintenant qu’Andrew avait en sa possession l’avenir du monde entier, qu’allait-on devenir ? Que resterait-il de ce monde ? Avait-il raison ou avait-il tort de se préoccuper du chaos dans lequel nous étions tous plongés ? Je n’avais pas les réponses à ses questions, mais je redoutais déjà les prochains mois. Nous étions désormais lancés dans une course dont l’arrivée était encore incertaine. Le seul moyen de l’arrêter était peut-être de publier ces révélations dès demain. Cependant, c’était bien trop tôt. Il pourrait s’en sortir, voire pire convaincre l’opinion publique comme il avait réussi à influencer le Conseil d’administration. Je soupirais perdue au croisement de ma vie. Abandonnerai-je ou non ? Est-ce que tout ceci en valait la peine ?
– Charlotte ! S’exclama Anton en accourant vers moi visiblement rassuré. Je me demandais où tu étais passé, quand j’ai vu les actionnaires… Ça va ? S’interrompt-il en voyant probablement que je n’étais pas attentive à ce qu’il disait.
– On rentre ? Demandai-je d’une voix plaintive, le regard suppliant, la mine fatiguée.
– D’accord.
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