Nous sommes samedi et il est environ seize heures. Je me trouve à la caisse d’un supermarché dans une ambiance apocalyptique.
Il y a une espèce de bourdonnement régulier, percé seulement par des cris d’enfants ou d’adolescents qui s’esclaffent entre une musique sordide, des annonces publicitaires et des appels micros.
Pour passer le temps, je me mets à observer un groupe de jeunes types. Leur corps hybrides, mi- enfant, mi adulte, qu’ils trimballent avec maladresse, se tortillent de joie pour un rien. Il suffit que la chair d’un sein déborde, qu’une paire de fesse dodeline, que des jambes soient dénudées et voilà qu’ils se mettent à glousser, dévoilant alors un appareil dentaire qui semble englué dans leur salive. Aussi, je me demande comment leurs yeux peuvent pétiller de joie avec ces boutons rouge vif qui les défigurent.
Ça n’avance pas à ma caisse. Plus loin, d’autres jeunes un peu plus âgés portent des packs de bières et tout un tas de bouteilles. Je les considère du coin de l’œil, l’achat d’un paquet de chips semble compliqué. Il y en a toujours un qui n’aime pas, qui est allergique ou qui estime tout trop cher.
Ils errent dans les allées la démarche nonchalante, les cheveux gras, en pétard, habillés comme le Che Guevara. Parfois ils se mettent à beugler comme s’ils étaient sur un terrain de football. Ils se croient plus malin que le reste du monde. D’ailleurs, ce soir, ils vont le réinventer, fantasmer à ce qu’ils deviendront plus tard, puis ils finiront par se dégueuler dessus en appelant leur mère avant de s’endormir sur la lunette des WC.
Ça leur fera un tas de souvenirs. Tous ces instants de jeunesse. Cette période où la mort ne veut rien dire. Où l’on a toutes les raisons de vivre.
Mais je ne les envie pas parce que je mesure le chemin parcouru.
Je vois rappliquer au pas de charge ce qui semble être une mère et sa fille. La ressemblance est frappante. Mais l’une parait fatiguée et usée, l’autre pleine de rage et d’espoir. La mère avance avec amour-propre, regardant droit devant elle tandis que la fille suit avec une moue capricieuse et un regard de feu.
Au gré des allées, certains couples déambulent sans conviction. D’autres semblent avoir un réel plaisir à choisir ce qu’ils vont cuisiner. Puis il y a ceux qui remplissent leur caddie instinctivement, se contentant de suivre leurs envies ou de respecter leur liste de course. Puis ceux qui consultent la valeur énergétique de chaque emballage, de chaque étiquette et ceux qui passent un temps infini à comparer les prix.
Des chariots abondent de marchandises, se télescopent à pleine vitesse, d’autres sont abandonnés aux milieux des allées, ce qui génère de l’agacement…
Et des familles de gros qui s’engueulent, des familles de maigres qui se concentrent, des moustachus qui ne rient pas, des chauves qui se grattent le dessus du crâne, des grands qui se baissent, des petits qui sautillent, des tatoués qui froncent les sourcils, des handicapés qui traînent des pieds, des costumes cravates qui sont pressés, des petits vieux qui n’avancent pas et des petites vieilles qui ont la goutte au nez et qui tremblent de partout.
D’ailleurs, l’une d’elle vient m’accoster, elle halète comme une bête malade.
– Oh là là ! Mon Dieu ! Quelle foule ! Elle pleurniche.
– …………. ????
– Y pourraient ouvrir d’autres caisses tout de même…
La vieille semble porter tout le poids de la misère du monde. Elle a le visage émacié, la souplesse d’un bois mort mais je constate surtout qu’elle a une tête à se figurer que je suis sympathique.
Mais je n’ai pas plus envie de laisser ma place que de causer du manque de personnel avec elle. C’est la guerre.
– Je n’ai qu’une tranche de jambon, une laitue et quelques pommes… Elle marmonne dans ses fausses dents, les yeux dégoulinant de désespoir… C’est tout de même malheureux …
J’ai envie de lui dire que je vais pleurer si elle continue à geindre de la sorte. Je souhaite moi aussi, sortir d’ici au plus vite.
On commence à s’agiter dans les files d’attentes, à s’observer, à se languir de voir apparaître un bienfaiteur. Les secondes passent comme des heures mais personne ne cède.
Pourtant, statistiquement, je me dis qu’il y a toujours un bon samaritain qui traîne dans les parages. Toujours un gars avec un trop plein d’empathie. Toujours un gars qui ne supporte pas la vision d’une âme en peine.
Le monde vacille-t-il avant de s’effondrer ?
Je regarde la grand-mère. Elle fait glisser son panier en plastique sur le sol carrelé. Elle le tire par à-coups, le dos voûté, comme si elle remuait un bloc de roche. Une véritable martyre des supermarchés. Elle traîne son malheur de file d’attente en file d’attente, et des dizaines de regards inquiets l’observent.
Alors une fille qui porte une longue jupe et des sandales, lui suggère de se rendre à une caisse « moins de dix articles ». La vieille flaire la bonne aubaine et feint d’être sourde. Elle refait l’inventaire de son panier en prenant une petite voix fébrile, limite agonisante.
Alors la fille finit par céder et la vieille exulte. D’une main en porte-voix, elle lui glisse à l’oreille que le Bon Dieu le lui rendra.
Je dois dire que la plupart d’entre nous sommes soulagés. Tout compte fait, le monde est une formidable mécanique. On croit assister au chaos et voilà qu’il renait de ses cendres avant même de s’être totalement consumé. Nous pouvons maintenant nous détendre et laisser vaquer nos esprits.
Alors je me demande ce que peut faire Zoé à cet instant, crache-t-elle sur mon âme où pleure-t-elle sur son sort ? Et les enfants, que leur raconte-t-on ? Que je suis mort ? Parti très loin pour mon travail ? Que je suis une pourriture qui ne mérite pas d’être leur père ?
Bientôt, je déballe mes articles sur le tapis noir dans un concert de scanners de caisse. Des centaines de bip tout azimut me donne la cadence, je mets du cœur à l’ouvrage car la sortie est proche.
Les secondes s’écoulent, plus rien ne bouge. Le temps est suspendu. En fait, il y a un problème. La carte de paiement d’un jeune type est refusée. La caissière essaie de nouveau en l’astiquant sur la manche de sa blouse. Rien.
Tandis qu’elle frotte, elle lui demande s’il possède un autre moyen de paiement. Non.
A mesure que le temps passe, le sang monte au visage du jeune homme. Il a une vingtaine d’année, semble paniqué. Un mélange de stupéfaction et d’incompréhension le pétrifie.
Devant moi, une femme assez forte. Elle commence à s’exciter. Ses deux gamins tentent de lui fourguer des paquets de chewing-gums, disposés par centaine devant les caisses.
– DAMIEN ! REPOSE ÇA ! Hurle-t-elle… J’vais pas vous acheter des bonbons toutes les semaines… Repose les immédiatement, ou je t’en colle une ! Et va dire à ta sœur qu’elle aura pas ses « mentos » à la pomme !
Puis elle commence à ruisseler, à s’impatienter. Elle marmonne un tas de choses que je ne comprends pas puis elle se tourne vers moi. Visiblement, elle cherche du soutien, une forme d’approbation. Le mieux que je puisse faire est de lui sourire.
Un sourire comme je peux en distribuer des dizaines chaque jour. Des sourires polis, de connivences, par peur d’affronter la bêtise et l’ignorance, ou bien simplement par dépit. Peut-être que je suis lâche aussi. Peut-être que c’est un mélange de tout ça ?
Le jeune type a les mains tremblotantes. Il range sa carte bancaire. Je perçois dans son regard une infinie détresse.
Bien conscient que cette société se recroqueville au moindre dysfonctionnement. Ce jeune homme, lui, commence à le découvrir…
Société tentaculaire obéissant aux règles d’un système imparable. Celui de l’argent. De l’argent et encore de l’argent. Pas de temps à perdre avec la métaphysique, trop préoccupé par le rendement, la compétitivité, la technologie et les évolutions en tout genre. Nous avons depuis longtemps dépassé ces notions de survie de l’espèce humaine. Il n’y en a que pour ce dieu Argent que l’on vénère à chaque seconde au cœur des sièges sociaux.
Jusqu’à présent, nous n’avons pas trouvé de meilleures solutions. Il est devenu notre seule raison de vivre.
Nous pouvons tourner et retourner le problème dans tous les sens, c’est ainsi.
Il faut se rendre à l’évidence. L’argent oppresse et transgresse subrepticement les âmes. Pompe les énergies, compresse les méninges, dévitalise les corps. Et sa créatrice, la société, s’échine pour que l’on devienne son serviteur fidèle, loyal, qui n’aura nul autre besoin que celui de consommer toute une vie sans se poser la moindre question.
Et comme la plupart nous finissons par rentrer dans le rang.
Et comme la plupart nous voulons jouir devant un écran plat en nous gavant de cônes à la vanille. Nous rêvons d’une auto qui en mettra plein la vue, nous rêvons d’être une rock star, nous rêvons d’une activité qui valorisera notre petite personne, nous rêvons d’une maison qui fera crever d’envie la famille et les amis…
L’argent entretient les apparences, alimente la superficialité. Toute cette éducation basée sur les mathématiques et le respect de l’autre ne fait pas le poids face à ce dieu. Il s’immisce dans la moindre lézarde. Il contrôle et dirige nos existences de A à Z.
Etre riche, célèbre, beau, intelligent. Quatre mots. Quatre idées reçues qui rendent fou et qui anéantissent l’être humain à petit feu. Réussir son existence est au pire, l’incarnation de l’un de ces mots.
Mais bon nombre ne se sentent pas concerné. Machiavélisme de cette société. Le problème se situe toujours chez les autres.
Nous sommes tous contaminés mais nous n’avons pas le sentiment d’être malade.
En réalité, ce système est un monstre sans pitié que je souhaiterai voir s’écrouler, genoux à terre et agonisant dans un nuage de poussière. Sans m’apitoyer sur son sort et n’écoutant plus ses boniments, alors je l’achèverai froidement…
Mais tout ceci ne sont que les fabulations d’un désespéré. Les types dans mon genre n’expriment jamais réellement le fond de leurs pensées. Leurs petites âmes serrent des fesses pour que l’on ne les débusque jamais. De peur d’être bannis.
Mon ami, mon frère, nous te regardons comme un animal de foire parce que tu n’as pas d’argent. Tu sembles désolé, et tu salues poliment la caissière avant de disparaître.
Bien dressé.
Nous sommes décidément bien dressés.
La grosse femme colle une torgnolle à Damien. Il a dissimulé une plaquette de chewing-gum au citron dans ses poches.
Autour de moi, j’observe des visages tristes. Pourtant nos caddies débordent de packs de yaourts, de conserves, de corn-flakes…
Mais nous maintenons un regard morne et méfiant, attendons notre tour en silence comme un troupeau léthargique.
Sommes-nous heureux dans ce foutu bordel ?
Mais pouvons-nous l’être alors qu’il n’y a aucun espoir d’échapper à la mort malgré toute cette organisation ? Nos existences se résument à cela : des prélèvements automatiques, des hurlements sur les enfants, ramasser des nouilles sur le carrelage, des frustrations à contenir, courir après une jeunesse qui s’éloigne à grand pas, planter des jonquilles le dimanche…
Et puis comme tout le monde il faut penser à ses vieux jours au cas où, lorsqu’on aura fini de payer cette maison, ce pourquoi nous nous sommes levés chaque matin.
Et après ? Espérer, se faire croire qu’on va en profiter ? Des voyages, des amis, des parties de carte… Vieillir… Des enterrements…Souffrir et mourir à notre tour.
Les jeux étaient faits à l’avance.
Nous savons pertinemment qu’il n’y a aucune issue malgré cette camelote qui défile. Marchandise conditionnée, empaquetée, emballée, surgelée, réfrigérée…Tout est d’une facilité déconcertante. Nous n’avons qu’à nous servir, payer, manger, chier et retourner travailler avant de laisser notre place sur cette terre. Au fond, c’est la seule chose que l’on attend véritablement de nous. Et c’était peut-être ça le putain de problème…
La caissière m’octroie la grâce d’un « bonjour » mécanique. Elle a les dents toutes pourries, les mains pleines de crevasses et elle est maquillée à outrance. Une morte vivante se cache sous un tas de poudre rose. Elle fait glisser et rouler sans précaution mes articles. Ils viennent s’échouer en bout de caisse, entre un amas de prospectus et de sacs plastique.
A la caisse voisine, un type est vêtu d’un survêtement rouge sang, harnaché d’une sacoche en skaï autour de la taille. Il semble être en retard et paraît très excité. Le genre de gars imprévisible qui se hâte à remplir ses sacs. Des bouteilles d’alcool, de jus d’orange et des boîtes de gâteaux apéritifs. Il a une trentaine d’année, une barbe de trois jours et il laisse un chèque en présentant sa pièce d’identité. Ensuite il empoigne ses poches plastiques, il en a au moins quatre dans chaque mains et il se met à cavaler. Lancé à fond de train, il parvient au niveau des portes automatiques. Elles ne s’ouvrent pas. Le choc.
Les portes se mettent en branle, à vibrer de tous bord tandis que l’homme au survêtement est rétamé. Les bouteilles rebondissent, roulent et explosent sur le sol. Un feu d’artifice de cacahuètes et de bretzels nous est offert.
Un vigile qui mâche son chewing-gum les bras croisé accourt sans conviction. Des groupes de jeunes gens se marrent, d’autres se portent les deux mains au visage.
Mais l’agitation est à son comble lorsque le verre « sécurit » de l’une des portes se craquèle. L’homme au survêtement rouge reste étendu et immobile. Un mélange d’alcool coule, exhale des sacs, éparpillés sur le sol comme de vieux chiffons.
A l’accueil, une hôtesse cramoisie par l’émotion se passe une main dans les cheveux, le combiné coincé entre l’épaule et l’oreille. Elle semble pressée son interlocuteur.
Tranquillement, j’extirpe quelques billets de mon portefeuille. Je fais celui qui en a vu d’autres, mais en réalité je prends une nouvelle fois conscience de la fragilité de nos existences. Décidément nous ne sommes rien. Que des ombres. Nos vies peuvent basculer en un instant. Je prie mentalement afin de ne pas finir ma vie dans un supermarché de manière ridicule. Faites-moi mourir en héros, en martyr d’une noble cause mais pas en vulgaire consommateur surexcité…
Très vite des pompiers débarquent avec une civière, escortés par quatre policiers qui repoussent les curieux. La caissière prend l’argent que je lui tends et me souhaite une bonne journée.
Je me faufile entre les badauds. Je remarque un petit mec cravaté qui a ses deux mains posées sur les hanches. Ça doit être le gérant du supermarché. Il discute avec les flics et de temps en temps, s’éponge le front avec un mouchoir ; il transpire comme après une partie de squash et visiblement, il ne comprend pas pourquoi les portes automatiques se sont bloquées ?
Ils recouvrent l’homme au survêtement avec un drap blanc qui empeste l’éther puis ils le chargent dans une ambulance. Dehors, c’est un attroupement de bedaines et de varices. Nous sommes en juin, la saison estivale débute avec les retraités venus ouvrir les volets des résidences secondaires.
J’enfile mes « Rayban » en songeant à un « martini Schweppes ». Je m’allume une « Bastos » dans une lumière éclatante et je fais rouler mon caddie jusqu’à la voiture dans un souffle d’air chaud…Je me sens vivant, prêt à profiter de ma soirée à venir…