C’était un beau jour de printemps où je vis l’amour de ma vie pour la première fois. Le zénith de ma joie. Elle était si belle, ses boucles noir ébène flottant dans le doux vent du sud, sa peau brune, ses yeux remplis d’allégresse et de fourberie gracieuse, son sourire… Plus éblouissant que tous les soleils de l’univers.
Seul le coup de pied complice de mon père parvint à m’arracher à cette vision divine.
« Arrête donc de rêvasser petit ! On a une chasse qui nous attend !
-Mais quelle chasse pourrait arriver à distraire mon esprit maintenant que j’ai vu l’incarnation de l’Amour ? dis-je d’une voix hébétée.
-Oh… Et où est cette beauté ?
-Là-bas ! Avec le groupe de saltimbanques, prêt de la première tente… Dis-moi que tu la vois aussi, dis-moi qu’elle existe !
-Ah… Tu sais, fils, la déesse n’apparaît jamais de la même façon. Si toi, tu la vois, alors ça suffit pour que tu puisses y croire ! »
Je détachai mon regard de cette apparition divine pour voir les yeux amusés de mon père. Il me passa la main dans les cheveux et me dit de préparer mon cheval. Je m’approchai donc de mon destrier, posai la selle et l’arc que j’avais sur les bras quand un des troubadours passa près de moi. Le souffle coupé par l’immédiateté de l’action je lui attrapai le bras et, empli d’une angoisse perceptible même de mon cheval qui fit un écart sur l’instant, harcelai le pauvre homme :
« La fille, la fille incroyable qui voyage avec vous, pourrais-tu me dire son nom ?
-La fille incroyable ? Je ne vois pas à laquelle vous faites allusion !
-La brune ! La déesse ! Le soleil !
L’homme prit alors un air amusé et répondit :
-Ah Suraya…
-Merci beaucoup, tiens ! Et surtout garde ta langue mon bon ami ! » et je lui donnai quelques pièces d’or de ma bourse.
Le passant reprit un air agréablement surpris en voyant la somme que je lui avais donné en échange d’un tel renseignement, et reprit sa route tandis que je rejoignis mon père pour la partie de chasse. Ah ! Quel jour exceptionnel !
***
Lorsque je vis ma belle Suraya entrer dans la clairière sacrée où toute la cour était réunie pour notre mariage, je sentis mon cœur prêt à exploser. Les contours de sa silhouette absolument parfaite, ses cheveux attachés en de multiples nœuds finement travaillés, et son sourire…Plus chaud que le soleil. Deux ans s’étaient écoulés et ma vie s’était envolée dans les nuages, parcourant les sentiers du temps à la vitesse des géants pour arriver à cet après-midi d’été.
La robe de ma belle semblait être suspendue dans les airs au-dessus du tapis d’herbe verte. Elle flottait doucement vers moi, les yeux fixés sur les miens jusqu’au moment où nos mains se prirent l’une dans l’autre, serrées, verrouillées jusqu’à la fin du monde et des autres après. Les gens autour, le décor, tout ce qui n’était pas elle n’existait plus. Le chamane annonça aux dieux notre union dans une incantation interminable mais mes pensées étaient concentrées sur ma main, au chaud dans la sienne, et le temps n’avait plus aucune importance.
Alors qu’il termina et que nous pûmes enfin déclarer notre amour à l’assemblée, cette dernière avait disparu de mon champ de vision et une ombre l’avait remplacée. Estomaqué, je me frottai les yeux mais rien n’y fit. Je cherchai alors ma belle à mes côtés mais elle n’y était pas, je la trouvai allongée par terre, les yeux fermés et mon cœur se brisa. Je me jetai sur elle, pris de panique la serrant dans mes bras, implorant les dieux de la sauver.
Soudain, elle rouvrit les yeux, et autrefois d’un vert éclatant, ils devinrent sombres. Je m’aperçus alors que les convives étaient de retour et que l’ombre avait disparu. Je regardai de nouveau ma femme et vis l’ombre, emprisonnée de ses yeux, absorbée par le regard de ma moitié. Elle me prit dans ses bras pour me rassurer : elle allait bien.
***
Ma reine donna vie à trois enfants des plus beau que ce monde n’ait jamais connu et nos vies étaient pleines de fleurs, de rires, de chaleur, de lumière. En ce début d’automne, les gens étaient occupés à se préparer pour les jours sombres et froids de l’hiver boréal.
Tout comme nos sujets, Suraya et moi aidions aux préparatifs. Elle était si belle dans ce décor jaune, rouge, ou orange qu’offrait cette saison. Sa seule présence instillait un regain de courage et de quiétude dans les âmes des gens qui croisaient son chemin. A moi aussi, elle donnait de la candeur, malgré la présence de cette ombre à chaque fois que je la regardais, elle continuait à tenir mon souffle. Chaque battement de mon cœur était synchronisé sur la cadence de ses pas, de ses ébats, de ses soupirs.
Ce jour-là était semblable aux autres. Quelles que soient les intempéries, elle parvenait toujours à garder le froid hors de ma vie. Étaient-ce les douze années passées ensemble qui faisaient naître de nouveaux traits sur le visage de ma déesse ? Je n’y faisais pas attention le jour : trop occupé et motivé par sa présence à mes côtés. La nuit en revanche, comme chaque nuit, je passais des heures à étudier son visage. Comme pour le graver sur mon âme à jamais. Le contour de sa bouche, l’arrondi de ses pommettes, la courbe de ses cils formaient un tout divinement cohérent. Elle était simplement belle. Simplement la plus belle. Comment se douter que le visage que je regardais comme chaque soir, blotti sous les draps, bien au chaud, paisible, n’allait plus jamais s’illuminer ?
***
Au réveil l’ombre était tout autour de moi malgré la clarté de ce premier matin d’hiver. Je posai alors mon regard sur le visage de Suraya. Mon cœur se glaça. Plus aucune chaleur n’émanait de la femme que j’avais idolâtrée pendant près de la moitié de ma vie. Plus rien. La froideur pâle de sa peau autrefois si ardente brisa mon âme en mille morceaux. La vision qui me hanterait jusqu’à la fin de mes jours étaient ses yeux. Ils me fixaient, calmes, verts. Et lorsque ma première larme fit son apparition elle aspira toute l’ombre en elle pour la déposer le long de sa chute, sur mon cœur.
Ma vie avait perdu tout son sens. Plus rien autour ne comptait, ni mon peuple, ni mes enfants à qui je brisai l’existence et instiguai le dégoût voire la peur. Je sentais l’ombre m’envahir, noircir mes pensées, obscurcir mes paroles et assombrir mes actes. La colère, la tristesse et la haine avaient fait de mon être leur royaume, et je les répercutais sur le mien. Olvyr-le-cruel fut le nom que les gens passèrent à la postérité.
Moi qui fus autrefois tant aimé, de mon peuple et de ma belle, je devins détesté par tous. La paranoïa me poussa à m’enfermer dans mon palais, autrefois si chaleureux, aujourd’hui si frais et comparable à une prison. Je n’avais plus rien à faire de ce qui se passait dehors. Je restais dans les ténèbres, prisonnier de ma douleur.
La nuit était devenue mon monde ; les pierres, mon jardin. Mon seul ordre fut de me faire venir tous les sculpteurs du royaume. Je leur donnerai tout mon or, mais je voulais qu’ils fassent revenir mon amour. Cependant, je ne voulais aucune couleur. D’argent elle devait renaître, et des souvenirs de ma mémoire elle devait resurgir.
Mais l’ombre embrouilla ses traits pourtant si présents dans mes cauchemars. Cela devint impossible à suivre pour les artistes et je les fis tous jeter du haut des remparts. Tant de douleur ! Tant de colère ! Je me mis à me haïr d’oublier ainsi l’image de mon aimée pourtant gravée sur mon âme. Je n’avais plus d’âme. Elle s’était brisée ce matin d’hiver. Alors, glacé de l’intérieur, je rassemblai du bois pour me réchauffer, ressentir autre chose que le froid. Et dans les flammes de mon bûcher, je revis enfin les traits de ma déesse, elle était là, entourée des couleurs de l’automne, jaune, rouge, orange. Elle était belle. Je ne la quitterais plus jamais.
Les braises du palais s’étant éteintes, un saltimbanque prit sa mandoline et se mit à chanter la tragédie d’Olvyr, dont l’amour brisé avait garni le ciel hivernal de milliers d’étoiles, et de l’âme de Suraya qui dansait à ses côtés lors des nuits glacées sous forme d’aurores boréales.
Très beaux textes, porteur de fortes symboliques sur l’amour, l’ombre et la lumière 🙂
@Edelia_delune
Merci beaucoup!! 🙂