La ville d’Amest était située à l’intérieur d’une gigantesque citadelle, qui avait pour la plus grande partie réussi à résister au passage du temps. Elle avait été bâtie à l’aide d’un matériau que Lizt n’arrivait pas à identifier. Il ressemblait à la pierre utilisée à l’Ouest, mais avait également un aspect plus souple, presque organique. Plus le jeune homme regardait, plus il avait l’impression que la muraille pouvait prendre vie et l’avaler à tout moment. A l’intérieur, les bâtiments avaient tous des formes arrondies et s’élevaient très haut, plus haut même que les plus grandes constructions gaerwyniennes. L’architecture était également très compacte, formant une sorte de bloc dont il était difficile de distinguer les entrées et sorties. La ville était divisée en plusieurs quartiers qui prenaient tous cette forme pour le moins étrange, et étaient reliés entre eux non seulement par des routes pavées, mais également par des ponts. Le reste de l’espace était occupé par des sortes de piliers si grands qu’ils semblaient toucher le ciel. Ces piliers étaient ornés de motifs complexes dont la signification avait été perdue depuis des millénaires.
Les deux voyageurs se mirent à explorer la ville à la recherche de quelque chose qui pourrait les aiguiller dans leur quête, tâche rendue encore plus ardue par la taille démesurée des lieux. Ils visitaient les blocs un à un, les sens à l’affut. Chaque secteur avait une ambiance très différente des autres, et semblait avoir principalement servi à regrouper les gens selon leur niveau de vie. Les intérieurs étaient des dédales d’escaliers, d’échelles et de portes donnant sur des pièces délabrées, qui contenaient parfois un ou deux afélas. D’autres se cachaient même dans certains recoins oubliés des architectes, attendant patiemment qu’un aventurier téméraire passe devant eux. Le quatrième bloc que le duo visita était différent. Son centre était spacieux, et servait de grande bibliothèque. Sans surprise, la plupart des livres étaient dans un piètre état, trônant solennellement sur des étagères taillées à même la pierre. Dans un coin se tenait un homme feuilletant tranquillement un ouvrage. Il était simplement vêtu d’un grand manteau qui lui descendait jusqu’aux chevilles, et ses cheveux roux avaient été repliés sur eux-mêmes et maintenus en place à l’aide d’une sorte de baguette. Remarquant l’arrivée des deux visiteurs, il posa son livre et se retourna. Contrairement à Svaria, sa peau était très pâle, et son visage de porcelaine ne présentait aucune marque ou autre imperfection. Après avoir observé le duo quelques instants, il esquissa un sourire si chaleureux qu’il en devenait déconcertant.
« Je ne pensais pas croiser quelqu’un par ici, commença-t-il d’une voix cristalline. Qui plus est, un groupe. Qu’est-ce qui a donc pu vous amener en ces lieux maudits ? » Il marqua une courte pause, puis repris sans même laisser à Svaria le temps de répondre. « Je suis Selg, un historien. J’ai entendu dire au cours de mes voyages qu’une collection inestimable se trouvait ici, et suis donc venu dès que possible. Une grande partie des volumes ont été perdus, et le reste est un peu difficile à déchiffrer, mais les informations qu’ils contiennent sont de premier ordre. Saviez-vous que le peuple qui occupait ces murs n’était pas originaire du pays ? Il n’a été que le premier à s’y installer. A l’origine, il n’y avait qu’Amest. Les gens n’avaient pas le droit d’en sortir. Puis, après environ 1000 ans, ils ont peu à peu commencé à explorer l’est, et à y construire des temples et des villages. D’ailleurs, Amest est le nom que nous lui avons donné, mais son peuple l’appelait autrement. Ce nom a fini par désigner l’ensemble de cette contrée, avant de disparaître avec ses créateurs. Dihonoya, voici le véritable nom de ces terres sur lesquelles nous vivons depuis si longtemps ! Un havre où les forces divines côtoient les hommes ! Ne trouvez-vous pas tout cela absolument fascinant ?
– Tout à fait… répondit Svaria, un peu gênée.
– Les Dihonoyens étaient un peuple très spirituel, reprit Selg sans en prendre compte. En arrivant ici, leur première entreprise fut la construction du Grand sanctuaire sur le site qu’ils appelaient Cyshn : le berceau des dieux. Ils considéraient cet endroit comme un lieu de création. Ils ont ensuite développé la ville et leur culture autour de ce point.
– Vous voulez dire que le sanctuaire est au centre ?
– Exactement. Il est difficile de le voir à cause du mur intérieur qui le sépare du reste de la cité. En réalité, toute la ville a été arrangée pour perdre les ignorants. La route du sanctuaire est un secret qui n’était révélé qu’aux membres du clergé. Heureusement pour vous, je venais tout juste de la déchiffrer ! Suivez-moi donc ! »
Sans laisser le temps à ses interlocuteurs de digérer ses paroles, il posa le livre qu’il avait en main et sortit de la pièce.
La route du sanctuaire, comme l’avait annoncé Selg, était relativement complexe. Les moines voulant se rendre au centre de leur ville devaient traverser un réseau de couloirs et de ponts dissimulés faisant le tour des blocs avant de rejoindre le lieu saint. L’intérieur du sanctuaire prenait la forme d’un grand puits s’enfonçant si loin sous la ville qu’on n’en voyait le bout depuis l’entrée. Une énergie immémoriale flottait dans l’air, rappelant à tous les visiteurs leur insignifiance face aux puissances qui habitaient les lieux. Lizt fut pris d’un profond mal-être, sentant toute la rage et le bellicisme qui hantaient les murs. Tous les sentiments qui habitaient cet endroit lui pénétraient son esprit sans relâche, l’enveloppaient, le noyaient encore et encore. Epuisé, il s’effondra.
Un homme d’âge moyen courait dans les plaines, un enfant dans les bras. Derrière lui, un village. Malgré l’heure tardive, on entendait des cris venant de la place centrale. Sur son visage se lisaient une profonde colère, ainsi que de la détermination. Bientôt, il n’aurait plus à fuir.
Au beau milieu de la nuit, plusieurs milliers de personnes se réunirent dans les ruines d’Amest. Elles étaient très peu vêtues, et portaient toutes un ornement élaboré sur leur tête. Il prenait la forme d’un bandeau métallique auquel avaient été suspendus des chaînes et des pierres précieuses. Après une courte célébration, elles se mirent en route vers le sanctuaire. Les deux demi-lunes étaient hautes dans le ciel, et projetaient leur lumière sur la ville, sans aucun nuage pour leur faire obstacle. Les étoiles brillaient encore plus que d’ordinaire, comme attirées par l’énergie mystique qui s’était accumulée en ces lieux. Le moment était propice.
Lizt… C’est donc toi… Malheureusement, tu n’es pas encore prêt… Dihonoya n’est pas encore prêt… Il te faudra attendre encore un peu… Pars, explore cette contrée, et vois par tes yeux son état… Ystria t’appelle… Tu y trouveras des réponses… Seras-tu en mesure de les accepter ?.. Tout cela importe peu, car quoiqu’il arrive, tu finiras par revenir ici… A moi…
Lorsque Lizt se réveilla, il vit le visage inquiet de Svaria, penché au-dessus de lui, son front à deux doigts de rentrer en contact avec le sien. Alors qu’il sortait de sa torpeur, il se rendit compte qu’il avait terriblement chaud. Tout son corps était poisseux et engourdi, et une transpiration chaude coulait le long de sa tête avant d’aller s’écraser sur le sol froid. Il essaya de se mouvoir, sans succès. Son corps ne répondait plus.
« Tu es enfin réveillé ! s’exclama Svaria avant de serrer le jeune homme dans ses bras. J’étais tellement inquiète. Pendant que je te transportais ici, tu t’es mis pousser des cris atroces… Qu’as-tu donc bien pu voir ? Par contre, j’ignorais que tu avais autant de voix. Si les afélas avaient des oreilles, tu serais le plus grand des chasseurs. » Elle tenta de forcer un rire.
Peu à peu, Lizt retrouvait l’utilisation de ses membres. Il se leva tant bien que mal et regarda autour de lui.
« Tu cherches cet historien ? Ce pleutre a disparu à l’instant où tu t’es évanoui. Les gens comme lui ne s’intéressent qu’à leurs recherches, après tout. Il doit être au fond du sanctuaire à l’heure qu’il est, à tenter de déchiffrer je ne sais quel texte ancien. Au moins, il nous aura été utile. »
Elle prit quelques secondes pour réfléchir, puis s’exclama :
« Bien ! C’est décidé ! Nous continuerons vers l’Est ! »
Lizt la fixa d’un air étonné, se souvenant de la voix qu’il avait entendue plus tôt.
« Me regarde pas comme ça ! Je crois que les Dihonoyens possèdent certaines des réponses que nous cherchons. Les piliers… Ils portaient le même motif que la marque qui était au fond du château. Il doit y avoir un lien entre eux et notre mystérieux groupe. La région d’Ystria est remplie de ruines comme celle-ci. Nous trouverons quelque chose là-bas, j’en suis persuadée. »
Ainsi, le duo se remit en route.