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De tout ce qu’il y avait, c’est l’odeur qui m’a le plus marquée. Cette odeur, putride et insupportable qui régnait sur le champ de bataille, désormais silencieux. Cette odeur qui imprègne les vêtements et agresse les narines ainsi que les yeux. La sensation olfactive du sang en fermentation et des cadavres en décomposition qui donne, à chaque inspiration, envie de vomir. J’étais présente, et dire que j’étais présente lors de cette boucherie. Je marchais au travers des lignes ennemies, mes bottes souillées par la poussière et l’hémoglobine s’écoulant des corps alliés comme adverses. Plus j’avançais, plus j’avais l’impression que ces images resteraient à jamais gravées dans ma mémoire. La vision de ces êtres humains inertes, dont les visages étaient devenus méconnaissables à cause des balles et des obus, m’emplissait d’horreur et d’effroi.
Mais ce n’était pas grand-chose, compte tenu de ce que nous nous préparions à faire. Après tout, en exécutant les ordres, nous allions réduire à néant le dernier espoir de toute une nation. Toutes, nous étions au courant qu’en entrant de cette place forte, l’ancienne superpuissance qu’était les États-Unis serait rayée à jamais de la carte et disparaîtrait de l’échiquier mondial. Sur le moment, je n’avais pas une once de pitié pour les Américains, mais maintenant les choses ont changé… Rien ne comptait, il fallait avancer, avancer dans l’obscurité.
Et donc, la nuit noire régnait et seuls les bruits de nos pas, ainsi que des rares animaux sauvages perturbaient ce calme macabre alors que nous poursuivions notre route vers l’objectif. À certains endroits, il était possible d’observer quelques flammes lentement consumer cadavres et pièces d’artillerie. À d’autres, ou du moins je le crois, des mouches s’affairaient autour des macchabées, rentrant dans leurs orifices pour pondre.
Tant de scènes écœurantes avaient eu lieu sous mes yeux des heures durant, et là je passais au travers afin de commettre des actes d’une cruauté bien plus accrue. Durant une période qui m’avait paru sans épilogue, les tirs n’avaient cessé de déchirer les hommes et le sol orangé fût recouverts d’enveloppes charnelles désormais en lambeaux d’êtres autrefois vivants.
Après ce carnage, je ne demandais qu’à en terminer avec les hostilités, en finir avec ce massacre. Mais il fallait achever notre travail. Pendant des mois, nous avions brûlé leurs maisons, exterminés leurs pairs, détruits leurs rêve. Et là, le dernier espoir qu’ils possédaient allait devenir poussière.
Mais il faut être honnête, je tentais à tout prix d’éteindre la moindre étincelle de compassion qui s’allumait en moi. Nous avions été formés pour ça ; notre mission était de tuer sans réfléchir, car penser est dangereux pour un soldat. Et comme le répétait notre maître :
-“Vous êtes des chasseurs et vos ennemis du gibier. Traquez-les, soyez les prédateurs qui suivent, trouvent et abattent leurs proies. Et n’oubliez pas : Une bête effrayée est une bête faible. Alors terrifiez-les, faites-leur perdre tout espoir de répit.”
Chaque mot de ce sermon, je les avais appliqués à la lettre. Nous n’étions pas du même moule que la simple infanterie, aucun remord ne ressortait… En apparence. Jamais nous n’avions traité l’ennemi en égal, ni avions été clémentes avec lui. Telles des machines, notre cerveau nous faisait agir mécaniquement. Programmées pour tuer, programme pour dispenser la mort. Nous allions la semer une dernière fois.
La forteresse n’avait rien perdu de sa superbe, malgré le tragique des évènements, renfermant en son sein le fameux cristal. La zone entière était nettoyée, il ne nous restait plus qu’à purger l’intérieur de l’édifice, ce qui nous était facile : Nous, l’équipe d’élite. Avec facilité déconcertante, nous avions percé leurs défenses une à une, sans laisser le moindre témoin. Chacune des membres de l’unité savait ce qu’elle devait faire, et ce n’est que peu de temps après notre intrusion que nous sommes arrivées dans la salle d’énergie.
-“C’est magnifique…” Ai-je dit
Et encore, c’était un euphémisme de simplement le décrire ainsi, tellement ce cristal m’éblouissait (Bien que je n’avais mis aucune émotion dans mes paroles). Tant de puissance dans le creux de ma main quand j’eus décroché la source d’énergie de son socle. Enfin, notre nation était sauvée, nous avions assuré la pérennité du peuple nippon… Du moins ce qu’il en restait…
Et là, alors que nous n’avions parcouru que quelques mètres vers l’extérieur, une lumière blanche nous aveugla. Mes sœurs s’écroulèrent sous mes yeux et en un claquement de doigt, je suivis le même destin. Ce n’est que maintenant que je me réveille, mais rien de ce que je vois n’est familier à mon regard.
-“Parfait, vous êtes déjà réveillée !”
Un homme me sourit, il m’est inconnu. Je peux présumer qu’il est médecin, au vu de la blouse blanche et de son attirail d’équipements médicaux. Je ne cesse d’observer autour de moi, mais je n’ai aucune idée d’où je suis.
-“Ne paniquez pas, il n’y a rien à craindre.”
-“Qui… Qui êtes-vous ?”
Le mystérieux inconnu se lève alors de sa chaise, silencieux. Je le toise avant d’étudier sommairement la pièce. Rien de ce que je vois ici ne me semble familier. Les divers instruments d’examen ont l’air de sortir tout droit d’un film de science-fiction. Cela m’a l’air si… futuriste… Je me demande si je ne suis pas en plein rêve.
-“Bien, dit finalement mon interlocuteur, je peux facilement présumer que vous avez nombre de questions, et c’est normal. Avant d’y répondre, permettez que je satisfasse votre première interrogation : je suis le Dr. Nicklas Joworgsen, à votre service !”
Ce docteur, dans sa manière de se comporter, a un côté théâtral, c’est plus qu’atypique. Il doit avoir la cinquantaine, ou du moins en approcher, au vu de sa chevelure blonde grisonnante, et il fait une belle taille. Je suis presque sûre qu’il vient d’un pays scandinave… Ou ce qu’il en reste…
-“Où… Où suis-je ? Et aussi… Qu’est-ce que cette cuve ?”
En effet, dès que mes yeux furent ouverts, j’ai senti mon corps en flottaison. C’est une cuve O.F.R. (Organic Force Regeration), mais celle-ci est plus performante que dans les exemplaires que j’ai pu voir.
-“Ah oui, où avais-je la tête ? Eh bien ma chère, comment dire… Je vais être direct avec vous : A l’heure actuelle, nous sommes le 7 janvier 2597, approximativement un demi-millénaire après le début de votre hibernation. Il y a 500 ans donc, vous et votre escouade s’êtes emparées du dernier cristal viable sur Terre et ainsi, le Japon fût l’ultime nation sur 31 à en posséder un.”
Non, c’est définitivement un rêve, un cauchemar plutôt. 500 ans que je suis inerte ? Il s’est bel et bien passé quelque chose avec ce cristal, cette nuit-là. J’ai donc réussi ma mission, mais à quel prix ? Peut-être que tout a capoté, peut-être que ça s’est avéré inutile…
-“Écoutez, je suis conscient que cela doit être dur pour vous, mais sachez que je…”
-“Où est passée mon escouade ?” Que je demande, lui coupant de fait la parole. Sûrement est-il surpris par ma froideur ; on nous avait appris à contrôler nos émotions bien que là je sois au bord de la rupture.
-“Votre équipe… Navré, mais vous êtes la seule survivante. D’après les archives, les autres ont été… pulvérisé… Il ne restait rien d’elles…”
-“Et alors… pourquoi m’avoir réveillé ?” Le contrôle, je dois garder le contrôle…
-“En fait, votre cuve avait été oubliée jusqu’il y a peu. Nous l’avons retrouvé, avec une pile de documents, dans la soute blindée du vaisseau vous ayant conduit ici. Une vraie pièce de musée !”
-“Et que représente ce ici ?”
-“Vous n’avez pas deviné ? Dit-il en souriant doucement. L’homme a réussi à se préserver, finalement, il a trouvé un nouvel Eden. Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue… À Poweria !”
-“Poweria… Comme les cristaux ?”
-“Oui et comprenez que votre aide est primordiale : Notre histoire ancienne sombre dans l’oubli, un peu plus de jour en jour. Ce qu’était notre civilisation et nos cultures n’est plus qu’un songe, préserver le souvenir est d’une importance capitale. Heureusement, cela va changer. Nous allons enfin savoir ce qui a eu lieu lors de cette bataille, grâce à vous, Yanimi.
-“Yanimi… Il y a longtemps que l’on ne m’a pas appelé comme ça…”
-“Effectivement, mais c’est plus commode que SP-1377, non ?”
-“Oui… Alors voilà pourquoi on m’a sorti de mon sommeil, pour dire des contes…”
Enfin, j’ai de nouveau un contrôle total sur moi. Je dois absolument rester sereine, ne pas m’emporter. C’est fondamental, surtout maintenant… Car je suis seule…
-“Raconter des contes ? Exprime Joworgsen en arquant un sourcil, non ce n’est pas ça, pas entièrement du moins. Il suffit de se dire qu’en vous retrouvant, le destin vous offre une nouvelle histoire et que notre rencontre en est le prologue. Désormais, je vais tout vous expliquer, car il est de mon devoir de combler une héroïne tel que vous”
.
Une nouvelle histoire… Est-ce seulement possible que quelqu’un comme moi puisse tourner la page et démarrer une nouvelle vie ? Une existence loin des guerres, des manipulations et du sang ? Pourtant, j’ai envie d’y croire, je vais y croire. Et si ça tourne mal, je sais quoi faire.
-“Laissez-moi sortir, ensuite j’écouterai. Mais avant, donnez-moi des vêtements au lieu de me regarder nue. Je sais qu’on ne met pas un sujet habillé dans une cuve.”
Extra, concision et densité.
On est tout de suite plongé dans l’histoire avec l’envie d’en savoir plus.
Très joliment écrit.