L’action se déroule sur Corpus, un micro-système peuplé d’humanoïdes asexués.
Sa première perception du monde alentour fut le froid d’une paroi. Cette perception dura longtemps. Elle s’accompagna bientôt d’une sensation d’étouffement. La créature ignorait durant combien de temps elle avait existé avant d’en prendre conscience. Elle n’avait pour repères que le froid, le noir et le confinement. C’était trop peu pour développer un mode de pensée actif. Il n’y avait que la sensation perçue par son corps. Tout ce qui pouvait être senti lui paraissait désagréable. Le peu de choses que cet être primaire connaissait du monde attisait sa rage. Premier sentiment.
Les fibres de la capsule s’écartèrent lentement. L’espace s’agrandissait. Un souffle chaud caressait sa peau et éveillait ses membres engourdis. Enfin la créature ouvrit les yeux. Une faible lumière vint frapper ses pupilles et l’aveugla momentanément. C’était déjà trop, pour un premier regard. Il lui fallut le temps de s’habituer à la clarté. Alors, seulement, elle put distinguer face à elle l’un de ses semblables. Il avait la peau rugueuse, le regard dur et portait une lourde armure. D’innombrables pointes piquantes jaillissaient ça et là de son épaisse coque. De son bras de colosse, il extirpa de sa capsule sécurisante la créature faiblarde.
— T-CD8-392 ! annonça-t-il dans un grognement.
Instinctivement, le nouveau venu au monde sut que ce code était l’appellation qui servirait à le désigner. À peine l’eut-il compris que la brute qui l’avait arraché au calme de sa première phase de vie le balança sur le côté et s’empressa d’aller éveiller un autre innocent, encore oppressé par les fibres de sa capsule.
T-CD8-392 s’en rendait compte à présent, cette oppression était peu de chose comparée à l’égarement qui l’envahissait dorénavant. Déjà, il se mettait à haïr le nom dont il était affublé.
Des dizaines de colosses en armures s’affairaient le long du mur fibreux que formait la capsule. Ils en extrayaient à la chaîne des créatures dont les seules expressions traduisaient la peur et l’incompréhension. Chaque nouveau venu se voyait attribuer un matricule similaire aux autres. Ainsi, ceux qui vinrent après lui furent appelés T-CD8-393 et T-CD8-394.
T-CD8-392 savait qu’il leur ressemblait, qu’il présentait la même faiblesse de corps et d’esprit que ses congénères, et la proximité de leurs noms ne cessait de le lui rappeler. Il haïssait son apparence : sa peau d’un violet livide, ses membres flasques, la nudité qui le rendait si inférieur aux tyrans en armures. Tout en lui-même lui inspirait un profond dégoût.
— Eh, soldat !
T-CD8-392 comprit d’instinct que le colosse serti de pics s’adressait à lui. Il ouvrit son orifice buccal pour tenter d’articuler une réponse :
— Oui, m’sieur ?
Premières paroles. Première mélasse verbale déjà criblée de servitude.
— On nous a signalé la présence d’un organisme étranger dans le quartier du Foie. File voir sur place et élimine cet agent pathogène si nécessaire ! Compris ?
— Patho… gène ?
— Sacre Sang ! T’es un lymphocyte T cytotoxique ou un putain d’acide gastrique ? Au Foie, et que ça saute ! Tu connais le chemin, 392 : c’est inscrit dans ton code ! Mais je le précise, parce que t’as l’air sacrément mou de la membrane. Tu prends l’aorte, tu coupes par le ventricule droit et tu peux pas louper la sortie, minus ! Beh alors, qu’est-ce que tu fiches encore là ? Magne-toi ! Ton cytoplasme a tourné ou quoi ?
Après le confinement et l’égarement, venait l’humiliation. Toutes les violences possibles accablaient T-CD8-392 dès ses premières minutes au monde. Ainsi, son être se gorgerait de rage et serait prêt à détruire férocement la première menace venue.
Les T-CD8 étaient les soldats d’élite de Corpus, nourris à la haine de leur naissance à leur mort imminente, gavés jusqu’au noyau d’une soif de tuer nécessaire à leur tâche. À peine tirés de la capsule, on les envoyait en éclaireurs aux confins de Corpus, pour jauger l’ennemi. Chacun d’entre eux était déboussolé, au début. Mais la Mémoire Centrale, celle qui résonnait sans fin dans les entrailles de Corpus, faisait aussitôt rejaillir en eux les souvenirs d’une existence antérieure. Alors ils fonçaient, là où on leur avait ordonné d’aller, sans se poser la moindre question et effectuaient leur besogne machinalement, comme le commandait une conscience supérieure.
T-CD8-392 filait vers sa cible à travers les artères de Corpus. À mesure qu’il avançait, sa voix intérieure devenait plus forte, plus précise. Était-ce seulement la sienne, ou celle du monde entier ?
Son corps frêle et flasque déboula dans le quartier du Foie, conformément aux ordres. Le coin puait la bile. Premier pincement de nez.
T-CD8-392 entreprit de sécuriser le périmètre. Les hépatocytes s’affairaient à leurs occupations, allant et venant d’une cavité à l’autre dans l’antre poreux et puant que constituait le Foie. Les corps ronds et harmonieux des hépatocytes, tout gorgés de glucose, étaient beaux et luisants. T-CD8-392 prit honte et rasa les parois. L’adolescence, déjà, déversait en lui son lot de questions sans réponse et de complexes ridicules. Les hépatocytes n’avaient même pas remarqué la présence du T-CD8 parmi elles. Seulement, lui, se voyait – et il se méprisait.
Alors qu’il tentait de s’effacer dans l’ombre d’une cavité fibreuse, T-CD8-392 atterrit malgré lui au carrefour Sinusoïde. Une foule entière d’hépatocytes voluptueuses et de globules rouges étincelants se pressait autour de lui. Ils couraient en tout sens, hors de la cavité. T-CD8-392 crut d’abord qu’ils fuyaient devant son apparence repoussante mais, une fois le carrefour délaissé, il découvrit, non sans surprise, la raison de son affectation.
Un être d’une beauté et d’une grâce sans pareil flottait au beau milieu de la place dégagée, ses traits pâles sublimés par les sombres cascades de bile qui derrière s’écoulaient des égouts hépatiques.
T-CD8-392 demeura bouche bée devant la créature, la délicatesse de ses membres ondulants et la majestés de sa coiffe arrondie comme un beau champignon. Il le savait pourtant, la conscience supérieure le lui clamait sans relâche : ce visage sans défaut était celui de l’ennemi.
Antigène !
— Antigène ? C’est comme ça que tu t’appelles ?
Bravant les instincts les plus primitifs de Corpus, T-CD8-392 s’avança vers le prodigieux envahisseur.
— Moi, c’est T-CD8-392. Tu es seul ?
Le regard profond d’Antigène le pénétrait. Il ne pouvait décoller les yeux de sa cornée profondément noire. Quelque étincelle brillait dans les pupilles de l’ennemi : une résolution sans faille, cependant dépourvue de toute agressivité.
Antigène laissa échapper un son suave, comme les sources bouillantes de la Péninsule Pubienne. T-CD8-392 fut frappé par quelque chose d’inexplicable. La Mémoire Centrale elle-même ne pouvait l’éclairer sur la nature des spasmes qui secouaient sa poitrine. L’expérience inédite d’une première passion.
— Dis-moi, Antigène, qu’est-ce que tu fais ici ?
Hépatite ?
Pour unique réponse, Antigène continua de fixer T-CD8-392. Évidemment, il était impossible qu’un agent étranger maîtrisât le dialecte de Corpus. Le seul langage de l’intrus était son chant sirénien, inconnu en ce monde.
Comme hypnotisé, T-CD8-392 s’approcha d’un pas de plus. Il tendit sa main flasque et mauve vers Antigène mais, au dernier instant, il retint son geste. La mémoire cellulaire savait ce qu’il en coûterait si le soldat-anticorps entrait en contact avec son ennemi viral. T-CD8-392 le savait et pourtant, plus il admirait Antigène, plus sa poitrine se chargeait d’un sentiment inconnu, contraire de la haine et remède à la rage. Depuis sa récente rencontre avec l’agent pathogène, le soldat se sentait étrangement apaisé.
Dans une nouvelle série de notes enchanteresses, Antigène sembla lui adresser des sentiments bienveillants. Alors, de sa coiffe arrondie, s’étirèrent des fibres cotonneux. La chevelure d’Antigène, en pleine expansion, vint tapisser les murs poreux et gras du quartier du Foie, étouffant du même coup leur odeur nauséabonde. Au même instant, T-CD8-392 se sentit comme transpercé de l’intérieur.
Cancer !
Le premier amour est un sentiment unique : il envahit celui qui l’éprouve de l’impression insensée qu’il lui faut désormais avancer sur un fil de soie tendu dans le vide ; prendre le risque de disparaître à jamais dans un gouffre sans fond en révélant ses sentiments ou renoncer lâchement et se laisser dissoudre lentement de l’intérieur.
— Antigène, je crois que je t’aime.
Alors même qu’il prononçait ces mots, la conscience supérieure se manifesta et T-CD8-392 mesura toute l’horreur de la situation. Antigène était son âme-sœur, c’était une certitude. La certitude indéniable d’une tragédie vécue, encore et encore, par d’infinies versions de lui-même ; les trois cent quatre-vingt-onze autres et les suivantes sans doute. Les ennemis naturels étaient condamnés à s’attirer, s’aimer et se détruire, encore et toujours, jusqu’à l’extinction.
T-CD8-392 en avait pleinement conscience désormais : Antigène était la raison de son existence, de la persistance de sa mémoire et la cause même de sa mort imminente. Par amour, il se tuerait. Il le tuerait du même coup.
Encouragé par la mélodie charmeuse de l’adversaire-amant, T-CD8-392 s’avança dans son sillage. Ils se sourirent et se perdirent longuement, pour la toute dernière fois, dans le regard l’un de l’autre. T-CD8-392 caressa l’air chargé du carrefour Sinusoïde le long des bras d’Antigène, en prenant garde à ne pas toucher la peau pâle de l’être qu’il aimait. Ce dernier l’entraîna dans une tendre valse et, tandis qu’ils dansaient à quelques nanomètres l’un de l’autre sans oser se frôler, la chevelure infectieuse d’Antigène poursuivait la métastase des tissus hépatiques. Le quartier agonisait autour d’eux, et plus rien d’autre au monde que leurs deux corps ne semblait alors exister. Ultime instant de bonheur.
Puis, d’un commun accord conclu d’un hochement de tête, ils se donnèrent leur premier et dernier baiser : le baiser de la mort.