Chapitre 1
Des tremblements incontrôlés parcourent tous ses membres. Les frissons s’insinuent partout. Jean met ces nouvelles sensations tant sur le compte du vent froid qui balaie le plateau que sur celui de la peur. Le vent s’infiltre à travers ses vêtements mouillés, épouse sa sueur, et le glace. La peur exsude en bouffées de chaleurs et en nausées. Le chaud et froid s’entrechoquent. Ils livrent une bataille qui le laisse sans ressort. A deux doigts de la perte de contrôle, Jean s’agenouille dans l’herbe haute. Chercher à retrouver le contrôle de sa respiration. Il contre la sensation d’étouffement. Ses doigts vont et viennent le long de sa chaînette autour du cou. Il sort enfin du piège de la vallée de l’Hermeton. Ici, en haut, à la naissance du plateau et à deux pas de Soulme, le chemin prend une physionomie plus accueillante propre à baisser la garde. Jean sait que le danger n’est pas écarté. Du feu abandonné par des bûcherons émane une chaleur résiduelle. Il n’ose trop s’en rapprocher. Attentif aux moindres mouvements et à l’écoute de tout bruit suspect, il laisse s’atténuer les battements de son cœur. Sa respiration retrouve un rythme normal, la panique semble le quitter. Pas l’angoisse ressentie au creux de l’estomac. Il avait oublié cette sensation pesante, ce glaçon au creux du ventre.
Angoisse et peur. Depuis la mort d’Evelyne, Jean n’avait plus jamais rencontré ces sentiments. Il n’avait d’ailleurs plus rien ressenti du tout. Toute envie de vivre avait disparu en même temps qu’une voix impersonnelle avait annoncé sur sa boîte vocale la mort de son épouse, trois ans plus tôt. La longue maladie d’Evelyne avait pris le dessus pour s’allier avec la mort et prendre les dernières flammes de vie de sa femme. Lors d’une de ses errances au volant de sa voiture, sur une petite route du Brabant wallon pour fuir la petite chambre de sa femme mourante, il avait entendu le message fatal.
Depuis les événements des dernières heures, Jean n’a plus envie de jouer avec la mort. Il lui faut retrouver Mélissa prise au piège. Etait-elle parvenue à déjouer ses poursuivants ? Il l’avait par deux fois abandonnée à son sort. Il enrage. Le feu crépite. Quelques flammèches éphémères embrasent la nuit. Il sent la haine monter en lui. Il se déteste d’avoir à nouveau laissé une femme seule dans sa détresse. Sa colère le pousse en avant malgré – ou grâce à – la peur de ne pas la retrouver. Il est dans le même état que le soir de la mort d’Evelyne. Mais il ne veut plus de dénouement identique à celui de cette soirée où tout avait basculé…
Il avait roulé toute la nuit, à tombeau ouvert sur les petites routes de campagne, la rage au ventre. Bravant tous les dangers, prenant des risques fous, il avait traversé les villages endormis sans trouver ni répit ni obstacle sur sa route. Aucun véhicule, aucun arbre n’avait interrompu sa course meurtrière. Il s’était arrêté à l’aube, pantelant, brisé. Vivant. Il avait raté sa mort comme il avait raté celle d’Evelyne. Depuis, tout sentiment avait déserté son corps et sa vie. Coquille vide dans un monde décoloré. Pendant trois ans, l’essentiel avait été d’essayer de ressentir.
Maintenant, il ressent ! Peur et angoisse l’habitent à nouveau. La braise vivante rougeoie et attise sa colère.
Trois jours plus tôt, ce dimanche d’avril, il quittait Namur. Il avait rendez-vous avec Adrénaline. La seule qui lui procurait parfois une petite lueur de vie. L’essentiel était de ressentir. C’est ce qui le poussait à s’engager à ce foutu jeu. L’action le lui permettait parfois. Rarement. Et l’alcool. Il lui arrivait de vider une bouteille de gin dans son flat sinistre, un nocturne de Chopin à tout rompre. Le regard perdu dans un brouillard tabagique, Jean se noyait dans la musique déchirante. Avec Evelyne, la musique de Chopin coulait, étincelante comme de l’eau pure. A présent elle s’engluait dans ses veines en même temps que l’alcool…Pitoyable, mais au moins il ressentait quelque chose.
Comme à ce moment. Le jeu l’avait mené, avant l’aube, dans les bois en surplomb de Basse Fontaine non loin de Namur. Sac à dos, vêtements de toile et bottines. Ni papier d’identité, ni argent. Avec de quoi survivre quelques jours en autonomie. Pas d’alcool. Il s’était jeté du camion au bord d’une route. Le jeu le voulait. Il avait sauté à l’entrée du bois, dans la descente, alors que le camion prenait de la vitesse. Roulé boulé et atterrissage en douceur dans les fourrés. Dangereux mais pas impossible. Il avait ainsi gagné quelques kilomètres. D’autres joueurs avaient eu moins de chance. L’un s’était tordu la cheville. Fin de jeu. D’autres n’avaient même pas eu l’occasion de sauter. La rouquine, Mélissa, celle-là même qu’il avait abandonnée à la curée, hier, avait réussi son saut. Jean la savait non loin de lui. Quant aux autres, ils étaient là-haut. Empêtrés dans les sous-bois. Tant qu’il connaissait leur position, il ne prenait pas trop de risque. C’est plus loin, au sortir des bois, qu’il avait fallu faire preuve d’intelligence. Jean avait vu les feux de position des deux camions qui s’éloignaient. Très vite l’asphalte bitumeux s’était estompé dans le brouillard. Un allié bienvenu car il avait pressenti d’autres camions déversant d’autres chasseurs en contrebas. 150 km de marche forcée à travers un petit bout de Wallonie pour atteindre Moulin Manteau près de Brûly, à la frontière. Et pour vaincre. Jean, ce n’était pas la prime qui le poussait en avant. C’était le jeu. La poursuite. Presque tous les coups étaient permis. Il n’avait pas peur. Pas encore. L’essentiel était de ressentir…
L’idée de participer au jeu avait pris corps un matin brumeux comme celui-ci, lorsqu’il avait découvert la petite annonce dans un journal abandonné sur un banc, au bord du canal. Une nuit d’errance n’avait pas permis à Jean de trouver la paix. Les portes du sommeil lui étaient de plus en plus souvent fermées. Au milieu des pages détrempées l’annonce était à peine lisible. Il avait eu du mal à déchiffrer les quelques lignes. « Vous aimez l’aventure et les sensations fortes. Vous n’avez pas froid aux yeux et l’envie de vaincre. Nous vous offrons une semaine d’aventure intense dans la nature, tous frais payés. Participez au JEU. Gain 25000 € pour le gagnant ». Après avoir mis les doigts à sa chaînette qu’il ne quittait plus, il avait composé le numéro qui l’avait finalement conduit ici.
Il avait vite laissé les bois loin derrière, dans leur enveloppe de coton. La matinée progressait. Le brouillard s’effilochait et de nombreux coins d’azur s’étiraient dans le ciel. Cela ne l’arrangeait guère. Il aurait mille fois préféré se fondre dans la brume qui enveloppait les prairies quelques minutes plus tôt. Droit devant, les crêtes fantomatiques de Malonne et Floreffe dessinaient l’horizon avec timidité. Jean se réjouissait quand même de cette apparition soudaine qui lui signifiait de bifurquer vers le sud ouest. Il hésitait à emprunter le chemin sur sa gauche, ou à prendre tout droit à travers tout. L’équipée par les prairies et les vergers avait le mérite d’éviter les mauvaises rencontres sans doute tapies sur le chemin, mais les nombreuses clôtures et les espaces trop dégagés le décourageaient. Il lui fallait se résigner à prendre le large chemin qui le conduirait à Bois de Villers. Il forçait l’allure pour prendre du champ. Il sentait la présence des autres non loin derrière. Il ne voulait pas être repris non que cela soit important pour lui. Encore une fois, le gain attribué au vainqueur ne l’intéressait pas. Il n’avait même pas entamé l’héritage financier qu’Evelyne lui avait légué. Il n’avait pas non plus peur de la confrontation. Qu’avait-il à perdre ? Il ressentait l’adrénaline envahir peu à peu son corps et avec elle la vie couler à nouveau en lui. C’était avant la succession des drames…
Quelques flammèches du feu mourant crachent des petites braises incandescentes. A plat ventre sur le sol glacé, à l’abri des basses branches, contre un amas de troncs couchés, Jean tente de reprendre son souffle après la longue fuite. Il risque à quitter les hautes herbes et s’approche de l’âtre. Au loin, la plainte rageuse des tronçonneuses voyage au-delà des cimes et des collines. La douleur à l’épaule ravive ses souvenirs. L’image du couteau effilé dressé devant lui remonte à la surface de son cerveau, ainsi que l’excitation malsaine qu’il a ressentie à ce moment. Plus aucune lumière de ses poursuivants ne perce la nuit mourante. Les prémices de l’aube dessinent une fine bande de dentelle au loin sous le plafond nocturne. Le sang pulse dans sa blessure. Dans sa tête le premier drame défile comme un film avec une netteté étonnante.
Quelques kilomètres avant Bois de Villers. Il semblait avoir semé ses poursuivants. Pour un temps. Il les savait organisés et bien décidés à le rattraper. Trop bien organisés. Presque devin. Par trois fois, il les avait semés, par trois fois ceux-ci avaient resserré leur étau et failli le coincer. Un individu habillé de noir de la tête au pied tenta de lui barrer la route au détour du chemin. L’ennemi anticipait tous ses mouvements, à croire qu’il avait placé des guetteurs sur la moindre route et le plus petit chemin de l’aire de jeu. Et soudain, ce long couteau pointé sur lui, sans vergogne. La chasse prenait quand même une tournure inattendue ! L’homme se jeta sur lui et ne lui laissa aucune occasion de s’esquiver tout à fait. La lame effilée entama son épaule droite. Une douleur fulgurante l’envahit. Une brûlure glacée. La douleur amplifiée par la rage poussa Jean vers son agresseur. Le bâton frappa, frappa, frappa, à coups répétés. L’homme prit les jambes à son cou, peu enclin au combat. Jean ne sentait plus la douleur. Que du plaisir !
La nuit s’appesantit au firmament. L’aube paresse dans le lit des basses vallées. Le froid chargé d’eau emperle les vêtements de Jean. De nouvelles vagues de frissons incontrôlables parcourent tout son corps. La fumée du feu irrite ses yeux et l’oblige à s’abriter sous un amas de branches mortes. Chaque passage de ses doigts le long des fines mailles de sa chaînette lui procure des ondes bienfaisantes. Il a peur de s’assoupir. La fatigue l’accable. Jean sent à nouveau son esprit s’envoler.
Du plaisir, il en avait trouvé quelques temps plus tard à Bois de Villers. Il avait flirté avec la mort. Et la vie avait coulé dans ses veines comme du sang chaud. Dans quelle folie perverse jouait-il, alors, se demande-t-il, tout en se remémorant cet événement.
Le retour de la douleur lancinante de sa blessure l’avait obligé à se diriger vers ce village, qu’il avait d’abord envisagé d’éviter. Mais il fallait trouver de quoi soigner sa blessure. Malgré l’excitation, après ce premier drame, Jean s’était dit que le jeu était mal engagé et que les dés étaient pipés. La supériorité numérique de ses adversaires minait ses chances de réussite et l’usage de couteaux chez ses adversaires contraignait Jean à un engagement total.
Le feu n’arrête pas de mourir. Une branche à moitié consumée roule au cœur de l’âtre. Elle interrompt encore une fois sa rêverie. Puis le film du second drame se projette sur le plafond de sa cachette de verdure. Tout au fond, l’Hermeton continue sa folle chevauchée, ignorant tout des drames qui se sont joués. Son esprit abandonne son corps près du feu et se téléporte sur le lieu du second drame, en plein centre de Bois de Villers. Il n’entend plus les tronçonneuses au loin. C’était sur la place qu’ils avaient bien failli arrêter sa course…
Il atteignit sans encombre la grand-place rectangulaire du village. Au centre se trouvait une fontaine dont l’eau claire jaillissait de quatre gargouilles aux allures de monstres. Il fit couler l’eau dans ses mains réunies puis la répandit sur la plaie ouverte de son épaule. La morsure de l’eau froide intensifia sa douleur. Il retint un cri et se força à garder les yeux ouverts malgré la fulgurance de la douleur. Il était arrivé jusqu’ici sans encombre. Il savait qu’il était une cible idéale au centre de ce grand quadrilatère. Tout autour de la place les maisons endormies cernaient presque tout le périmètre. Le soleil était de retour et réchauffait les pavés. Dimanche invitait le bourg à la sieste. Lui devait rester éveillé. Il guettait l’embouchure des rues qui aboutissaient aux quatre coins de la place. Ses doigts ne finissaient pas de voyager sur sa chaînette. Pas âme qui vive. Il fit le tour de la fontaine. Au milieu d’un côté de la place, il observa le café du centre et découvrit la pharmacie attenante. Il avait besoin de désinfectants et de bandage. Il hésita. Il se mit à la place des autres. Ils savaient qu’il était blessé. Le silence était lourd. Trop lourd. Mille yeux le guettaient tout autour de la place. Il fallait qu’il se ressaisisse. Bouger. Le café était un bon centre d’observation. Il prit la décision de s’y rendre. Une très vieille dame aux habits sombres et usés surgit soudain sur le seuil de sa petite maison. Elle fit quelques pas sur la place. S’aventura à dix pas de sa demeure, regarda l’intérieur de la boulangerie quatre maisons plus loin, puis fit demi-tour. Une dernière vision l’occupa quelques instants. De vieilles pantoufles usées jusqu’à la corde traînant sur le sol. Une lourde porte qui se refermait. Le soleil l’éblouit là-haut sur les toits en fausse ardoise. Ils surgirent soudain des quatre côtés à la fois, sortis de nulle part comme des spectres. Il avait presque atteint la petite porte du café. Les fantômes en treillis militaire le mirent en joue sans vergogne. Silence lourd. Il eut juste le temps de plonger dans la venelle voisine de la grosse maison de maître au centre de la place.
Le feu dégage une forte odeur de bois brûlé et les braises rougeoient. Le vieux quignon de pain retrouvé au fond de sa poche grille au bout d’un bâton. De sa position, Jean peut voir les lueurs de l’aube colorer les pâturages d’un vert timide teinté d’étranges taches violettes. Les nombreuses clôtures versent leurs ombres d’encre et tracent d’infinies échelles sur le sol du plateau. La semi-torpeur verse à nouveau Jean dans ses souvenirs et le film des événements des heures précédentes continue de défiler.
Après son plongeon dans la ruelle, la fuite prit vite une tournure de chasse à l’homme à travers pâturages et vergers. A ce moment-là, les sensations fortes l’excitaient et le rendaient anormalement vivant…son long trajet à jouer au chat et à la souris avec les autres lui révélait une immense machination dont il ne comprenait pas les tenants et les aboutissants. Jusqu’au troisième drame…
Jean n’en croyait pas ses yeux. L’homme terré dans le creux du terrain en contrebas, mettait en joue la femme aux cheveux de feu et aux survêtements noirs. Jean fouilla la nuit avec ses lunettes nocturnes. Il passe de l’une à l’autre, étonné de trouver-là cet homme. D’une immobilité de marbre, il semblait venu de nulle part. La femme, inconsciente de leur présence, se confondait avec l’obscurité et remontait le sentier en direction de l’abri sommaire de la clairière qu’elle avait quitté quelques temps auparavant. C’était parce qu’il la suivait depuis bien avant le coucher du soleil qu’il connaissait sa présence dans la clairière. Et qu’il avait repéré le guetteur avec son fusil et sa lunette infrarouge. Les poursuivants étaient partout et bien équipés, pensait-il. L’attitude de l’homme était inquiétante. Il ne se contentait pas de surveiller la fille. Son doigt frôlait la gâchette. Il eut la nette impression qu’il allait tirer. Il fallait qu’il en ait le cœur net. Il s’approcha encore un peu. Rampa sur les brindilles de la pinède où il se planquait. Refit la mise au point. Les lunettes piquées à son premier assaillant donnèrent une image très nette, malgré la nuit. Le visage du guetteur crispé sur l’œilleton. Un drame allait se jouer, s’il n’avertissait pas la fille. La prévenir révèlerait sa présence. D’un autre côté les événements antérieurs l’avaient déjà convaincu que les autres utiliseraient tous les moyens pour arrêter les concurrents. Un cri échappa à Jean, un peu malgré lui. La femme se retourna ce qui lui sauva la vie. La balle passa à deux doigts de son crâne et se ficha dans un arbre juste derrière, avec un bruit de fouet étouffé. Sans demander son reste, la fille plongea dans les fourrés qui bordaient la clairière et fut vite avalée par la nuit. C’est alors que la chasse commença vraiment. Les hommes en treillis verts déboulèrent d’en haut de la crête, fouillèrent tout le versant à l’aide du faisceau lumineux de leurs lampes de poche, et dévalèrent la pente sur les traces de la femme. D’autres le prirent en chasse et les balles sifflèrent pour la première fois autour de lui. Il courut à perdre haleine, tout le long de son ascension à travers la forêt de hautes futaies, vers le plateau de Sibérie… Il ne pouvait plus croire à un jeu. Il devait cesser de se convaincre du contraire. Il zigzagua, conscient que les projectiles qui fouettaient les arbustes et les branches tout autour de lui étaient mortels. Il ne s’agissait plus d’un jeu. Une vraie chasse à mort. Il les sentit tout près, ces balles sifflantes. Comment osait-il encore croire que l’adversaire tirait sans le viser ? Il arriva à la naissance d’un petit ravin peu profond qui déchirait le flanc de la colline et le longea ce qui le mit pour un moment à l’abri. Tout à coup, un cri de douleur, en contrebas stoppa un moment sa course. Il mit à profit une zone de hautes fougères pour s’arrêter et écouter. Les balles cessèrent de déchirer les feuillages. De nombreux appels sur sa droite lui permirent de comprendre que les poursuivants avaient perdu sa trace. Ou qu’ils avaient abandonné la poursuite. Soudain, les cris se turent. Le silence de la nuit enveloppa tout. La nuit s’épaissit avec le silence. Un filet de sueur coula entre ses omoplates, malgré la fraîcheur. Le bruit de sa respiration troublait le silence proche. Après une profonde inspiration, il bloqua ses poumons et tenta d’ausculter l’obscurité. Un léger bruit d’eau à sa droite, un claquement au-dessus de lui, le craquement d’un grand sapin, des chutes d’objets, peut-être des pommes de pin, le bruissement des fougères, et tout en bas, tout au fond, le torrent cherchait son chemin. Il perçut un son indistinct suivi d’un faible gémissement. Au-delà de la sapinière, sous la futaie, la nuit était moins sombre et la lune diffusait une lueur laiteuse. Il distingua une forme en mouvement, au raz du sol, dans la tranchée du large chemin qui montait vers le plateau de Sibérie, à l’ouest de Bois de Villers. Cette masse, plus sombre que le décor, se mouvait avec lenteur. Jean ne pensa pas avoir à faire à un adversaire. L’ennemi était bien trop voyant et sûr de lui pour se fondre ainsi. L’astre nocturne embrasa un court instant une fine tache fauve enrobée d’ombre noir de geai. Jean reconnut la femme qui avait fui dans la nuit une heure plus tôt. Il la croyait loin ou dans les mains des autres. Il fit mine de s’approcher ce qui déclencha un mouvement de recul chez elle. Elle se redressa avec brusquerie et sauta dans les fourrés en contrebas où elle ne bougea plus. Son corps, parcouru de soubresauts, paraissait inanimé. Il ne distinguait pas grand-chose. Il trouva son pouls qui battait fort. Elle gémit et le repoussa avec violence. Jean prit le risque de parler pour l’apaiser et la rassurer sur ses intentions.
– Ne dites rien. Ne faites rien qui pourrait indiquer notre position. Je ne vous veux pas de mal.
– Ne me touchez pas ! Je n’ai rien à vous dire. Si vous ne me voulez pas de mal, partez !
– Je ne suis pas avec ceux qui vous pourchassent.
La pénombre l’empêchait toujours de voir dans quel état se trouvait la fugitive. Elle paraissait exténuée et trop faible pour s’opposer à lui.
– Laissez-moi vous aider jusqu’en un lieu plus sûr. Je m’appelle Jean. J’ai les mêmes adversaires à mes trousses.
– Dans ce jeu, j’ai n’ai aucun allié. C’est chacun pour soi.
Même dans son chuchotement étouffé, Jean ressentit une profonde colère. La femme ne fit cependant pas mine de s’échapper. Elle sembla se résigner à ce qu’il intervienne. Il l’aida à se redresser et la guida vers le petit ravin qui montait tout droit vers le plateau. Après les premiers pas, Jean sentit un immense mur entre lui et la femme qu’il soutenait. Il voulut rompre la glace, briser le silence lourd et murmura.
– Comment vous appelez-vous ?
Seul le silence de la nuit fit écho à sa question.
L’ennemi s’était envolé comme si toute velléité de poursuite l’avait quitté. Ce n’était pas la première fois, que Jean remarquait ce comportement étrange et ce manque de persévérance chez ses poursuivants, comme si ceux-ci agissaient par coups de semonce pour renoncer aussi vite. Cette impression qu’ils donnaient de jouer avec lui l’enrageait. La montée dans la saignée naturelle était raide et la femme grimpa avec difficultés, appuyée de tout son poids sur son épaule rescapée. L’effort qu’il produisit tout le long de l’ascension raidit ses mollets et l’avant de ses cuisses fut à deux doigts de la rupture à plusieurs reprises. Une masse d’une tonne pesait sur ses reins et alourdissait son ascension. Le haut de la côte, qu’il savait pourtant toute proche, reculait à chaque pas. Son sac lui sciait les épaules et celui de la femme cognait ses côtes déjà endolories. Le sang battait dans les veines de son épaule blessée. Les derniers pas avant d’atteindre le sommet lui parurent une éternité. Le temps pour retrouver quelque force, une infinité.
– Je m’appelle Mélissa, chuchota-t-elle. Puis elle s’écroula.
Cette ascension, il la visionne encore et encore à l’infini. Cela ne peut continuer ainsi. Il doit revenir ici et maintenant et reprendre ses esprits. Il prend le risque de jeter une brassée de branchages sur l’âtre endormi. Son corps a besoin du réconfort des flammes. Il doit continuer à dévider le fil des deux journées précédentes et chercher des indices qui l’aideraient à comprendre et à retrouver Mélissa. Il a retrouvé sa trace dans le ravin de l’Hermeton. Il la sait dans une plus mauvaise posture que jamais. Il veut revenir sur ses pas. La retrouver. Il est impératif qu’il réfléchisse. Avec l’aide de son couteau, il creuse un trou peu profond qu’il couvre de branchages et s’insinue dessous. Ces muscles se sont raidis sur ce simple effort et des ondées de douleur parcourent ses poignets, ses coudes et ses reins. Il ne sent plus son épaule blessée. Bien enseveli sous sa tombe végétale, à quelques centimètres du feu ragaillardi, le pouce et l’index sur sa chaînette, Jean reprend le fil des événements sur le plateau de Sibérie, cette-nuit-là. Il veut garder cette fois un recul suffisant pour ne plus se sentir phagocyté par ses souvenirs, au risque de perdre contact avec la réalité. La fin de nuit l’absorbe.
Hormis le hululement obsédant du vent aucun bruit ne vint perturber le plateau de Sibérie. Il portait bien son nom celui-là, tant le froid s’insinuait partout. Jean bougea cherchant l’abri d’un vieil arbre solitaire. Tout paraissait tranquille autour de lui. Au loin, il devina la ligne des arbres délimitant la fracture de la vallée de la Meuse. Quelque part au bord de la crête, la piste descendait sur Profondeville. Il fit le guet, parcourant les abords de la vieille charrette de tracteur dans laquelle il avait couché la femme. Il procéda avec prudence, par cercle concentrique de plus en plus grands. Chaque cercle l’éloigna de la charrette et de la fille. Le plateau, battu par les vents, brillait d’une lueur blafarde rendant sa progression très hasardeuse. Mélissa n’avait pas voulu qu’ils restent ensemble. Ce fut une erreur.
Ça il le sait maintenant. Près du feu réveillé, il a conscience qu’il n’aurait jamais dû accepter de la quitter. Cette fille, Mélissa, était conduite par la rage, une rage sourde, difficile à cerner et un désir de gagner. Pourquoi ? Pour le fric ? Pour une autre raison mystérieuse ?
Sous sa vieille bâche, dans sa charrette abandonnée par l’histoire elle gisait à demi-morte, une flamme de colère dans les yeux. Un désir de vaincre inassouvi dans un corps brisé. Jean la laissa-là, tout excité qu’il était encore par le jeu. Le dernier cercle le conduisit au bord de la fracture mosane et au sentier pentu. Il savait que beaucoup plus bas se trouvait le méandre mort de la Meuse, non loin de Profondeville, qu’il souhaitait éviter à tout prix. Dans les sous-bois la nuit infiltrait l’avant plan, jouait avec l’obscurité de la vallée et gommait l’étroit sentier. Entamer la descente était suicidaire. Il plongea pourtant dans la sente, sans un regard en arrière. Quelques mètres de descente en glissade sur le postérieur dans les feuilles mortes le conduisirent jusqu’à un aplat dans le versant, avant d’atteindre le petit promontoire du point de vue de Sibérie. Tout en bas quelques lumières disséminées perçaient la nuit. Il décida de profiter des lieux, à l’abris du vent et des venues intempestives. Attendre le lever du jour. L’aube du lundi n’était pas loin. La nuit plia vite bagage.
Ce moment le ramena pour un temps à un autre lever du jour identique, dans une autre vie avec Evelyne. Sur la plage d’Ostende, la brise fourrageait sous sa chemise et ébouriffait ses cheveux. Les pieds nus dans le sable glacé, ils ne quittaient pas des yeux la brèche minuscule en train de griffer l’obscurité.
Sur le promontoire en sentinelle au-dessus de la Meuse, la même image arracha Jean, pour un bref instant à la réalité du jeu. La griffure devint fleuve de lave. Le ciel se surpassa. Pas un seul nuage en vue. La lune fut réduite à une rognure d’ongle verni d’orange et les dernières étoiles s’éteignirent dans le ciel opalescent au dessus de la rive opposée de la Meuse. Le fleuve se couvrit d’un épais manteau ouateux. La journée s’annonçait chaude. Comme le jeu. La seule pensée du jeu brisa en éclat le beau tableau idyllique. Il le traversa comme on brise un miroir. Ses deux mains parcoururent avec frénésie le long fil d’or de sa chaînette. De l’autre côté, il dévala les lacets raides jusqu’au chemin en corniche à flanc de coteau. Aucun ennemi en vue. Il espérait avoir lâché ses poursuivants. Lorsque l’hélicoptère apparut dans le soleil levant, il ne savait pas encore qu’il faisait partie du jeu et qu’il tournerait encore bien souvent au-dessus de sa tête telle une mouche tenace et collante.
Dans la vallée de la Meuse, dès le village de Rivière, l’organisation démontra toute la puissance de son infrastructure. Pour lui ce jeu prenait une tournure très réaliste. Trop réaliste. Il trouvait la mise en scène très réussie. Il avait beau savoir qu’il participait à un jeu de rôle à grande échelle, des doutes l’assaillirent. Sa blessure était bien réelle et les balles aussi. Même en caoutchouc, les projectiles faisaient bien des dégâts et les risques étaient grands. Qui étaient les initiateurs de ce jeu violent ? Qui étaient ces nombreux adversaires sur son chemin dont la hargne de certains frisaient le sadisme et la méchanceté. Tout le jeu était bien préparé. La population, tout le long du parcours semblait bien au courant de l’événement et paraissait avoir reçu des instructions de refuser tout contact avec les joueurs.
Quelques fois, ce lundi matin, Jean essaya, lors de sa remontée de la Meuse vers Rouillon et Dinant, de réclamer de l’aide aux habitants des bourgades traversées ou de demander de la nourriture dans les commerces locaux. Il essuya toujours un refus catégorique. A plusieurs reprises, après un contact avec un riverain, les autres surgirent, comme par enchantement, le forçant à fuir dans les sous bois. Sortir du jeu était périlleux. Chaque pont de la Meuse était surveillé, la moindre artère qui s’éloignait de l’aire de jeu, parcourue dans tous les sens par les imposants 4X4 et les petits hélicoptères de la société Hard Heures organisatrice de l’événement. Partout, des affiches prévenaient les habitants de l’opération et de nombreuses offres de figurants avait été proposées lors des semaines précédant jeu. Les guetteurs étaient partout. Mille yeux transperçaient Jean des moindres embrasures de fenêtres, de sous chaque frondaison obscure, du haut de chaque crête. Les joueurs devaient se débrouiller seul, sans aide de quiconque. Leurs têtes étaient affichées partout comme celles de repris de justice en fuite. Un N° de téléphone gratuit invitait les gens à dénoncer le passage des concurrents. De grandes croix rouges barraient le portrait de certains candidats qui signifiaient sans doute la fin de l’aventure pour ceux-ci. Jean se demandait ce qui leur était arrivé. S’ils avaient été repris. S’ils s’étaient rendus. Mélissa illustrait une des affiches de joueurs mis à prix. Il en trouva des dizaines sur son chemin. Aucune croix rouge ne barrait son portrait. La photo de piètre qualité permettait quand même de découvrir le buste d’une femme jeune, aux épaules larges et droites. Un très long cou supportait la tête en extension vers le ciel. La petite bouche pincée aux lèvres fines barrait d’un fin trait de mutisme une tête toute ronde. Les grands yeux profonds laissaient entrevoir une tristesse infinie dans le vert tendre de ses pupilles mais aussi une grande détermination. Ce qui frappait le plus, c’était l’épaisse chevelure rousse, tirée en arrière prolongée par une queue de cheval posée sur l’épaule et la poitrine. Jean imagina que la femme avait été photographiée en plein mouvement dans l’ascension d’une côte pentue. Son visage tendu légèrement vers le ciel intensifiait l’impression de détermination du sujet. Et de son physique athlétique. Quelle motivation pouvait bien pousser cette jeune femme dans ce jeu aux tournures dramatiques et guerrières ? Et lui-même que faisait-il dans cet échiquier ? Son portrait, affiché sur un panneau forestier à la croisée des deux chemins qui remontaient du village d’Hermeton, semblait le narguer. Elle lui renvoyait le portrait d’un homme incertain, aux joues creusées et mal rasées. Des cernes noir fusain encerclaient des yeux fatigués. La vue noyée dans un regard mouillé se perdait dans l’infini. Les cheveux noirs en bataille, parsemés de gris achevaient l’impression d’usure. Etait-il possible qu’il puisse être ce joueur un peu hagard que son propre portrait renvoyait ? Jean arracha avec rage l’affiche comme toutes les autres qu’il avait déjà rencontrées. En même temps, sans savoir pourquoi, il détacha avec précaution l’affiche apposée à la sienne qui représentait Mélissa aux cheveux flamboyants, la plia en quatre et la fourra dans la poche de son pantalon avant d’entamer la remontée de l’Hermeton. A nouveau l’hélicoptère rouge déboucha du haut du plateau comme pour bien montrer l’omniprésence de l’adversaire. Il savait que ce n’était pas pour lui qu’il survolait la rivière. Mais pour Mélissa.
La dernière fois qu’une de ces grosses libellules était apparue, il s’était cru sorti du jeu. A ce moment-là, toutes traces du jeu avaient été gommées. Le lit de La Meuse s’étirait paresseusement sous le soleil généreux de ce lundi après-midi. Sur le quai du village de Rouillon, le temps beau et chaud avait rassemblé touristes et villageois sur les bancs en bordure du fleuve. Canards, cygnes et quelques enfants barboteurs se partageaient les flots calmes autour du petit ponton. Sur l’unique lampadaire du quai, trônait une cigogne, sentinelle hautaine. Jean s’était mêlé à la foule indolente. Plus de 4X4, ni de guetteurs. Pas une affichette qui rappelait à Jean qu’il était devenu un fugitif. Triturant la petite figurine au bout de sa chaînette Jean avait pensé à Mélissa dans sa vieille charrette, là-haut, tout en haut du plateau de Sibérie. Pour la première fois, une autre femme occupait ses pensées. Pour la première fois aussi, depuis la mort de sa femme, la magie du soleil et de l’eau limpide agissait. Une fissure zébrait son mur d’insensibilité. Ses pieds déchaussés séchaient sur la pierre chauffée au pied du banc. Le soleil, parfois caché par quelques petits nuages blancs inoffensifs, caressait son torse et séchait la chair blessée de sa blessure. Son Tee-shirt faisait la sieste, sur le dossier du banc. Jean n’avait rien d’autre avec lui. Il avait laissé sac, musette et parka à l’orée du bois, beaucoup plus en amont du village. C’est alors qu’un bruit de rotors couvrit celui des enfants qui barbotaient dans l’eau. L’hélicoptère apparut au dessus de la route, derrière les maisons. Le vrombissement des pales rugit au-dessus des têtes quand l’engin fit du sur place au-dessus de la voiture qui venait de stopper sur la grand route dans un méandre de la Meuse, à la sortie du village. Tout de suite, le jeu reprit ses droits. Une femme déboula de la voiture et roula sur la pente de la rive. Jean eut à peine le temps de reconnaître Mélissa, grâce à sa chevelure de feu, qu’elle avait déjà plongé dans les eaux du fleuve pour disparaître. L’hélicoptère tourna encore quelques temps au-dessus du méandre de la Meuse avant de s’élever et de disparaître derrière les collines. Plusieurs hommes en tenue paramilitaire dispersèrent la foule qui s’était amassée et fouillèrent les berges sans retrouver trace de Mélissa. Lui n’était pas inquiété comme s’il n’existait plus à leurs yeux.
Cette impunité nouvelle avait cessé dès qu’il s’était rapproché du lieu où il avait abandonné ses affaires. Là, les bois environnants grouillaient de monde. La vieille cabane dans laquelle il avait caché ses affaires était encerclée. S’il n’avait pas quitté les lieux quelques temps avant, il aurait été pris au piège. Pourquoi les autres semblaient-ils croire qu’il était encore dans la cabane ? Et comment pouvait-il même savoir qu’il s’y était rendu ? C’est alors qu’il avait compris…
Le vallon de l’Hermeton était bien caché sous les frondaisons et Jean ne craignait pas d’être repéré. Le fait que l’hélicoptère rouge avait réapparu au-dessus de la vallée encaissée de l’Hermeton signifiait que Mélissa était encore en vie et qu’elle le précédait quelque part en amont. Il décida de prolonger son avancée jusqu’au coucher du soleil et de trouver un abri pour passer la nuit. Il marchait depuis l’avant veille sans quasi aucun repos. Il fallait qu’il récupère. Sa blessure recommençait à cogner dans son épaule. Ses jambes étaient lourdes, sa gorge et son palais desséchés par la soif. Il n’avait plus rien en dehors de son couteau, de sa carte et de la photo de Mélissa dans sa poche arrière. Tout le reste était resté dans la cabane avec la balise GPS cousue quelque part dans son sac ou sa veste. C’était le prix pour devenir invisible. Jean progressa dans les hautes herbes qui envahissaient la sente. Il atteignit un petit pont de pierre délabré qui enjambait l’Hermeton. Les eaux déferlaient sous ses pieds. Ses pas se faisaient lourds. Il n’en pouvait plus. Trop fatigué pour continuer, il s’affala sur un lit de mousse pour reprendre quelques forces. Très vite les alentours sauvages prirent une allure fauve.
Le ciel obscurci s’irisa de traînées pourpres. D’étranges personnages sortis d’un conte étrange apparurent. Des visages simiesques et des corps verruqueux et poilus s’entortillèrent tout autour de Jean. L’air éructait des relents de soufre. Au loin, des décombres en feu embrasaient l’horizon. Un gros poisson échoué dévisagea de ses grands yeux glauques ce monde en déliquescence. Un ange déchu surgi d’un gros fruit pourri fouettait une vieille femme aux seins flasques. Le sol fendillé ouvrit ses crevasses abyssales au tréfonds de la terre. D’affreux diables coiffaient d’un entonnoir leur groin à bec de canard et chaussaient d’immenses bottes leurs moignons de jambes en racines d’arbres morts. Devant lui sa femme Evelyne siégeait sur un trône de marbre entourée de gnomes serviles. Au milieu d’une rivière pourpre, Melissa apparut à sa gauche, poursuivie par trois demi-humains aux masques de taureaux. La rouille de ses cheveux ensanglantait une partie du paysage. Des cadavres d’oiseaux morts jonchaient le sol. Des vaisseaux de guerre naviguaient dans le ciel de souffre. Jean sentit le sol trembler au moment où la rivière dégueula son pu qui éteignit à tout jamais la lumière du monde.
Il s’éveilla, en nage, sous l’arche du pont où il avait pris refuge. La nuit fuyait le ciel. Il reprit sa remontée vers Soulme, vers Mélissa et la meute qui la poursuivait, le cerveau empli des images de ce cauchemar, le ventre affamé parcouru de crampes, l’épaule embrasée par la douleur. Que pouvait bien signifier ce songe effrayant ? Quel message lui envoyait-il ? Qu’est-ce qui le poussait en avant ? Et sa femme, que tentait-elle de lui dire dans ce délire ? Ce rêve l’obsédait, le faisait presque oublier la précarité de sa situation. Son chemin le mena droit sur les poursuivants de Mélissa. Au moins trois hommes, qu’il avait déjà vus. Il reconnut tout de suite la moustache sombre de celui qui portait ce bandana de camouflage. Son agresseur au couteau. Tout aurait pu prendre un autre tournant à ce moment précis au fond de l’Hermeton.
Chapitre 2
A partir de là, tout devient flou dans le cerveau fatigué de Jean. L’Hermeton. Du fond de sa vallée, une brume s’effiloche. Le monde végétal et sauvage qu’il a quitté a enseveli le souvenir de la dernière journée. La nature s’étire et l’horizon recule. Au loin des fumeroles indiquent la présence du bourg. Des senteurs d’humus humide se mêlent aux parfums de bois brûlés du feu. Jean est sorti de sa torpeur avec le jour. Comme la veille. Une journée et 30 Km le séparent de cette autre aube humide et froide qui le délivra de son premier cauchemar. Le ruisseau sauvage restera le seul témoin de sa dernière forfaiture. Il n’a rien oublié. Son esprit refuse de revoir le dernier acte. Un réveil rempli de haine pour sa nouvelle lâcheté. Son corps n’est que douleur et colère. Les pulsations de sa plaie s’épanchent jusqu’à l’avant bras. Il ne ressent plus les extrémités de ses pieds. Son corps est parcouru de frissons incontrôlables. La faim et la soif le tenaillent et la haine de lui-même lui donne la nausée. Il faut qu’il bouge. Avec le jour, les hélicoptères réapparaîtront. Pour lui cette fois. Plus pour Mélissa. Il a maintenant la ferme intention de retourner sur ses pas et redescendre dans le vallon. Le fait d’avoir fui – pour la seconde fois – ses responsabilités lui font comprendre qu’il n’est pas insensible à la vie. Avec la crainte de la mort, le courage factice de l’inconscience l’a quitté. Il a planté là Mélissa au moment même où il la retrouvait. Son geste lâche a au moins un aspect positif, celui de révéler sa peur de mourir. L’angoisse pesante, le glaçon au creux du ventre, la colère ont un effet étonnant sur lui: le remettre debout. S’il veut vivre un tant soit peu dignement il faut qu’il se ressaisisse, qu’il parte à la recherche de Mélissa et qu’il répare sa lâcheté qui le consume depuis la mort de sa femme. Retrouver Mélissa est la seule possibilité pour expier sa faute. Il veut la libérer des griffes de ces crapules sadiques assoiffées de sensations fortes. Tel est le sens de ses deux cauchemars. Un second rêve étrange a déjoué sa veille, ici près du feu. C’est encore tout frais dans sa mémoire.
Derrière le verre translucide, il la voit. Mélissa est à quelques pas de lui. Il pourrait presque la toucher. L’autre monde le nargue sans qu’il puisse ne rien faire pour y pénétrer et la rejoindre. Elle ne le voit pas. Assise au bord de l’océan, les yeux en berne entre ses bras, elle ploie sous le poids de la solitude et de la douleur. Son corps dévêtu et musclé a pris la couleur du sable et des rochers brûlés. Le petit bout de terre entre ses jambes légèrement écartées reste le seul horizon offert à sa vue. Jean frémit en découvrant toute la misère de Mélissa qui ne voit plus l’océan immuable en contrebas des falaises. Elle se fond avec le monde minéral et desséché du décor. Le crâne chauve, esclave perdue aux confins du monde, Mélissa s’irradie à la lumière crépusculaire de fin des temps. Pas un souffle n’aère ce plateau de solitude. Le temps semble figé pour l’éternité et la nuit surgie des montagnes mange le soleil. Jean aimerait éteindre l’incandescence fatale, secouer l’endormissement létal de Mélissa. L’épais mur de verre l’en empêche. Mélissa est si proche. Jean frappe, frappe, frappe de ses poings enragés.
Avant de retourner sur ses pas et de replonger dans la vallée, il doit inspecter sa blessure. Ce qu’il découvre n’est pas beau à voir. Le vieux pansement colle à la plaie purulente. Les lèvres bleuies de l’entaille révèlent des parties sombres inquiétantes. Non loin du feu derrière un monticule de bois, Jean repère un vieux bidon. Il se précipite avec espoir sur cette découverte providentielle. Les chiffons sales imbibés d’un liquide noirâtre ne présagent rien de bon. Une forte odeur d’huile et d’essence supplante celle de l’humus et de l’herbe humide. De l’essence ! Sans doute pour les tronçonneuses. L’eau croupie dans les flaques finit de le décourager. Il n’ose s’en servir. Le temps presse, il lui faut trouver une solution. Tout à coup, Jean la voit. Elle brille au centre de la clairière, posée à côté de la hache, d’une musette et d’une grosse chemise de bûcheron aux couleurs délavées. Son étiquette ne trompe pas. Une bouteille d’eau potable. Il n’ose y croire. Avec méfiance, il pose ses lèvres desséchées sur le goulot, avale quelques gouttes avant de boire à grandes gorgées l’eau fraîche et pure. Seule la douleur à l’épaule l’aide à surmonter la tentation de tout boire. Il garde une petite partie de l’eau précieuse pour laver la plaie à l’aide d’un coin de chemise. L’eau fraîche mord sa blessure. Le simple contact avec le tissu le fait hurler. Il lave les dégâts de la lame dont le couteau a changé de mains, hier après le drame. Il pense encore à l’homme responsable de sa blessure qui git maintenant quelque part sur les rives de l’Hermeton, le crâne ouvert. Jean tente en vain de chasser l’image de la pierre qui frappe encore et encore dans la main de Mélissa. Il ne lui a pas donné le choix lui qui n’a pas fait un geste pour l’aider. La main monte et descend à l’infini comme un film cassé. Jean se dégoûte. Il hurle toute sa haine au creux de ses mains réunies en cornet. Sa voix porte au loin par delà la forêt au-dessus des cimes, se répercute en écho tout le long de la vallée et se mêle aux plaintes des tronçonneuses. Il se fout de savoir qu’on puisse le repérer. Il n’est plus temps de se cacher. Il chasse l’image obsédante, se secoue, se précipite vers une réserve de bois sec, en prend une pleine brassée qu’il jette sur le feu. Très vite le bois s’embrase et des hautes flammes lèchent le ciel. Jean se débarrasse de ses vêtements humides et offre son corps nu aux flammes. Dans sa tête le nocturne de Chopin qu’il a tant écouté avec Evelyne monte du tréfonds de son être. D’abord en sourdine, la musique gonfle jusqu’à posséder petit à petit tout l’espace de son corps en transe. Il bascule sur ses jambes, balloté par le léger flux musical. Les flammes s’agitent en même temps que l’ondée. La musique semble naître de chaque molécule de son être. Elle agit comme une musique de renaissance. Les notes étalent leur fluidité dans tout l’espace de la clairière, s’agitent, deviennent tumulte, tourbillonnent au dessus des grands arbres avant d’exploser au milieu des myriades de flammèches qui montent au ciel. Le médaillon au bout de sa chaîne ballotte au rythme de l’incantation de Jean. L’oiseau bleu pastel de Folon. Le bien le plus précieux d’Evelyne. Il s’en souvient maintenant, ce même médaillon habillait l’échancrure de la chemise de toile déchirée de Mélissa. L’emblème de l’association d’aide aux personnes victimes d’assuétudes fondées par Evelyne. Ses mains levées au ciel offrent l’oiseau au firmament. La fine chaîne brille dans le soleil naissant. Le fleuve musical se fait rivière puis lac. L’onde s’écoule avant de s’évader en perles fines. Et soudain le silence. Son corps est rouge. Le sang pulse dans ses veines. Il se sent vivant. Il enfile son pantalon, la veste de bucheron, enfourne les quelques vivres qu’il a trouvés dans la musette et plonge dans le ravin de l’Hermeton.
Jean atteint vite la petite maison en sentinelle au sortir des bois qui marquent l’entrée de la vallée tortueuse et sombre de la rivière. En aval le cours d’eau fraie son chemin à travers les hautes herbes impénétrables dans un monde oublié. Dans cet univers végétal, la vie semble bannie, hormis la multitude d’insectes fous qui tournoient sans but. Y replonger angoisse Jean. Il reste déterminé. Il veut retrouver le corps. Et, de là, les traces de Mélissa. Pas de ciel au-dessus de la tête. La végétation se referme au-dessus du lit de la rivière et cache le soleil. Comme la veille le bourdonnement continu des insectes dans le silence total angoisse. Retrouver son chemin n’est pas trop difficile. La sente à peine tracée suit le cours de la rivière. Le petit pont n’est pas loin. Après quelques détours pour éviter les énormes coulées d’éboulis qui s’étalent jusqu’à la rivière, Jean l’aperçoit un peu en contrebas. De là, il pourra remonter la piste qu’il avait déjà suivie la veille pour rattraper Mélissa et ses poursuivants. Jean devine le ciel bleu au-dessus des frondaisons. Ici au-dessus du chemin toujours pas de soleil, sinon quelques étoiles de lumière imprimées sur le sol.
Les traces sont encore bien visibles même si, de proche en proche, les herbes redressent la tête. Il sait que la piste remonte le versant en s’écartant du lit de la rivière. Il vise le gros chêne perdu au milieu des arbustes et des ronciers. La remontée est lente et fastidieuse. Ses chaussures trempées blessent les pieds, et ses vêtements rêches l’irritent partout. Avec la montée, les insectes se raréfient et le silence s’appesantit. L’angoisse gonfle dans ses entrailles. Sa respiration est plus courte quand la lumière diminue encore à l’approche de l’arbre séculaire. C’est là que le drame se déroula. C’est d’ici même, dans ce petit virage, à l’abri du rocher en saillie, qu’il assista à la scène, prostré, incapable de bouger, la volonté envolée. Une bouffée d’adrénaline, la vue brouillée, Jean doit s’agripper à une branche.
L’Homme a posé son fusil par terre… Sa braguette est ouverte. Son membre turgescent dressé. Il agrippe les cheveux de Mélissa. Elle ne se laisse pas faire. Il est comme fou. Deux autres hommes assistent à la scène quelques pas en arrière. Comme lui, ils ne bougent pas et invectivent leur comparse. Ils l’encouragent avec des mots grossiers. Jean ferme à nouveau les yeux. Quand il les ouvre, la pierre bien ferme dans la main de Mélissa frappe encore et encore. Au moment où Jean sort de sa torpeur, l’homme git par terre à côté de la pierre ensanglantée. Les deux autres détalent vers le fond du vallon. Mélissa s’est envolée.
Aujourd’hui, le corps de l’homme aussi a disparu. Jean s’avance, fait le tour de l’arbre, fouille tout le secteur dans l’espoir de trouver un quelconque indice. En vain. Plus aucune trace du drame de la veille, comme si Jean avait rêvé. Il est désespéré. Il n’a aucune idée de ce qu’il doit faire. Il ne peut quitter la partie ainsi ni continuer sa route comme si de rien n’était. Les lieux paraissent vraiment désertés. Il décide de reprendre la route vers le but du jeu. Moulin Manteau et la frontière française. D’avancer et se jeter dans la gueule du loup dans le cas où le jeu n’a pas cessé. Il veut affronter les autres, comprendre, savoir ce que Mélissa est devenue. Les autres ne peuvent pas s’être évanouis comme cela. Laisser dans la nature l’unique témoin de leur comportement crapuleux et de l’acte désespéré de Mélissa n’a pas de sens. Comme pour conforter sa réflexion le son d’un hélicoptère surgit en provenance de la Meuse. Il décide d’avancer, sans se cacher. Tant qu’il est dans le vallon, l’hélicoptère ne pourra le voir. Il veut se faire repérer, que l’étau se referme autour de lui. Ou Mélissa se cache quelque part ou elle a été reprise. Il n’ose pas imaginer une troisième possibilité. Il avance à grands pas, terminant chacune de ses foulées par une longue glissade dans les feuilles mortes du versant. Il donne tout ce qu’il a. Il laisse le pont à droite en aval et reprend le sentier qui conduit à la maison. Il est déterminé à avancer. Il n’a pas d’autres alternatives. Il avale les derniers mètres qui conduisent à l’orée du bois. Le soleil prend possession du ciel au-dessus de lui et l’aveugle. Il ne voit pas la silhouette encadrée dans la fenêtre en haut de la maison. Et qui le tient en joue. Il a à peine le temps de percevoir le canon de l’arme qui le vise que deux coups successifs trouent le silence. Il est par terre. Il hurle de douleur. Il croit qu’il est touché. Il ne sait pas combien de fois. La douleur est figurante. Le monde, au-dessus de lui, prend une teinte brouillardeuse. Le faîte du toit bascule de droite à gauche. Le sol se dérobe sous lui. Puis la nuit tombe d’un coup.
Une lumière dans la nuit. Jean sent la bande très serrée qui lui emprisonne l’épaule gauche. Une forte douleur irradie tout le haut de sa poitrine. Une odeur âcre d’alcool flotte dans l’air. Le soleil a repris sa place dans le ciel. L’astre brille dans l’encadrement d’une fenêtre. Il découvre avec étonnement qu’il est assis dans un lit, soutenu par d’épais coussins. Il met du temps à reprendre ses esprits et à comprendre qu’il n’est pas mort. La douleur de son épaule blessée lui indique qu’il est bien vivant. “Où est-il, comment est-il arrivé là ?” Tout est confus dans sa tête. “Bon, Dieu, la femme, Mélissa au bout du canon. Encore un maudit cauchemar ? Alors que fait-il dans cette pièce cossue ? Il est sûr de ne pas avoir rêvé.” Un peu paniqué, il rabat le drap, pose le pied par terre et serre les dents ; chaque geste le fait souffrir. Il est capable de bouger et c’est ce qui compte. Quand il se rend compte qu’il est tout nu, la porte s’ouvre.
– Je suis contente de voir que vous pouvez vous lever, dit la jeune femme aux cheveux flamboyants tandis que Jean se jette d’un bond sous le drap de lit. Cela confirme mon diagnostic. Vous êtes bien amoché. Rien de vital n’est touché. J’ai désinfecté la plaie et bandé votre épaule. Il ya des analgésiques sur la table de nuit à votre gauche.
– La table de nuit !? Où sommes-nous et qu’est-ce que je fais ici ? Aux dernières nouvelles vous me teniez en joue au bout d’un fusil. Je vois encore le trou noir du canon ; Et je n’ai pas rêvé le bruit assourdissant des deux tirs. Vous avez essayé de me tuer !
– Nous sommes dans la maison que vous avez aperçue en arrivant. Il s’agit d’un gîte de location. Il n’est pas occupé et si loin du village que nous sommes tranquilles. J’y suis terrée depuis hier soir. Quand je vous ai vu arriver, j’ai cru qu’ils m’avaient retrouvée et j’ai tiré. Vous n’avez pas été touché. C’est votre épaule blessée qui a provoqué la douleur au contact avec le sol lorsque vous avez plongé. Je suis désolée. Je n’aurais même pas pu tuer un moineau avec cette arme. Des balles à blanc. Rien que des balles à blanc. Depuis le début du jeu ces crapules nous poursuivent avec des stupides balles à blanc !
Jean n’en croit pas ses oreilles.
– Vous parlez encore d’un jeu après tout ce que vous avez enduré et ce que vous avez fait à cet homme !
– Il s’agit bien d’un jeu. Cruel. Un jeu dont le but est d’assouvir la soif de sensations fortes de quelques riches désœuvrés. Et de me punir.
– De vous punir ?
– Je dois de l’argent à l’homme qui est à la base de ce jeu. Les dettes de jeu de mon frère. Ou je paie, ou je joue et je gagne. De grosses sommes sont misées sur les concurrents. Il reste nous deux. Et les enchères n’ont cessé de monter. Si je gagne mon créditeur obtient le pactole. Et je suis libérée des dettes de mon frère. Je ne donne pas cher de ma peau si je perds !
Jean n’en revient pas qu’une telle machination puisse exister en Belgique au XXIème siècle. Et que Mélissa puisse encore espérer une issue à ce merdier. Il a beaucoup de questions à poser. Il est encore trop fort dans les vapes. Tout ce qu’il entend le dépasse. Il sent que la fille est encline à parler. Il ne sait pas par quelle question commencer. Pourquoi la fille s’est-elle engagée pour son frère ? Qui est cet homme aussi puissant ? Croit-elle que le jeu continue ? Et le mort qu’elle a laissé dans la forêt, qu’est-il devenu ? Et tous les poursuivants ?
– Je pense que nous devrions discuter de la situation.
– Il n’y a rien à dire répond, Mélissa un sanglot dans la voix. Il faut que vous quittiez le jeu, cela ne vous concerne plus. Vous n’avez rien à gagner à continuer, vous êtes blessé. Je sais que vous ne me voulez pas de mal. Il faut que vous partiez, dès que vous pourrez.
– Je ne vous veux pas de mal. Je dois vous aider. Avez-vous conscience du pétrin dans lequel vous vous êtes mis ?
– J’ai juste cherché à me défendre et à me protéger de mes agresseurs, ces primaires débiles payés pour nous débusquer et nous obliger à avancer. Je ne risque rien pour ce que j’ai fait. Ils auraient bien trop peur d’avouer leurs méfaits. Ils ont emporté le corps de leur copain. On ne les reverra jamais. Ils ne parleront pas, comme ils savent que je ne dirai rien. C’est des autres qu’il faut se méfier, les hommes du boss. Si vous disparaissez, peut-être vous laisseront-ils tranquilles. Moi, dès demain, je dois rejoindre Moulin Manteau et l’endroit de rendez-vous.
– Je ne veux pas vous laisser et vous abandonner encore une fois. Je veux vous aider. Vous sortir d’ici.
En exprimant cela, Jean perçoit chez son interlocutrice des sentiments contradictoires. Ses grands yeux verts démentent l’assurance déterminée que Mélissa manifeste.
– Vous n’êtes pas en état de continuer. Regardez-vous, vous êtes à bout de force et vous venez d’être blessé.
Les draps remontés jusqu’au ventre, Jean prend appui sur le bord du lit.
– Pourquoi désirez-vous tant m’aider ? Vous êtes presque trop coopératif. Que cherchez-vous donc ? Restez allongé, vous vous faites du mal.
Les lèvres entrouvertes, assis au bord du lit, Jean fixe Mélissa. Il cherche le contact de ses yeux. Il veut la convaincre de ses intentions. Pénétrer le lac vert de ses yeux qui disent sa souffrance.
– J’ai une dette envers vous. Et envers ma femme.
L’étonnement se marque sur le visage de Mélissa.
– Une dette envers moi ? Quelle dette ? Et quel lien ai-je avec votre femme ?
– Un lien très étroit. Celui de ma lâcheté… Et le médaillon que j’entrevois autour de votre cou.
Tout commence à tourner autour de Jean. Le lac vert se brouille et la lumière du soleil encadrée par la fenêtre se transforme en grosses taches orange aux contours diffus. La nuit revient d’un coup.
– Non, Jean ! hurle Mélissa. Pas maintenant ! Ne tombez pas dans les pommes entend-il, tandis que ses jambes se dérobent. De quoi parlez-vous au sujet de ce médaillon?
Jean sent les gifles qui lui cinglent les joues, il sent le sang qui remonte à son visage et se retrouve la tête dans le creux d’un bras de Mélissa, qui de l’autre main prend un verre sur la table de nuit.
– Buvez, ordonne-t-elle en portant le verre à ses lèvres.
– Laissez-moi me reposer deux minutes, murmure Jean, en laissant retomber la tête sur l’oreiller, si je vous explique ma situation, il faudra me parler de la vôtre.
Au prix d’un effort violent, Jean parvient à se redresser. Les yeux mi-clos, il regarde la jeune femme assise sur la chaise de velours. Le blanc de ses grands yeux soulignés par de larges cernes est injecté de sang et les traits de son visage sont creusés par la fatigue. Une interrogation inquiète plisse ses longs sourcils.
Vingt minutes plus tard, après le récit des dernières journées, de la mort de sa femme et de sa culpabilité, Jean sent ses yeux se fermer malgré lui, malgré son envie de connaître ce qui anime Mélissa. Et s’endort.
Lorsqu’il ouvre les yeux, la nuit est tombée. Il entrevoit, dans la pénombre, Mélissa, toujours assise sur sa chaise et dont la tête dodeline de droite à gauche. Il roule jusqu’au bord du lit en soulevant le drap.
– A moins que vous ne préfériez glisser de cette chaise inconfortable et vous casser le nez, je vous propose la moitié du lit. Je vous laisse réfléchir. Promettez-moi une chose. Ne ronflez pas.
Quelques minutes plus tard, incapable de rester éveillée et après avoir failli chuter à deux reprises, Mélissa se glisse dans le lit.
Et l’incroyable se produit. Incroyable parce que ni l’un ni l’autre ne se l’étaient un instant imaginé. Ces deux fuyards stressés, fatigués, inquiets perçoivent la présence de l’autre, et dans un demi-sommeil, se rapprochent. La petite chambre les isole du reste du monde. Le jeu est loin. Avec lenteur et des gestes hésitants, ils commencent à se toucher, à se caresser, à s’éteindre fébrilement. Leurs lèvres gonflées s’entrouvrent et cherchent avec avidité le contact qui leur permettra de chasser leurs peurs pour un temps. Ils font l’amour avec frénésie comme un homme et une femme cherchant, dans un monde en folie, un moment de réconfort et de chaleur.
– Je devrais peut-être dire que je regrette, s’exclame Jean, la respiration encore haletante, la tête callée sur les oreillers.
– Non, je t’en prie, ne dis rien, dis Mélissa. Moi, je ne regrette rien. Nous avons parfois besoin qu’on nous rappelle que nous sommes des êtres humains.
Chapitre 3
Vendredi. Deux jours ont passé. Jean et Mélissa ont repris des forces et établi un plan. Risqué mais rien ne peut arrêter Mélissa. Jean admire sa détermination. Elle veut rencontrer le boss, trouver une solution pour régler les dettes de son frère. Jean s’est juré de pas la quitter, de ne plus laisser tomber aucune femme. Il lui a proposé son aide et ses moyens. Et de là est né le plan. Leur plan.
Ces deux jours d’intimité ont permis à Jean de mieux connaître Mélissa. Alpiniste chevronnée comme son frère, elle a gravi les plus belles montagnes. Native de Waulsort, elle a passé sa jeunesse accrochée au flanc des rochers de Freyr. De là est issue sa passion de l’escalade. Une autre passion dévorait son frère. Le jeu et avec lui ses assuétudes et ses besoins maladifs d’argent. Seule la montagne l’éloignait du spectre ludique. Pour le sevrer, Mélissa multipliait les virées en montagne avec son frère. L’immensité des montagnes, le contact avec la roche, les voies inconnues le retenaient loin des tables de jeu. Mélissa craignait que le jeu ne conduise son frère vers une issue fatale. Mais c’est finalement la montagne qui l’emporta. Elle finit par lui prendre la vie. Il chuta mortellement devant elle lors d’une escalade dans l’Oisans.
Mélissa retourna en Belgique avec son chagrin et les dettes de son frère. C’est ainsi qu’elle s’engagea corps et âme dans l’association d’aide aux personnes victimes d’assuétudes fondées par Evelyne. Elle y travailla quelques temps avant que les hommes du « boss » la retrouvent et la forcent à s’engager dans le jeu.
Le plan. Ils avaient décidé de rencontrer le “boss”, à son insu, sur ses terres, là où personne ne les attendrait. Le surprendre et lui proposer un marché. Oublié le rendez-vous de Moulin Manteau. Inutile de croire que quelqu’un y serait. Mélissa préférait la confrontation à la fuite perpétuelle.
Les médias propageaient la rumeur que le “boss” vivait reclus dans son domaine, terrassé par la maladie. Le monde ignorait laquelle et le secret restait bien gardé. Un manoir au centre d’une vaste propriété entouré de hauts murs sur trois côtés. Le dernier côté du périmètre dominait une petite falaise quasi verticale dont le pied mourait dans le Viroin non loin d’Olloy. Le chemin rêvé pour une alpiniste chevronnée.
Ce dimanche est radieux. Seul un léger voile encore coloré d’un zeste nocturne folâtre dans un coin du ciel. Les artères urbaines s’emplissent peu à peu de leur circulation quotidienne. Le monde est en marche. Les ombrelles des cafés colorent la place Ste Catherine. Pas comme à l’aube du plan !
Ce matin-là, la lumière diffuse laissait à peine entrevoir les hautes falaises grises de l’autre côté de la rivière. Imposants fantômes, les sentinelles de calcaire se diluaient dans un écran aqueux et diluvien. Aussi loin que la vue le lui permettait dans ce décor aquatique, Jean n’entrevoyait que le déferlement qui surgissait de toute part. Le ciel et les gouttières vomissaient l’eau coléreuse. Le sol régurgitait des geysers d’écume. La confluence de toutes ses eaux dévalait la rive dans un grondement sinistre. Pas l’once d’une âme. Il avait fallu tout l’art de Mélissa pour franchir le Viroin en colère et escalader la falaise. Assuré, halé par Mélissa, Jean mit un temps interminable pour atteindre les crêtes. Chaque minute de cette pénible ascension lui parut une éternité. Le courage de Mélissa comme modèle ainsi que le plan lui permirent d’arriver en haut sain et sauf. Avec le précieux contenu du sac à dos. Le mauvais temps avait été pour eux un allié de choix. Les trombes d’eau avaient découragé quiconque de mettre le nez dehors. Des grondements sinistres relayés à l’infini par les échos vrombissaient autour d’eux. Chaque assaut du vent tonnait au-dessus de leurs têtes. Personne n’aurait pu les voir ni même les entendre dans ce déchaînement. Après l’ascension, l’escalade de la façade jusqu’au balcon du manoir avait été un jeu d’enfant.
Le boss gisait dans un gros fauteuil au cuir usé dans la pièce principale du rez-de-chaussée. C’est à peine s’il remarqua leur présence et n’eut aucune réaction malgré leur intrusion. Sa main droite tenait un verre dont le liquide ambré tremblotait. Il était parcouru de tics nerveux. Une couverture couvrait la partie inférieure de son corps affalé. L’autre main s’accrochait au goulot d’une bouteille d’alcool à moitié vide posée sur le bord du guéridon. Mal rasé, des immenses poches sous les yeux vitreux, le “boss” faisait pitié à voir. Pas du tout l’homme puissant et craint dont Jean s’attendait. Hormis ses tremblements compulsifs, la vie semblait l’avoir quitté. Et c’était ce vieillard précoce vissé à son fauteuil qui les avait jetés dans le jeu au risque de leur vie ? Des murmures de voix provenaient d’une autre pièce du rez-de-chaussée. Plusieurs hommes. Sans doute des gardes. Comme il ne faisait pas mine de crier ni de se lever ils s’assirent en posant le sac sur le guéridon. Il contenait la somme exacte de la dette du frère de Mélissa que Jean étala à côté de la bouteille d’alcool. L’argent provenait de l’héritage d’Evelyne auquel il n’avait pas touché. Les yeux du “boss” nous dévisageaient, puis allaient des billets vers un coin précis de la pièce. Seuls ses yeux bougeaient. Sa tête gardait sa position penchée, le menton posé sur le torse. Jean et Mélissa furent sidérés quand ils découvrirent ce que ses yeux parcouraient. Des dizaines de photos les fixant dans leur périple. Mélissa assise au bord de la cabane dans la clairière, son saut du camion, Jean dans la descente d’une pente boisée, dans un chemin de bocage près de Bois de Villers Plusieurs gros plans de lui ou de Mélissa en plein effort et lui, nu devant le feu ! Même là, ils le guettaient ! Et plusieurs plans rapprochés de leurs médaillons de Folon. Sur son torse nu près du feu, dans l’échancrure du survêtement noir de Mélissa. Encore cet oiseau comme pour rappeler à Jean ses propres assuétudes. Ce besoin constant de sensations fortes qui avaient régi sa vie ces trois dernières années. Et aussi le démon du jeu du frère de Mélissa puis maintenant le secret bien gardé du boss. L’alcoolisme.
Une voix fluette et tremblotante d’outre tombe brisa le silence.
– Gardez votre argent. J’ai longuement contemplé cet oiseau. Il peut être mon salut. Votre fondation peut être mon salut. L’argent n’achète pas tout. J’ai épousé un monstre. Je vis nuits et jours avec lui. Je l’aime et l’exècre. Je ne peux m’en passer et il me tue à petit feu. Je suis son serviteur, son esclave. J’ai besoin de sentir l’alcool se propager dans mes veines comme l’air dans les poumons. Je suis las.
Au fur et à mesure que l’homme parlait, son corps s’affaissait, la main qui serrait le verre tressautait. De l’autre il enlaçait la bouteille contre son corps ratatiné.
– Promettez-moi une chose, c’est de verser cet argent à votre fondation. Et de m’aider. J’implore votre secours.
Sur la table, Jean a déposé la photo de Mélissa défroissée. Il ne se lasse pas d’admirer son regard altier et décidé, ses cheveux de feu et ses yeux verts, sa petite bouche pincée aux lèvres fines. L’avis de recherche arraché à son poteau, il l’a retrouvé dans la poche arrière de son pantalon de marche. Il ne le quitte plus. A travers la tonnelle orange les rayons du soleil colorient la table sur lequel il a posé son verre. Mélissa regarde au loin, dans l’infini des montagnes. Il imagine ce même soleil couchant colorier ses montagnes qu’elle a rejointes pour un ultime adieu à son frère. Dans l’échancrure de son survêtement, Jean devine l’oiseau de Folon. Sa main caresse la chaînette qui ne le quitte plus.
Dans le massif de l’Oisans, au-dessus de la Bérarde, le soleil couchant colorise les sommets enneigés et embrase le feu chatoyant des longs cheveux d’une alpiniste solitaire. Elle regarde au loin vers le Nord, au-delà des montagnes. Sa main caresse la chaînette qui ne la quitte plus.
Dans la profonde vallée de l’Hermeton, les rayons du soleil percent la végétation et caressent deux avis de recherche unis à jamais oubliés sur un vieux chêne. La vue de Jean, noyée dans un regard mouillé se perd dans l’infini du vert tendre des pupilles des grands yeux profonds de Mélissa.