La toile au plafond prend de plus en plus d’ampleur à ses yeux, à chaque regard posé sur elle. Les fissures irradient sur fond de blanc jauni. La toile campe dans un angle et colonise un coin de la tapisserie murale. Ici, le tapis se décolle. Il lui faudrait rafraichir la pièce, donner un bon coup de peinture. La chaise roule sur le parquet et écrase la boulette de papier qu’il vient de balancer avec rage. La poubelle déborde de brouillons froissés. Il fait mine de la prendre afin de la vider dans le vide-poubelles. A quoi bon ?
A la fenêtre, les passants défilent. On dirait des fantômes. Il devine à peine leurs traits à travers les carreaux crasseux. Un seau d’eau, un peu de savon et rien n’y paraîtrait plus. Comme si des carreaux propres pourraient lui donner l’inspiration ! Sur le rebord de la fenêtre, un petit moineau, indifférent à sa présence, picore le béton moussu. Des nuages pressés passent à l’infini, vers l’infini. Les passants ont laissé place à d’autres passants. Tels les nuages. Ils ne font que passer. Indifférents. Lui reste là. La page blanche de son traitement de texte brille dans la pénombre du bureau. Le curseur clignote. A l’infini, lui aussi. C’est une toile de poussière, dans le coin, constate-t-il. De retour à son bureau, il tapote quelques touches. Toile de poussière. Pourquoi pas. Original, comme titre. “Vous avez un nouveau message” brise le silence. Encore Agathe ? De toute façon, si ce n’est pas son éditeur, c’est Agathe. Il la laisse, dans sa petite fenêtre dans le coin de son écran. Agathe est au coin. Et le restera. Il a rendez-vous avec une toile de poussière. Il pourrait imaginer un écrivain en mal d’inspiration, enfermé dans une pièce. Trop déprimé pour faire le ménage, la toile goulue phagocyte la poussière qui s’accumule. Elle gonfle tant qu’elle bloque toutes les issues. Il a le protagoniste et le conflit. Dans le coin, Agathe en a eu assez d’attendre. Sa fenêtre s’est refermée. Pas grave, bientôt l’imprimante crachera son papier noirci d’une belle histoire. Agathe sera contente et son éditeur aussi. Plus question d’enlever cette toile, source d’inspiration. Inspirer vient du latin “in spiritum” qui signifie avoir l’esprit en soi. Trouver le souffle. Retrouver le souffle dans de la poussière ? Il interroge le cocon de mousse en sentinelle au-dessus de sa tête. Tape quelques lignes à deux doigts timides. À l’autre fenêtre, les arbres dansent sous les gifles du vent. Le café est froid. Comme la pièce. Albert est debout. Il fixe le thermostat du chauffage. La lune brille dans la petite fenêtre. Et il reste debout là, sans énergie. Ses pensées sont lunaires. Un doigt suffirait pour “cliquer” sur confort et faire venir le soleil. Mais la lune lui va si bien. Il n’avait jamais vraiment regardé ce petit instrument. La lumière au dehors a encore baissé. La petite fenêtre l’hypnotise, l’envoûte. Le temps s’est arrêté. Il n’a pas vu le jour décliner. De la poussière comme second souffle ! Tu es poussière et tu retourneras en poussière. Cette idée de toile n’est que poussière. Il a froid. Très froid. Il sort de sa torpeur, enclenche la fonction confort. De retour à sa place de travail, il met les quelques mots poussiéreux en surbrillance avant de “deleter” le tout ; la page redevient blanche. La nuit a envahi le plafond et gommé les coins de la pièce.
Lorsqu’il ouvre enfin les yeux, la première chose qu’il voit à travers la bouteille d’alcool vide, c’est la toile dans le coin. On aurait dit qu’elle a encore grossi. Plusieurs verrues cotonneuses enserrées dans de gros filaments laineux. Comme dans ses cauchemars de la nuit. Agathe, sa confidente d’écriture prise dans une immense toile. Autant ses nuits sont riches en inspirations tordues et monstrueuses, autant ses jours sont ennuyeux et stériles. Une journée nouvelle commence, qu’il redoute déjà, tant les journées passées s’étaient ressemblées. Pas d’idée. Nada. La tête vide et l’esprit dérangé par des distractions farfelues et improductives. Il revoit encore sa journée de la veille à traîner de l’écran d’ordinateur aux fenêtres et à guetter quelque idée. Il n’a plus de nouvelles d’Agathe, lassée sans doute de ses envois sans réponse. Chère Agathe, sa compagne d’écriture, celle qui a toujours cru en lui. Lectrice supporter de la première heure, elle l’a toujours encouragé dans ses écrits et nouvelles.
Albert se souvient encore bien de certains mots de son dernier courriel.
– Mon cher John, j’ai aimé comment tu décris les mains de Marie au chapitre 2 de ton nouveau roman : “Ensuite, ce furent ses mains. Fines, rosies. Elles semblaient accrocher les fins rais de lumière que le petit abat-jour renvoyait chichement sur la table. Elles paraissaient animées d’une vie propre. Un ballet de danseuses blanches aux chaussons rouges.” Rien que la description de ses mains donne envie au lecteur de mieux connaître ce personnage. On la sent déjà bien vivante et attachante. Et tes mains, comment sont-elles ? J’ai toujours été fascinée par les mains des gens. J’essaie d’imaginer les tiennes pianotant sur le clavier.
Albert voyait bien que leur relation changeait depuis ces derniers temps. Leurs échanges quotidiens commençaient à sortir du domaine littéraire. Il sentait, chez Agathe un besoin d’échanges plus intimes. Un désir, chez elle, de mieux le connaître et de s’épancher. Il n’avait jamais rien révélé de lui au grand public. Le célèbre écrivain aux trente Best Sellers n’avait qu’un nom : John Leroy, et un visage. Toujours le même depuis trente ans, affadi, neutre. Dans ses derniers courriels, Agathe ne se contentait plus d’annoter ses écrits, de l’encourager, de suggérer certaines modifications, de le relancer lors de ses doutes et ses baisses d’inspiration :
– Je suis impatiente de connaître la suite de ton récit. J’aime tes histoires car elles relatent des vies si proches des gens. Tu racontes des histoires qui font rêver ! Le personnage de Marie est touchant. Et je m’y retrouve. Tu sais, comme elle, j’ai des difficultés relationnelles avec mon patron. Comme elle, je vis seule avec ma fille Adèle. Comme elle, j’aime la musique et je joue du piano. Comme elle, j’ai des envies furieuses d’un homme contre ma peau, de baisers et de mains sur ma source. Et toi, te reflètes-tu dans certains de tes personnages ? Que ne suis-je une petite souris pour entrer dans ton antre d’écrivain et t’observer à ton insu.
Agathe commençait à poser beaucoup de questions. Il sentait qu’il serait bientôt nécessaire de parler de lui, de ses problèmes personnels. Il se gardait bien de les ébruiter. Il redoutait cet instant. Mais pas Autant que les événements qui lui arrivaient en ce moment. Il avait déjà vécu des époques de désert. Comme des petites morts qui le laissaient sans mot. Ce désert-ci était bien plus terrible, ouvert à l’infini sur de vastes pages blanches. Communication coupée. Qu’allait-il devenir ? Sans ses écrits, pas d’argent. Il ne voyait pas quoi faire d’autre avec ses problèmes. Il ne continuerait pas ce trente et unième roman. Il ne pouvait plus mentir, se cacher derrière les mots. Que dirait Agathe ? S’il fallait un jour qu’ils se rencontrent en vrai, que trouverait-elle ? Un bègue, mal rasé, sortant des brumes nocturnes avec ses vêtements de la veille, et ses yeux hagards. Son antre d’écrivain. Si elle pouvait voir dans quel trou il vivait ! Un trou à rats oui ! Pas de place pour une petite souris curieuse. Il se lève. Fait les quelques pas jusqu’à son bureau. Il agite la souris afin de réveiller l’ordinateur. Ses pas sont peu sûrs et sa main tremble. La page vierge abandonnée la veille s’ouvre, le curseur clignote dans le blanc infini.
Il a pris un seau. De l’eau. Et un fond de savon liquide. Les carreaux blinquent mais le soleil ne paraît pas ce matin. Le coin de tapisserie pend, lamentable. La toile de poussière colonise à présent le ventre de l’aspirateur. Albert jette les bouteilles dans la bulle à verre de l’immeuble. Il vide la poubelle. Il a rangé le « trois pièces » et récuré le coin cuisine. Il veut affronter la rue. Il ne sort presque jamais. Il passe des jours entiers enfermé, des jours où le monde se réduit aux limites de la pièce dans laquelle il se trouve, à s’inventer des mondes, comme dans le refuge de toile de son enfance, sous la table.
Il est dehors, au milieu du monde. Le carnet et le crayon en poche. Le flot humain le frôle. Il tremble. Il baisse la tête. Ne pas croiser le regard des gens. Trop peur d’être contraint à parler. Il ne voit de la ville que le bitume usé, les vieux trottoirs pavés, les caniveaux pollués, les pieds. Des milliers de pieds. Ou plutôt des chaussures. De tous les genres, les tailles et les couleurs. Et les nuages aussi, qui continuent leur défilé dans les vastes flaques d’eau. Il est pourtant sorti pour être dans le monde et s’en nourrir. Animus recherche Anima. Ce n’est pas dans les flaques qu’il pourra la trouver. Il le sait bien. Mais dans le cœur des hommes, au détour d’un marché, dans les cafés, les places publiques, les trams ou le métro. Une bouche de métro l’avale. Il descend dans l’antre du dragon. Il veut affronter le monstre et regarder la foule qu’il vomit. La rampe centrale le protège du flot qui remonte. Il peut les regarder ces voyageurs innombrables vers l’infini. Que peuvent-ils bien lui raconter ? Lequel d’entre eux lui cache Anima, sa belle, sa douce, sa compagne d’écriture ? Il est sur les quais. Les murs parés de publicités parlent de voyages, de voitures, d’apéritifs, d’intérêts, de Saint- Nicolas. Les portes d’une rame s’ouvrent. Une bande bruyante d’adolescents le bouscule. Son cœur bat trop vite dans la poitrine. L’atmosphère semble trop chargé d’oxygène. Il n’en peut plus, il faut qu’il fuie. Ce qu’il fait sans demander son reste. En plus d’être bègue, il a horreur que des inconnus le touchent. Il court jusqu’au bout du quai, à la recherche de l’escalator qui le ramènera dehors. Il évite le grand boulevard pour rejoindre son appartement par les petites rues. Son plus grand secret, c’est cela. Plus que le bégaiement. Lui est arrivé plus tard. Son premier handicap est sa phobie d’être touché. La même peur que de mourir. Dans ses histoires, ses héros se touchent, se massent, se frottent et font l’amour. Mais ses livres sont des fictions. De retour chez lui, dans son vieux fauteuil, il sent le carnet et le crayon dans sa poche qu’ils n’ont pas quittée. Il s’invente que des proches pourraient le toucher. Mais qu’en sait-il ? Il ne voit personne. Il ne connaît personne. Le seul être qui ne l’aie jamais touché est sa mère, partie, il y a plus de trente ans.
Trois fenêtres ouvertes sur l’écran de l’ordinateur. Agathe, Agathe et encore Agathe. Sur le rebord de la fenêtre, un petit moineau, indifférent à sa présence, picore le béton moussu.
Dehors, il fait jour. Autour de ses draps froissés, la nuit se traîne. L’espace de la pièce s’est encore réduit. La toile de poussière a réapparu avec ses bras tentaculaires qui mangent l’espace vital de son refuge. L’inspiration a quitté le navire. Il coule et avec elle la sécurité de son « trois pièces ». Albert ne veut pas se déclarer vaincu. Il faut y retourner. Affronter le monde extérieur. Sweat noir à capuche rabattue sur le visage et lunettes teintées, il longe les murs gris des vieilles bâtisses dans la ruelle. Les gens qu’ils croisent passent leur chemin, indifférents à sa présence. Dans ce quartier de Saint-Gilles, la rue appartient aux anonymes. Aux laissés-pour-compte. Il compte là-dessus pour éviter qu’on l’interpelle. Carré Moscou au Parvis. Un banc de pierre. Des pigeons picorent du vieux pain. Des ados tètent la cannette. Ils ont comme lui, le visage sous la capuche. Leurs crachats ne perturbent même plus les roucoulades des pigeons. Les ménagères traversent la place vers le marché matinal sans s’arrêter. Le bruit obsédant d’un ballon de basket rebondit dans le crâne d’Albert. Le jeune ado n’en finit pas de battre l’asphalte sur le terrain grillagé. Un type pisse. Seul. Sans se cacher. Dans les plates-bandes. Avec un naturel d’enfant. Albert partage son banc avec un clochard. Un type un peu bedonnant. Le visage rougi par le grand air et la barbe jaunasse abandonnée à la raideur tombante et anarchique de ses poils lui donnent un âge variable, selon la lumière et l’imagination. Il est sale et dégage une odeur d’urine. Il n’a qu’une besace pour tout bien. Il nourrit les pigeons qui le lui rendent bien. Ils sont de plus en plus sur le trottoir humide et taché. Le clochard parle assez fort aux pigeons qui font de lui une statue. Il parle de tout et tout finit par “Pauvre Belgique”. Les patrons sont des cons et d’ailleurs, pauvre Belgique ! L’Inde vaincra et d’ailleurs “pauvre Belgique”. Les pigeons picorent ventre à terre. Le clochard fait le tour du monde, invective l’Amérique, l’Islam et le Pape. “Pauvre Belgique”. Il ne semble pas voir Albert, assis à côté de lui. Il harangue la foule des pigeons. Comme eux, la pluie de crachats mal intentionnés n’a aucun impact sur lui. “Connards d’ados, pauvre Belgique”. Les lunettes noires d’Albert visionnent un monde terne. Les vieux pains rassis, les crachats glaireux, les baskets trouées, l’asphalte noir du terrain de basket, les plates-bandes délavées, le trottoir taché, les cannettes vides. Broyées. Un monde le ventre à terre, un monde de pigeons. Ici aussi, les côtés de la place semblent se rapprocher de son banc de pierre pour l’étouffer.
– Vous, vous n’allez pas bien. Zavez un problème m’sieur, pauvre Belgique !
Entre deux inspirations oppressantes, Albert prend conscience que le clochard s’adresse à lui. Comment cet homme a-t-il deviné ses sentiments, engoncé qu’il est sous sa capuche et ses lunettes noires ? Il n’a pas prononcé un mot, n’a fait aucun geste qui eut pu révéler sa détresse. Albert n’ose pas répondre. L’étau qui enserre sa poitrine est trop puissant. Ses bégaiements seraient trop intenses. Comme si le clochard l’avait deviné, il ne le laisse pas parler et ajoute :
– Tous ces ados sont comme mes pigeons. Ils ne savent même plus voler. Ils crachent leur haine, s’enivrent de bière et se terrent sous leur capuche pour oublier qui ils sont. Ils sont comme les arbres de la place. Le monde passe à côté d’eux dans l’indifférence. Pauvre Belgique. Mes pigeons, eux, au moins, ont quelqu’un qui leur parle et les nourrit. Ils me donnent l’illusion de n’être point fou. Je ne parle pas tout seul comme le vieux clochard sénile sous sa boîte de carton sur le parvis. Parler me libère. Et dire que la commune a voté une loi pour les éradiquer, vous vous rendez compte, mon bon monsieur, pauvre Belgique.
Albert ne prononce pas un mot, enlève sa capuche et ôte ses lunettes noires. Un peu de soleil brille à travers les branchages du gros marronnier au centre de la place. Il traverse à pas lents le flot de pigeons sans qu’aucun ne s’envole. Un chemin s’entrouvre devant lui à chaque pas, et se referme aussi vite derrière lui. Le concert de roucoulements le poursuit jusqu’au bout de la place. Il ne voit plus les crachats sur le sol ni les cannettes vides. Du linge sèche aux balcons des maisons. Le drapeau de Saint-Gilles flotte au vent, les enseignes des commerces colorent les façades, quelques antennes paraboliques s’étirent. Le ciel laiteux est parsemé de quelques taches bleutées. Il allonge le pas, sans vraiment se rendre compte qu’il marche au beau milieu du trottoir. Ni qu’il déambule dans le marché matinal du parvis Saint-Gilles. Rien d’autre ne compte que le but. Agathe. Elle veut entendre une histoire. Il veut se confier, parler de qui il est. Ne plus se cacher sous une capuche.
Il est de retour chez lui. Il se connecte à son Windows Live Messenger, tape son identifiant et son mot de passe.
– Ouverture de votre profil utilisateur. Patientez !
Son pied gauche trépigne. Sa main agrippe la souris. Vite ! Accélérer le processus d’ouverture. Il espère qu’Agathe est en ligne. A cet instant, il pense au clochard. Et ses pigeons. A qui parlerait-il sans ses pigeons ? La fenêtre s’ouvre. Personne n’est en ligne. Le courage le quitte. Il s’identifie aux ados agrippés à leur cannette. Comme eux, il veut cracher sa haine sur le sol taché, s’enivrer de bière, pisser sur la terre entière. Mais il n’est pas encore prêt de finir dans une vieille caisse en carton au milieu des passants indifférents. Il doit parler. Mais pas ici. Pas dans cette pièce. Pas sous ces fenêtres. Elles le narguent. Il a son portable. Il connaît un endroit où on lui fichera la paix, pour écrire à Agathe. Elle finira bien par se connecter. En attendant, il lui envoie un courriel. Laconique.
– Ça y est, je l’ai, mon histoire. Oublie Marie et ses mains fines de pianiste. Tu aimes les mains ? Je vais te parler de mains… Des mains d’un homme… Un homme qui n’a jamais caressé… Jamais… Depuis qu’il a douze ans… Connecte-toi sur MSN, ce soir. John.
Il est “Chez Carlos”. Sans son sweat à capuche. Il n’a pu se résigner à se passer de ses lunettes foncées. Trop peur de devoir parler en captant le regard des gens. Un bistrot typique du quartier Saint-Gillois. Fréquenté par les bobos de la commune. “Le Monde” et “Le Canard Enchaîné” sur les tables. Ici, il est en terre de connaissance, en relative sécurité. Carlos, le patron portugais connait bien Albert et son infirmité. Le café expresso arrive comme par enchantement sur la table de la petite alcôve, au fond du bistrot.
Le clochard parle aux pigeons. Albert aussi parle. Ses doigts s’agitent sur le clavier de son portable. Il a trouvé son rythme de croisière. Les mots défilent sous ses yeux. Des mots larmes. Des mots vérités. Agathe est sa confidente. Agathe qui attend son prochain roman. Il lui dépeint cet écrivain solitaire, réfugié dans son « trois pièces » de douleur, devant l’écran de son P.C. inactif. Il ne lui donne pas de nom, comme ces squatteurs anonymes. Il l’invite à connaître sa solitude et ses handicaps ? Il lui décrit ses pérégrinations craintives dans les rues de Saint Gilles, les pigeons et leur clochard ; lui parle de ses mains surtout. Ses mains noueuses. Et de ses poings dans l’œil de sa mère.
A douze ans, mes mains ont fini par dire non. Les gyrophares ont effectué leur carrousel obsédant durant un temps infini. Sur un bout de l’enseigne de Coca-cola, puis le pignon de la petite maison de l’épicier, la vitre sale, le plafond de la chambre de ma mère. Elle gisait sur son lit. Elle avait renoncé à ses invectives, épuisée. Ses longs cheveux filasses et délavés pendaient devant elle, cachant une grande partie de son visage. L’œil qu’ils laissaient entrevoir bleuissait jusque sous la pommette. Sa chemise de nuit trop courte cachait à peine ce corps viandeux que je ne pouvais plus voir. Ni le buisson noir que mes mains connaissaient par cœur. Le jeune inspecteur couvrit le bas du corps de ma mère à l’aide d’une couverture. L’autre tentait de décrisper mes mains recroquevillées. Je n’entendais pas ses paroles de réconfort. Au rythme des gyrophares, tournaient dans ma tête les halètements de ma mère, mes invectives, mes cris. Mes poings crispés avaient interrompu des années de caresses volées. L’œil tuméfié de ma mère prenait la noirceur de mes années d’enfance abîmée. Elle fixait les lumières bleues avec son air de victime. Sans un regard sur moi. Le sang pulsait dans mes poings meurtris.
Ce matin de décembre, trente ans après, le soleil profite d’une brève déchirure nuageuse, pour embraser la table devant moi. Les barreaux de lumière oblique m’enferment dans le coin obscur au fond du café “Chez Carlos”. Rien que de revoir cette scène, le sang pulse à nouveau dans mes poings. La lave coule dans chaque phalange de mes doigts recroquevillés. Un feu brûle dans le creux de mes paumes. Le visage tuméfié de ma mère marque à tout jamais chaque cellule épidermique de mes mains. En même temps que le portrait maternel bleui et haineux dilate l’espace autour de moi, le buisson noir tournoie, tournoie comme le gyrophare de mon enfance. A n’en plus finir. Carrousel de lumière noire. J’ai l’impression que le tournoiement incessant finira par me happer dans son vortex. Le feu de mes poings s’enfle, gonfle, déglutit dans tout mon organisme et mes poumons. Réagir. Battre les mains. Inspirer en profondeur, expirer. Et à chaque expiration décrisper les mains. Ouvrir, fermer. Inspirer, expirer. Eteindre le feu. Insuffler l’air frais dans les cellules fiévreuses. Mes mains se dénouent à chaque expiration. Libèrent un peu de feu. La fièvre me quitte. Le fantôme maternel s’estompe. Le noir buisson s’éloigne. Pour cette fois encore. Jusqu’à quand ? J’ai conscience que pianoter ces mots sur le clavier de mon portable a autant d’effet apaisant que le contrôle de ma respiration. Mais combien de temps encore vais-je supporter ces mains coupables ? Trente ans qu’elles n’ont plus touché personne.
Carlos m’apporte un troisième Expresso. Ma crise m’a épuisé. Les barreaux de lumière ont laissé la place au crépuscule. Au fond de la place, le clochard anonyme rencontré ce matin parle aux pigeons. Les ados crachent leur haine, s’enivrent de bière et se terrent sous leur capuche. Serais-je mûr pour finir dans une vieille caisse en carton au milieu des passants indifférents ?
Albert a retrouvé son trois-pièces et sa solitude. Le crépuscule a depuis longtemps laissé place à la nuit. Il n’a pas fait l’effort d’allumer. Seuls brillent la fenêtre bleu nuit de l’écran de son P.C. et le petit écran du thermostat d’ambiance. Et l’horloge digitale du réveil. Leurs éclats irisent la pièce d’une lueur blafarde, métallique. Froide. Comme la nuit, dehors, que les fenêtres renvoient, crue. Il est resté longtemps à fixer ces points de lumière, perdu dans l’infinitude. Il ne voit pas la petite fenêtre ouverte. Un mot d’Agathe papillote à l’infini. Un seul : “John ?”
L’eut-il découvert qu’il n’aurait sans doute pas réagi. Le contrecoup de sa crise l’a abattu. Il a commencé à écrire, cet après-midi, chez Carlos. Et les mots ont jailli, mais à quel prix ? Il n’est pas certain de vouloir faire de sa vie, le sujet de son futur roman. Mais il sait qu’il n’a plus de mots pour cacher ces trente années de solitude et de colère. Ses mains qu’il exècre ont rédigé tant de romans factices ! Tant d’aventures romanesques et de récits artificiels ! Son existence a atteint un seuil. Une porte doit être franchie. Mais laquelle et vers quoi ? Il doute qu’écrire l’aidera à voir clair. Comment pourrait-il être sauvé ? Pourtant, les mots coulent à nouveau, libérés de leur prison. Il ne veut toujours pas donner de nom à son personnage. Un reste de pudeur, une façon de rester caché sous la table ? Du reste, il n’est même pas certain de vouloir continuer.
L’écran noir de la fenêtre ouverte sur la nuit l’appelle au-delà des carreaux, au-delà du béton moussu du rebord de la fenêtre. Le moineau indifférent a rejoint son nid. Il sent le vide salvateur. Il voudrait sauter. En finir une fois pour toutes.
– Vous avez un nouveau message.
La voix métallique brise le silence lourd. Albert sursaute, surpris d’être là. Ses yeux balayent la pénombre de la pièce. Il détend ses poings raidis. Ouvre et ferme les mains à plusieurs reprises pour chasser un début d’incendie. Se lève. Il allume toutes les lampes. Relève la température de la chaudière. S’approche du P.C. La fenêtre ouverte sur la nuit recule. Un clic de souris. Albert ouvre le nouveau message.
– Bonjour John, et notre rendez-vous ? Tu l’oublies ? Que se passe-t-il, ces derniers jours ? Tu sembles lointain ? Tu ne réponds plus à mes messages. Tu me fixes des RV que tu ne tiens pas. Parle. Ecris-moi quelque chose. Tout va bien ? Et ce début de roman dont tu devais me parler. Une histoire de mains, m’écrivais-tu… Branche-toi sur MSN, je t’attends. J’ai besoin de toi, de te lire. C’est bizarre, mais je crois que je ne pourrais plus me passer de nos contacts quotidiens. Parle-moi, John, où es-tu !?
Les mots d’Agathe prennent de plus en plus de place sur l’écran, aussitôt qu’Albert découvre ceux-ci. Ils achèvent son retour à la vie qu’il a bien failli quitter quelques minutes auparavant. Il ouvre son portable, le connecte à son PC et y transfère les mots écrits l’après-midi. Il n’ose pas les relire de peur de faire rejaillir le feu dans le creux de ses poings. Il se refuse également à ouvrir Messenger pour dialoguer avec Agathe. Il n’est pas prêt. Il lui envoie son document par mail accompagné de ces mots laconiques :
– Bonjour Agathe, comme je te l’ai promis, et comme tu me l’as demandé, je te fais parvenir en attaché mon début de “manuscrit”. J’espère ne pas trop te décevoir. Comme tu le constateras, je change de genre ; quelques jours de réflexions m’ont conduit vers autre chose. Vers quoi ? Seul l’avenir nous le dira. John.
L’embryon de son futur manuscrit envoyé, il ne peut plus reculer. C’est avec ce constat qu’Albert s’affale sur son lit. Il ne réussit pas à s’endormir. Il se tourne et se retourne pendant une heure. Les événements de ces derniers jours vont et viennent dans ses pensées. Le lit est dur. L’oreiller fait une boule informe et le gêne. Les radiateurs se dilatent en souffrant. Il entend l’eau qui circule dans les canalisations. Exactement comme dans son enfance. Sous la table, dans son refuge de toile cirée, face contre terre, l’oreille appuyée à un des éléments du radiateur. C’est une scène qui reste marquée au fer rouge dans sa mémoire. A tout jamais. Il se tourne et se retourne encore. Pense à ses trente années de mensonges ; tape sur l’oreiller pour l’aplatir. Plat comme une crêpe. Ses bras n’enserrent plus rien. Une heure passe. Puis deux. Merde ! Il décide de prendre un bain chaud. Souvent, ça l’a aidé dans le passé. Il n’allume pas. Le clair de lune filtre à travers la fenêtre. Il fait couler l’eau à fond, s’assied dans la baignoire. Il serre les dents, grimace à mesure que l’eau très chaude monte sur ses jambes, son sexe et son ventre. Puis il ferme le robinet. Un silence profond tombe dans la salle de bains interrompu par le bruit de métronome des gouttes qui heurtent la surface de l’eau. Il asperge la faïence dans son dos pour la réchauffer. Il se glisse dans l’eau. S’y enfonce jusqu’au ras du menton. Il ferme les yeux. C’est bon. Tout à fait ce dont il a besoin. L’eau bouillante n’est déjà plus. Son corps est envahi par une douce torpeur. Immobilité absolue. Pas une ride ne brise la transparence de l’eau. Il visualise la surface de l’eau à fleur de narines. Surface tranquille. Apaisante. Seul ses deux gros orteils émergent. Corps étrangers, ridicules. Il sourit. Cela suffit pour briser la perfection miroitante. Une onde se propage de la pointe du menton, s’élargit, éclabousse les deux appendices roses, expire sur le bord de la baignoire. Au fond git son corps fade et pâle. Il l’entrevoit à travers le miroir déformant de l’eau. Deux gros pieds appuyés sur le rebord emperlé de gouttelettes d’air. Le haut des genoux calleux. L’entrejambe et le sexe glabre. Sans les poils exécrables. Il se revoit enfant dans la baignoire familiale après les crises maternelles. Ces longues minutes de calme et de pureté. Ces instants d’éternité après l’enfer. Ces moments fatidiques au fond de l’eau en apnée, aux confins d’un autre monde. Les minutes s’égrènent. La température de l’eau diminue. Albert plonge, brise la glace de l’immobilité. Glane le reste d’eau tiède. Il remonte à la surface ; à la vie. S’ébroue de son cocon liquide et enjambe la baignoire. L’eau ruisselle sur son corps et goutte sur le carrelage. Le froid lui donne la chair de poule. Enroulé, nu, dans les draps, le corps humide, Albert s’endort, à peine couché.
Albert est assis, immobile, au bord d’une chaise en bois de sa chambre. Il scrute la rue mouillée, deux étages plus bas, à travers les voilages tachés de la fenêtre. Son sexe est encore dressé. L’aube grise a du mal à percer l’obscurité tenace. Les sons intermittents de la ville s’élèvent jusqu’à lui : pneus qui martèlent les pavés anciens de la chaussée et les nids de poule pleins d’eau, avertisseurs sonores énervés, volets que l’on relève dans les commerces, le tintinnabulement des trams à la Barrière. La nuit a finalement capitulé. Agitée, entrecoupée de rêves surréalistes et érotiques. Il s’est réveillé libéré d’une toile d’araignée tressée dans les fins cheveux d’une blonde aux lèvres mauves, aux seins généreux et fermes, à la peau transparente comme de l’eau immobile, sans que rien ne brise sa perfection miroitante. Un regard de compassion. Elle gisait dans une baignoire de marbre blanc. Entre deux eaux. Prisonnière aux frontières létales. Lascive. Offerte. Il bandait tellement fort qu’il en avait mal. Cela avait commencé à la puberté. Les bains purificateurs après les séances de caresse imposées par sa mère. Les expériences dans l’eau, les voyages en apnée. Les nuits agitées, érotiques. Les érections magistrales, au réveil. Et la délivrance finale, libératoire.
Ce matin, pas de délivrance. Juste un goût amer et une érection gênante. Comme souvent, depuis le geste fatal et le départ de sa mère.
La lumière a repris des couleurs au-dessus des toits. La matinée fraie son chemin sous la pluie incessante. Albert raconte sa nuit. Son personnage aussi fraie son chemin. Les doigts d’Albert communiquent au clavier, des mots tendus, insatisfaits.
La sonnette brise le silence. L’arrivée du livreur à domicile. Celui-ci fait partie des rares personnes à monter chez lui. Il le connaît depuis longtemps. Il n’est pas bavard, ce qui arrange bien Albert. L’homme range les deux caisses dans la cuisine et pose des journaux sur la table, près d’Albert. Petit plaisir hebdomadaire du jour de livraison. Le frigo rempli, Albert se donnait deux heures de voyage dans les pages du quotidien avant de se mettre à rédiger, jour après jour, ses romans à l’eau de rose. C’était avant la toile au plafond, la rencontre avec le sans-abri, le retour du buisson noir de sa mère et Agathe.
Un titre lui saute aux yeux en deuxième page du quotidien. ” Mystérieuse pendaison d’un SDF, gare du midi…”
Mystérieuse pendaison d’un SDF, gare du midi. Une mort suspecte. Le corps a été retrouvé par un autre sans-abri dans un local technique. La piste du meurtre n’est pas exclue. C’est en voulant satisfaire un besoin pressant qu’un sans-abri a fait cette découverte macabre dans la nuit de vendredi à samedi dernier dans un local technique de la gare du midi. Un lieu interdit au public mais souvent fréquenté ces derniers mois par les démunis qui viennent y trouver refuge la nuit. Deux SDF ont déjà été retrouvés morts en mars et en octobre dernier, également dans des stations de métro bruxelloises.
Le clavier a repris son rythme de croisière. Albert écrit :
– A la lecture de ce fait divers, je sors de ma torpeur matinale. La tension nocturne m’a quitté. Me reste une impression de désir inassouvi, fugace. Toute mon attention se focalise sur l’information. Pendaison d’un SDF. Et s’il s’agissait de mon SDF aux pigeons ? J’arpente la chambre de long en large. En colère. Mais pourquoi ? Pourquoi donc m’inquiéter ainsi pour un clochard disparu et un fait divers dans un journal ? N’ai-je pas assez de problèmes pour encore m’en inventer un nouveau ? Mon attachement incongru à ce personnage sans nom et sans âge m’étonne. Ma rencontre avec lui a touché mon cœur comme une flèche. Et je ne sais vraiment pas pourquoi. Sinon que celui-ci a éveillé en moi la révolte qui couve depuis trente ans.
L’idée de me retrouver dehors me met mal à l’aise. Mais pas pour les mêmes raisons que d’habitude. La nervosité titille ma peau sans que je ne parvienne à comprendre pourquoi. Ce n’est pas la même nervosité. Il s’agit d’autre chose. J’ai peur. Mais pas pour moi. Pour le pauvre homme aux pigeons !
La chaussée est très fréquentée. Il faut se faufiler. Je n’évite même pas les contacts accidentels. La ronde des trams sur la place. Le monde tourne. Un clochard s’est pendu. Le Parvis. Je prends à droite. La galerie du métro vomit la terre entière. La foule me barre la route. Je dois faire un long crochet. Ça m’énerve. Je suis de plus en plus mal à l’aise. Et puis les étals. Les ménagères. Les passants oisifs. La vitrine “Chez Carlos” émet une musique douce, envoûtante. Sirène maléfique. Je touche une femme que je ne peux éviter. Mes mains brûlent. Le bout de la place. Les ados. Les pigeons inondent le parc. Se piétinent. Errent. Leurs petites têtes dodelinent à gauche, à droite, devant, derrière. Ils vont et viennent. Déboussolés. Le banc est vide. Quelques pigeons me picorent les pieds. Je reste là. Désemparé. Des nuages pressés passent à l’infini vers l’infini. Les passants ont laissé place à d’autres passants. Tels les nuages. Ils ne font que passer. Indifférents. Je reste là. Désemparé.
Le vieux clochard sénile sur le parvis est sous sa boîte de carton. Moi sous le banc de pierre. Là, je me sens en sécurité. Une oreille posée sur le sol froid. Je perçois les vibrations bruyantes des trams glissant sur les rails métalliques. La fraîcheur de la terre combat ma fièvre. Ça sent l’herbe humide, la poussière avec un petit fond d’urine. Je n’ai plus de maison, plus de métier et surtout plus de nom.
– Albert ! Albeeeert !
L’espace clos me protège encore un peu.
– Albert ! Albeeeert ! Viens ici, Albert !
Sous la table du salon. La lueur tamisée filtre la lumière criarde du lustre.
– Albert ! Où es-tu ? Encore sous ta table ? Sors de là !
Sa voix me soulève le cœur. Perce le mur de toile de ma cabane. La lourde toile cirée pend jusqu’au sol. M’enrobe sous son aile. Son odeur familière de torchon mal rincé camoufle les effluves d’eau de Cologne bon marché de ma mère. Odeur de crise. L’odeur et la voix :
– Albert ! Albeeeert !
Je ne la vois pas. Pas besoin, pour savoir ses yeux mouillés perdus dans le miroir. Le rictus de sa face. La commissure des lèvres en berne. Sa lèvre supérieure en vibration. Mes genoux pèsent sur le bois dur du parquet. Une joue posée au sol, j’entrevois les mules roses qui s’agitent au pied de la coiffeuse. La fraîcheur du bois combat ma fièvre. L’odeur de la cire m’apaise. Résister encore un peu. Ne pas répondre à l’appel. Dans ma poitrine, mon cœur tonne comme un tambour de guerre. Je m’efforce de maitriser ma respiration.
– Monsieur, Monsieeeeeur!
La voix a changé. Ce n’est plus la voix de ma mère. Une jeune fille m’interpelle. Veut m’aider à sortir du banc. Je ne vois pas son visage perdu dans l’éblouissement de l’éclaircie. Elle m’a sauvé de ma mère. Je ne sais comment la remercier ; elle ne sait comment me parler. Un homme sous un banc de pierre, on ne voit pas ça tous les jours, même quand on est éducatrice de rue !
-Vous allez bien m’sieur ? Avez-vous besoin d’aide ? Voulez-vous que j’appelle une ambulance ?
Je prends conscience du ridicule de la situation, prends la main qu’elle me tend, me redresse étonné de ce toucher méconnu, peau à peau. Ma main dans la main d’une autre. Cette main qui s’apprêtait à caresser ma mère quelques secondes avant. Le contact est fugace, insolite. Je lâche la main, m’époussette et bégaie ces quelques mots :
-Un, un, instant de… de fai… faiblesse. Tout… tout va b…bien. J’ai juste be…besoin d’un c…café.
L’éducatrice de rue me conduit “Chez Carlos” à ma demande. Le café fume sur le rebord du comptoir. Elle reste à mes côtés, attentive. Il y a quelque chose chez elle, quelque chose dans ses yeux marrons débordant de compassion qui me rassérène. Elle ne parle pas. Elle ne veut pas me forcer à parler. Carlos lui a expliqué mon problème. Elle écrit :
– Ça va mieux ?
Je tente de répondre. Je veux faire l’effort.
– Je… je ne sais pa…pas. Clo… clo
L’émotion me submerge. Je ne suis plus capable de dire un mot.
– Cloclo ? Que voulez-vous dire ?
Je me résigne à écrire :
– Je cherche un clochard. Je crains qu’il ne soit mort. Le clochard aux pigeons.
– Le clochard aux pigeons ? Quel clochard ? Quels pigeons ?
Je vois les yeux de la fille quitter les miens pour interroger Carlos. On devine dans ce regard de l’étonnement, de la perplexité mais pas de moquerie. Je prends son bic, explique :
– Je cherche le clochard aux pigeons disparu du parc. Je crains qu’il ne soit mort. Je m’inquiète pour lui.
– Pourquoi cherchez-vous un clochard, mon bon Monsieur ? Vous êtes un parent ?
– Peut-être…
– Par définition, les clochards n’ont pas de domicile fixe. Ils vont et viennent, comme le vent et la pluie.
– Le mien n’aurait jamais abandonné ses pigeons.
– Allez vous renseigner au Clos Sainte-Thérèse, sur le Parvis. Ces pauvres gens ont comme nous des besoins. Se laver, trouver un peu de chaleur. Sans doute le trouverez-vous là. Quand il sera propre comme un sou neuf, il reviendra nourrir ses pigeons.
Il est de retour chez lui. Il s’est présenté à la “Fontaine”. On lui a demandé s’il était nouveau. Il a répondu : “Pas encore”. Son SDF est bien vivant. Il est passé à la Fontaine et reparti. Albert est un peu rassuré. Si peu. Demain, il retournera au Carré Moscou. Il découvre le mail d’Agathe. Il ne lui a pas encore envoyé la suite du récit. Ce qu’il lit le retourne.
Bonjour John,
Oups, le passage de la baignoire et du rêve ! J’aime l’érotisme latent qui émane de ton personnage ! Tu sais réveiller chez tes lecteurs des sensations intimes. Ton personnage s’intéresse à un pauvre clochard sans nom. Comme lui, il n’a pas de nom ? Vois-tu une corrélation entre ces deux faits ? Formidable, cette quête de sens auprès d’un homme sans identité, invisible au monde… Il a fallu cela pour renaître ? Albert. Albert. Oui c’est un nom qui sonne bien. Il m’accompagnera le long de mes jours. Je veux vibrer avec lui. Trembler avec lui. Renaître de mes cendres avec lui. Il a déjà un nom. C’est un début.
Tu as toujours su me faire rêver, me sortir de mes mauvaises humeurs, de mes difficultés, de mes jours « sans ». Tu rendais tes lecteurs puissants, invincibles. Mais ici, dans ce nouveau roman, il y a autre chose. Une résurrection en marche. Une humanité en gestation. Il y a la vie, la vraie. Il va guérir, n’est-ce pas ? Il va s’aimer. S’aboucher enfin à l’infini féminin. Il a perdu la voix après le drame maternel. Ce bégaiement ? Sont-ce vraiment ses mots qu’il cherche ? Que cherche-t-il en réalité ? Je sens bien que ton personnage va aller plus loin. Que va-t-il advenir de sa rencontre avec le SDF ? Car il va le retrouver n’est-ce pas ? Je sens qu’il a un message à livrer, qu’Albert n’a pas encore perçu. J’ai raison n’est-ce pas ? Et la mère. Vit-elle encore ? Peut-être faudra-t-il qu’il se tourne vers elle ? Time’s up. Envoie-moi vite la suite. J’aime cet A1bert. Je voudrais presqu’il soit réel. Je sens des potentialités en lui.
Il n’en revient pas. Par trois fois, il a relu ce courriel. Il ne sait que penser. Le silence a ses habitudes chez lui. À l’instant, il prend des profondeurs jamais atteintes.
L’économiseur d’écran s’active, révélant l’image d’une espèce de galaxie, un fond noir parsemé d’étoiles lointaines et de nébuleuses violettes tourbillonnantes. Dans sa tête, aussi, tourbillonne une galaxie de pensées. Agathe, une femme qu’il n’a jamais rencontrée, lit en lui comme dans un livre ouvert. Il ne lui a pas encore envoyé le dernier avancement de son texte. Elle sait déjà. Mieux encore elle est persuadée qu’Albert…, qu’IL, doit revoir le SDF. Elle voudrait qu’il soit réel. Elle ne croit pas si bien dire. Evidemment qu’il est réel. “Je suis réel” pense-t-il, “je suis réel”. “Je suis réel”. Mais se tourner vers sa mère ?! Sa garce de mère, sa pute de mère. Cette espèce de pédophile grasse, incestueuse. Sa mère ? Qu’elle crève dans son asile de merde, qu’elle brûle en enfer. Ses poings se recroquevillent, recommencent à brûler. Une sensation d’engourdissement se diffuse dans sa nuque. Sa respiration s’accélère. Il sent à nouveau la crise monter. Il emprisonne ses mains sous les aisselles. Serre. Serre. Il prend une profonde inspiration, souffle lentement par la bouche, se concentre sur l’expiration. Ça l’apaise un peu. Sa mère. Il a des nouvelles par le directeur de l’institution qui s’occupe d’elle dans sa prison dorée. Une fois par an. Il doit bien justifier tout l’argent qu’Albert lui envoie.
Il repense à Agathe. A son attachement à Albert. Celui de l’histoire. Son histoire ? Une humanité en marche ? Une résurrection en gestation ? Time’s up. Que veut-elle dire par là ? Il a pris la décision. Demain, il retournera au Carré Moscou.
Le carré Moscou. L’air est sec et froid. La petite nappe blanche fait tache sur le vieux banc de pierre. Les pigeons s’agglutinent autour d’eux. Il sent bon le frais. Du savon bon marché. Un peu sucré. Son pantalon trop court lui remonte jusqu’au- dessus du ventre. Sur le pull noir à col roulé. Autour de la taille, une ficelle. Des chaussettes, moins blanches que la nappe, lui remontent haut sur le dessus des mollets. Des lacets neufs, bien noués empaquettent les basquets. Rouges. Trop grandes. Une redingote emballe le tout. Elle lui donne un air digne et fier. Tout est récuré, repassé. La Fontaine a requinqué “Pauvre Belgique”. Il n’a pas mis son vieux bonnet de laine. Malgré le froid. C’est pour qu’on voie bien la brillantine dans ses cheveux, s’exclame-t-il. Le peuple des pigeons se resserrent. Curieux. Gourmands. Comme leur maître. Il dit que non mais ses yeux grands ouverts disent le contraire. Le soleil brille malgré le froid. Trois fois déjà qu’il a déplacé la pomme. Il joue à capter les rayons du soleil sur la fine peau. Albert devine qu’il hésite à mordre la chair tendre et juteuse. Il passe à l’orange. La prend en main. La soupèse, la roule sur sa joue, son front. Hume son odeur acidulée. Dans ses grosses mains gantées, le fruit fait son nid. Lassé, il passe à autre chose. Le foie gras dans son bol argenté l’intrigue. Il trempe son doigt. Sans ôter ses gants. Goûte. Fait la grimace.
– Bouffe de bourge, pauvre Belgique !”
Mais il replonge, encore et encore. Il ôte son gant. Et s’enfonce dans la mousse savoureuse. Il lèche son doigt et dévisage les aliments alignés sur la nappe incongrue. J’ai prévu ce repas avec soin. C’est tout ce que j’ai trouvé pour l’aborder. Le champagne pétille dans les deux flûtes. Comme dans les yeux du SDF. La gêne m’envahit. Le vieux soulève le verre bien haut, renverse la tête en arrière et déverse le liquide doré directement dans la gorge. Il avale à grandes gorgées bruyantes tout le contenu de la flûte. Fait de même avec l’autre.
– Marrant, j’ai des pépites d’or qui pétillent dans l’estomac, dit-il.
Je me recroqueville sous ma capuche, de plus en plus mal à l’aise. Le clodo mange des yeux la nappe et son contenu. Une main gambade, triture : petits pains dorés, saucissons, saucisses fumées, camembert. Dans son autre main, une tomate ventre ouvert, attend la curée. Il la délaisse au profit du cervelas. Il fait honneur à chaque aliment à grand coup de dents. La morsure sanguinolente de la tomate s’épanche. La nappe prend des airs de bataille, s’engraisse de beurre, s’entache de camembert, s’auréole de jus. “Putain, quel gâchis, pauvre Belgique !”. Je me demande vraiment ce qui m’a pris. Le bougre suce chaque doigt, jusqu’à la garde. Bourre ses poches de tous les restes possibles. La tomate saigne au travers de la poche de sa redingote. Il s’assoit sur son banc de pierre, repu. Je ne sais dire qui roucoule le plus : ses pigeons ou lui. Ses petits protégés se disputent les restes. Se bousculent. Montent les uns sur les autres comme l’écume d’une vague sur la grève. Les ados encapuchonnés ont cessé un instant de boire. Envolée leur indifférence ! Les fenêtres environnantes miroitent au soleil. Le parc entier roucoule.
– Pourquoi tout ça ? Bordel, pauvre Belgique.
Sa voix tonitruante soulève la masse des pigeons. Les roucoulements cessent d’un coup. Les ados baissent la tête.
– Je… je t’ ai cru mo…mort! Pen…pen…du dans… dans un tu…tu…nel de…de la ga…gar du mi…midi.
– Moi mort, tu veux rire! Ils ne m’auront pas comme ça! Veulent pas de commensaux comme ils disent. Parasites. Parasites eux-mêmes. Pigeons, clochards même combat. Mort aux vaches, pauvre Belgique. Peuvent toujours courir s’ils s’attendent à me voir partir ! Ils installent des pièges à pigeons. A quand les pièges à clodo ? Défendu de nourrir les pigeons ! Pauvre Belgique. T’as pas peur de nourrir un clochard ? C’est permis, ça ? Et tu m’as cru mort ? Et alors, qu’est-ce que t’en as à foutre ? En quoi cela te concerne ?
– Si je… je le…le sa…savais !
– Si tu le…le sa…savais ! Et comment que tu parles ? T’as froid, tu as un glaçon dans l’estomac qui te donne la tremblote. Pauvre, pauvre Belgique ! Si je je le…le sa…savais ! qu’il disait. Tu veux pas devenir clochard, quand même?
-Je… je ne sai…sais pas, peut-être. Sais pa…pas.
– Ridicule! Voilà qu’il veut devenir clochard ! Pauvre Belgique. On ne choisit pas de devenir clodo. On tombe clodo ! Que cherches-tu vraiment ? Donner à bouffer aux pauvres gens ? Te donner bonne conscience ? Merci c’était bien bon. Mes pigeons ont apprécié. Je ne sais pas ce que tu cherches mais ce n’est pas ici ! Tu m’as fait goûter un peu de ton monde. Mon ancien monde. Mais j’en veux plus. Je peux te faire goûter du mien. On verra vite si t’en voudras.
La ville. Les murs en béton sont recouverts de graffitis et sentent la pisse. Une ruelle sombre, étroite. Des senteurs de cuisine froide s’insinuent entre les remugles de dépotoir. Les murmures du monde se perdent au-delà des bâtiments sales. Le coin est oublié de tous. Même du soleil. Pas un seul pigeon, non plus. Il m’a donné une vieille caisse en carton, une grande étoffe rêche, un bonnet jaune délavé et des moufles. Une noire et une rouge. Et des chaussettes, des grosses chaussettes en laine. “Il me doit bien cela après ce si bon repas”, dit-il. Et la nappe blanche souillée. Rendre à César ce qui est à César. Il ronfle. La volée d’escalier nous cache de la ruelle. Un bruit de chute métallique. Une poubelle. Il ronfle. Un chat peut-être. Dans le tournant des marches, un coin de ciel grillagé. Aucune étoile. Ni lune. Le grillage contre les chutes de pierre vibre. Le vent ? Il ronfle. Le carrelage est froid et humide. Malgré le carton. Quelques marches à gravir pour s’enfuir. Quitter cette entrée de cave. J’ai si froid. Un froid tombal. Le même froid de mon enfance, sous l’escalier de la terrasse. Un froid qui enveloppe, fige. Emprisonne. Si tu bouges, tu casses. Donc tu restes. Il ronfle. Le gros tas de tissus gonfle et dégonfle. Il est noyé dans les couches. Son bonnet rabattu sur les yeux point entre deux replis. Il ronfle. La nuit s’épaissit. Comme le froid. Moi je n’ai que la vieille étoffe pour me couvrir. Et la nappe. Suaire blanc dans la nuit noire. Froid tombal.
-Albert ! Albeeeert !
Je ne la vois pas. Pas besoin, pour savoir ses yeux mouillés perdus dans le miroir. Le rictus de sa face. La commissure des lèvres en berne. Sa lèvre supérieure en vibration. Mes genoux pèsent sur le dallage froid sous l’escalier. Une joue posée au sol glacial, je combats la fièvre. L’odeur des bûches sèches m’apaise. Résister encore un peu. Ne pas répondre à l’appel. Dans ma poitrine mon cœur tonne comme un tambour de guerre. Je m’efforce de maitriser ma respiration.
-Albert ! Albeeeert ! Sors de là ! Remonte ! Viens ici.
Je sens la crise venir. Sous l’escalier, je peux reculer le moment. M’engluer. Le froid s’appesantit. Froid tombal. Apnée. Dehors, je glace. Dedans, je brûle.
– Albert ! Albeeeert !
Devant sa coiffeuse. La bouteille d’élixir d’Anvers parmi les fioles d’élixir de beauté. Des heures de contemplation dans son miroir. Interrogation muette. Avant les cris. Les cheveux et la mine défaits. Je remonte les quelques marches d’un pas lourd. M’extrais de mon cercueil de glace. Tiraillé entre les cris maternels et le grand appel. Depuis quelques minutes, je brosse les longs cheveux de sa mère. Des minutes interminables. Viennent les massages, les caresses. Les seins qui durcissent aux passages de mes mains. Les râles de ma mère, les cris extasiés. Les “oh ! mon petit”, “oh ! mon petit”, jetés au mirage du miroir. Je regarde les mains dans le reflet embué. La fièvre maternelle monte. La main de ma mère sur la main d’Albert de l’autre côté du miroir. Elle le guide jusque à sa toison noire. Mes yeux dans les yeux d’Albert. Le rictus maternel gommé dans la jouissance. Les lèvres regonflées. La tendresse retrouvée. Mirage. Yeux dans yeux, pour ne pas voir ma main et mon doigt enfouis. Ses gémissements. Son cri ultime, la tête renversée. Un instant, mes yeux se décrochent du miroir, vacillent, s’accrochent au regard d’Albert plein d’effroi et de supplication. La tête retombe pour des heures de silence. Deux yeux dans le miroir me regardent. Des yeux mouillés perdus. Des yeux de haine, de peur. Les yeux d’Albert dans les yeux d’Albert.
Du bruit dans les escaliers. Ma vision est déformée. Ma mère a disparu. Mes larmes m’empêchent de voir. Un bruit de liquide. Je réalise le froid mordant, l’escalier tordu, le grillage sur ma tête, le suaire blanc. Le vieux Clodo pisse dans la ruelle. Redescend :
– T’as les yeux huileux. T’as crié. Tu m’as réveillé. Pauvre Belgique. Ça va ? Elle est belle la vie de Clodo, n’est-ce pas ? Tu en veux encore ?
Il me bourre les côtes.
– Ça réchauffe
Il enfile une bonne goulée de vinasse :
– Ça réchauffe aussi. La vie de clodo ne plaît pas à Monsieur le bourge ?
– C’est pas ça, c’est ma mère.
– Ta mère ? Qu’est-ce que ta mère vient foutre dans le bazar ? L’ai pas invitée. Monsieur pleure après sa moman.
Il sort un vieux mouchoir sale de sa poche et me le tend. Mouche-toi. Essuie ta morve. Et développe. On n’a pas toute la nuit. Putain de nuit, pauvre Belgique.
Le vieux clodo et son escalier froid sont derrière moi. Je ne sais même pas son nom. L’homme au pigeon. Le café fume. Carlos trône derrière son comptoir. Café, croissants. Les consommateurs matinaux. Dans la gazette, on parle de dérèglements climatiques, de la guerre, de Poutine, d’inondations, de catastrophes naturelles. De politique : de Wever, Di Rupo. De choses normales. Pas de ma nuit. J’ai parlé. Des heures durant. Sans bégayer. Enfin, pas trop. Jusqu’à ce que l’aube irise de pourpre les crêtes des immeubles. Le bonhomme m’a écouté, bien engoncé dans sa montagne de loques. À la fin, on a partagé les restes de tomates écrasées, le moignon de cervelas, le saucisson et des miettes de petit pain doré trempé dans la vinasse. Le clodo a peu parlé. Entre les brumes du vin frelaté, je me souviens d’expressions comme “trouver sa place”… “régler ses comptes avec lui-même”… “franchir le miroir”… “ta place n’est pas ici parmi les sans rien” … “Tu as à faire” … “Il te reste quelque chose à accomplir” …”serrer la main à son autre, dans le miroir”, ta mère ! Ma mère ? Qu’a-t-il dit au sujet de ma mère ? Pardonner ? Pardonner à ma mère ? Non ! Me pardonner ? Oui c’est ça, me pardonner ! Laisser entrer le pardon. Dehors, la place se remplit, les étals du marché se dressent. Un gardien de la paix pousse son vélo. Le café fume. Carlos sourit derrière son comptoir. La ruelle est loin. Le clodo a retrouvé ses pigeons. Une petite voix intérieure me souffle de creuser l’histoire du pardon. Je suis fatigué.
Il est fatigué. Il n’en peut plus d’écrire. La nuit a été courte. Il ferme le couvercle de son portable. Il a tout écrit d’une traite. Il sent qu’il avance. Son histoire prend corps. Carlos lui sourit derrière son comptoir. Le café fume, devant lui. Son regard erre dans le bistrot. Il capte les nuances de lumière au plafond, les reflets des couverts sur les murs. Le poisson rouge qui tournoie dans son bocal. Une petite voix intérieure fait son chemin. Il est las mais étrangement calme. Détendu. A côté de lui, un carton de bière. Rond. Plutôt bien coloré. Il le fait rouler sur la crête, le long de la table, avec le creux de sa paume. Un texte lui saute aux yeux. Jaune. Times up ! Et en dessous, d’une écriture élancée : Agathe!!!
Elle roule Agathe
dans le creuset de sa paume
au cœur de sa main.
Elle roule Agathe
Clin d’œil au sein de l’instant
silence déteint.
Briser le silence.
contraindre la démence.
oser toute la parole.
Terrible la cause
ensorceleuse et cruelle
qui nous fait pleurer
Errance cruelle
mue par les âmes en rage
au fond des enfers
Nuit de toute âme
s’éteint quand l’aube pointe
au soleil divin
Tout en bas du ciel
l’aube étire sa corole
feu orangé d’or.
Plus temps pour crier
en ce beau neuf d’été
Times up, Agathe
La ritournelle gonfle dans sa tête. Le carton n’en finit pas de rouler. En avant, en arrière. En avant, en arrière. Sa paume ne fait qu’un avec le carton. Les lettres noires et jaunes vont et viennent. Elles dansent dans les yeux d’Albert. Le soleil a dépassé les faîtes des toits voisins. L’aube s’enfuit. Le jour brûle les paupières fatiguées d’Albert.
L’or du couchant a teinté ses paupières fermées. Il ouvre les yeux aux derniers instants du jour qu’il n’a pas vus passer. Un sommeil lourd appesantit son corps. Un repos profond. Sans rêve. Il met de longues minutes à retrouver la surface. Son lit n’est pas défait. Il se sent reposé. Dispos.
Malgré cette bonne nouvelle, il n’ose pas se regarder dans le miroir incliné. Il sait qu’à chaque fois ses yeux tristes le piègent, qu’il a beau chasser le passé, il revient au galop. Toujours, dans la glace, malgré ses réticences et ses replis, reviennent les yeux mouillés perdus. Les yeux de haine, de peur. Les yeux d’Albert dans les yeux d’Albert. En fait, les mauvais souvenirs ne meurent jamais. Au mieux, ils restent en berne, quelque part dans le cerveau, à l’affût d’une bonne occasion pour ressurgir comme des diables à ressort et s’exclamer : « C’est nous ! Nous sommes là ! Et nous ne partirons pas tu peux le croire ! »
Il s’appuie au lavabo, pose son front contre le froid du miroir. Le contact lui fait du bien. Téméraire, il ouvre un œil. Puis l’autre. Collé au miroir, il mêle son regard à l’or du couchant dans le reflet. Il ose un regard dans l’œil du miroir. L’iris bleu est sec. Tout au fond une lueur luit. Il a commencé à changer ! L’écho oublié qu’il tentait de réveiller dans son écriture, il le cherche maintenant dans son reflet. Depuis trois jours, il est dans la rue, dans le monde… Et puis Agathe, qui a tout compris. Qui a trouvé son antre, sa caverne. Qui sait maintenant. Sa solitude, son bégaiement, ses phobies. Ce n’est plus l’inspiration qu’il cherche. C’est retrouver sa voix intérieure ! Et celle d’Agathe.
-Tu sens comme je suis là, en ce moment, comme je t’écoute, comme je viens dans tes mots, comme je t’accompagne ? chuchote-t-elle.
Il a retrouvé la rue. Elle l’apprivoise lentement au rythme de ses pas dans la ville. Il évite toujours de parler aux gens mais il supporte leur contact. Ses yeux ont quitté le bitume usé, les vieux trottoirs pavés, les caniveaux pollués, les milliers de pieds. Il regarde droit devant lui. Croise les regards en voyage, les airs distants, les sourires fugaces. Il n’ose pas encore retourner “Chez Carlos”. Agathe a percé son secret. Agathe s’est assise dans la petite alcôve, au fond du bistrot. Agathe a bu le café de “Chez Carlos”. Il choisit un bistrot anonyme dans une ruelle de Saint-Gilles loin du Parvis. Des fauteuils en acrylique vert bouteille, crevés par endroits. Une table pour deux. Lui et son portable. Quelques clients accoudés au comptoir. Il écrit. Il ne sait pas pour quoi. Il ignore pour qui. Pour lui ? Pour Agathe ? Il écrit :
Le tram file vers l’aube et avale les voyageurs. Il fait encore nuit. Des relents de sommeil et des rêves effilochés hantent le wagon. Une grande paresse m’empêche de penser. Assis dans le tram qui me ramène dans mon passé, je sens remonter les anciennes nausées. Dans une demi-torpeur, je parcours les derniers kilomètres au rythme saccadé du véhicule, ignorant la foule et le va-et-vient des voyageurs. Sans souvenir d’être descendu du tram ni d’avoir franchi le parc du home, je me trouve à présent dans le grand hall d’entrée.
Des gens s’affairent à l’accueil, d’autres attendent sans un mot sur des sièges en plastique. Les pas d’une infirmière résonnent dans le couloir d’entrée. Une forte odeur d’eau de javel pique le nez. L’ascenseur. C’est court, et pourtant interminable. Tout le monde s’entasse, se salue en entrant. Les gens s’observent. Quand les regards se croisent, chacun jette un coup d’œil à ses pieds.
Ma mère est dans l’aile C. Ma mère, c’est drôle comme ce mot résonne faux en moi. Je parcours le couloir, long tube nocturne en continu. Plafonniers blafards. Visiteurs hagards. Mes pas sont lourds. Je me dirige vers la chambre 26, que m’a indiquée la réceptionniste. Elle est ouverte. Le lit est refait et vide. Le seuil de la pièce encadre la clarté de la chambre. Barrière bienvenue. Momentanée. Inspirer, expirer. Empêcher les prémices de feu dans mes mains serrées.
Le son du flipper couvre le bruit des conversations. Cinq fois, six fois, il recommence. Il ne comprend pas le trouble qu’il ressent dans son écriture… Le feu dans ses poings l’empêche de taper sur le clavier. La nuit campe sur les vitres du café. La clientèle a changé. Plus âgée. Plus rangée. Des retraités qui s’offrent un dernier ballon ou un kir avant de rentrer chez eux retrouver la série télé, le silence d’un conjoint… Le flipper est au chômage. Une dame entre deux âges a cessé de le secouer. De sa voix criarde, elle salue la compagnie. Des bottes vert pomme. Elle interroge dans la glace du comptoir, entre deux bouteilles, le maquillage qui se craquelle dans ses rides. Elle s’adresse un sourire, canaille et séductrice, racole son reflet du coin de l’œil, sort en tirant sur son blouson trop court. Rouge. Rouge comme le peignoir de sa mère dans le blanc éclatant de sa chambre.
Sur le seuil de la chambre. Sur le seuil de mon passé. Rouge saugrenu. Et blanc éblouissant. Une petite tête grise émerge du peignoir avachi dans le fauteuil. Le visage émacié en peau de chagrin. Des petites billes noires dans de profondes orbites déchiffrent l’espace devant elle. Le blanc délavé de quelques touffes de cheveux filasses s’estompent dans la clarté de la chambre. Momie grise dans un suaire rouge. Pas un souffle de vie dans le peignoir ni dans les yeux fixés dans l’infini. Mes yeux accommodés à la clarté étudient ce visage sans trouver aucune ressemblance avec ma mère. De longues rides balafrent les joues flétries. Au centre du visage des lèvres sèches cernent un petit trou béant. Edenté.
En cet instant, durant cette rencontre que j’ai pourtant suscitée, tout ce passé honni me remonte à la figure, envahit les moindres parcelles du corps, s’enfouit au plus profond de mon ventre. Angoisses tant redoutées. Les souvenirs réactivés accélèrent les pulsations cardiaques, remontent par vagues dans tout mon organisme. Les fourmillements multiples dans les extrémités des membres allument en moi toutes les terreurs passées. Malgré cette répulsion, je veux rompre avec la distance prise depuis le coup de poing fatidique. Savoir. Affronter ma mère. Briser ce silence dans lequel je me suis emmuré. J’entends le vieux clochard au pigeon : “Il te reste quelque chose à accomplir”. Ma mère regarde au loin, le regard perdu par-delà le parc. “Il va guérir, n’est-ce pas ? Il va s’aimer” me souffle la voix d’Agathe. Guérir ? M’aimer ? Je suis là, assis, dans cette chambre, tous les objets figés pour l’éternité. Attendre. Qu’est-ce qui m’a pris de franchir la porte du passé. Attendre. “Tu as à faire” … “Il te reste quelque chose à accomplir”, me souffle encore le vieux clochard. Attendre. “Franchir le miroir”…”serrer la main à son autre, dans le miroir”. Tout ce que le miroir de la chambre de ma mère me renvoie de l’autre est un Albert au regard perdu. Le même que celui de ma mère. Cheveux gris, défaits. Visage pâle. Silhouette dissoute dans la pénombre du couloir. Un pied dedans. Un pied dehors. En attente. Attendre que ma mère émette un son. Dans le grand silence pesant établi entre nous deux, survient alors un mot entre les lèvres flétries. Il me faut tendre l’oreille. “Albert ?” L’interrogation murmurée ne brise même pas le silence profond de la pièce. Ai-je rêvé ? Les billes noires me dévisagent. Le silence lourd a repris le dessus. A nouveau le feu de mes poings s’enfle, gonfle. A nouveau mes poings se recroquevillent, recommencent à brûler. La même sensation d’engourdissement diffuse dans ma nuque. Ma respiration s’accélère. Je sens à nouveau la crise monter. L’envie de frapper. Achever le geste inabouti. En finir avec mon passé. Ecraser cette créature dans ce ridicule peignoir rouge. Eteindre ces billes noires qui me transpercent. Le peignoir rouge gonfle, gonfle. Ensanglante ma vision. Tournoie. Le gyrophare effectue son carrousel obsédant durant un temps infini. Frapper, frapper. J’entre dans la pièce au cœur de la flaque rouge. Je tente d’entrevoir le fauteuil au travers du brouillard écarlate. La haine me pousse en avant. L’air est brûlant. Derrière une voix douce me souffle une tout autre chanson : “Il va guérir, n’est-ce pas ? Il va s’aimer”. Les mots bleus d’Agathe. A peine perceptibles. Un souffle léger. Frais. Devant, toujours l’incendie. Et les billes noires. Dans mon dos le frisson bleu s’insinue. “Il va guérir, n’est-ce pas ? Il va guérir, n’est-ce pas ?” Le souffle se fait pressant. La voix plus ferme. “Il va s’aimer !” Mais le feu embrase mon ventre, mes cuisses mon sexe tendu. “Albert ! Albeeeert !” Le peignoir rouge m’appelle. Me brûle. Faire taire cette voix à jamais ! Il va s’aimer. Il va s’aimer. Il va s’aimer. L’autre voix vibre dans ma tâte, rafraichit ma nuque. Mots bleus contre mots rouges. “Albert ! Albeeeert !” crie le feu ! “Il va guérir, n’est-ce pas ? Il va s’aimer. Répond le vent. Les mots bleus d’Agathe apaisent le feu de mon corps. La flaque rouge stagne. Le froid se répand dans tout mon dos. Froid du carrelage sous l’escalier. Du plancher de ma cabane. Sous le banc. Le fauteuil est revenu qui rougeoie encore un peu. J’emprisonne mes mains sous les aisselles. Serre. Serre. Je prends une profonde inspiration, souffle lentement par la bouche, me concentre sur l’expiration. Ça m’apaise un peu. Une petite tête grise émerge à nouveau du peignoir avachi dans le fauteuil. Le visage émacié en peau de chagrin : ma mère. Les billes noires ont disparu. Au milieu des rides profondes, le bleu mouillé des yeux de maman me dévisage. Ils semblent me supplier. De nouveau, un faible son entre ses lèvres flétries. Albert ! Le mot est à peine prononcé. Un souffle. Frais. Une perle au coin des yeux.
Me voilà dans le tram, un vieux, qui secoue bien son lot de voyageurs de tout poil et de tout crin. J’essaie de renouer le lien défait. L’écheveau de mots reprend son déroulement au rythme lent et hésitant du stylet qui cherche ses lettres et ses mots. La pluie et le soleil se partage le ciel. Un arc-en-ciel crayonne l’azur dans la vitre sale du tram. Je pense à un poème de Julos Beaucarne. «J’ai beaucoup de tendresse pour l’arc-en-ciel : il est de toutes les couleurs, toutes les races, tous les hommes et toutes les femmes, il est alliance entre l’univers et les hommes qui sont eux-mêmes aussi grands que l’univers. Pour qu’il y ait l’arc-en-ciel, il faut le rire et le contraire du rire. Il faut la pluie et le soleil.» Le soleil et la pluie. La pluie et le soleil. Ce soir, j’ai rendez-vous avec Agathe “Chez Carlos”.
Signé : Loin de John … au profit d’Albert… en ce jour lumineux et frais.
Le soleil et la pluie se partagent la grande vitre de “Chez Carlos”. Le mariage de couleurs et d’eau colorie le plancher du bistrot. Les yeux d’Agathe dans les yeux d’Albert. La main d’Agathe sur le poing fermé d’Albert. Albert n’a pas retiré sa main. Le café fume sur la table. Sur le rebord de la fenêtre, un petit moineau, picore le béton moussu.