Petit écureuil roux escalade les grands arbres de la futaie en quête de glands. Surpris, tout en haut d’un chêne majestueux, au bout d’une branche haute, à quelques distances de sa position, il devine un gland rouge pivoine.
Le fruit mystérieux paraît difficile d’accès à Petit écureuil car il lui faut descendre tout en bas de son perchoir et gravir le chêne hôte. L’énigmatique gland, s’il s’agit bien d’un gland, l’hypnotise et l’appelle de toute sa rougeur éclatante. Il faut qu’il l’atteigne, cela devient son vœu le plus cher.
Petit écureuil n’a jamais vu arbre aussi grand, aussi robuste, aussi membré. Des centaines de branches se croisent et s’entrecroisent, sentinelles protectrices du fruit désiré.
Petit écureuil est comme fou. Un véritable circuit labyrinthique le sépare du graal tant désiré. Il est agile et excellent grimpeur. Il est le roi des pirouettes, des sauts impossibles et des escalades dangereuses. Mais, cette fois-ci, le défi est de taille. Le gland-pivoine règne là-haut, tout petit par la taille mais énorme de stature glorieuse et flamboyante. Car il flamboie tellement qu’il embrase toute sa périphérie, au point d’atténuer l’ardeur lumineuse du soleil, au-dessus de sa tête.
Petit écureuil est impressionné par la hauteur de l’arbre et la difficulté du chemin qui l’attend. L’ascension sera difficile mais il ne baissera pas les bras. Il décide de se lancer dans sa quête et entame sa progression dans l’enchevêtrement de branches. Après quelques temps et tours et détours, il atteint la croisée de deux fortes branches et tombe narines à narines avec un être étrange, inconnu, presque aussi grand que lui. Celui-ci est posé sur un moignon de branche coupée. On croirait voir un coin de ciel bleu tombé du ciel. Un être poilu de bleu ressemblant à un papillon, sans trompe. Beau et laid à la fois. Deux yeux globuleux, au-dessus de fines canines acérées, le fixent intensément. Ses grandes ailes bleu-ciel parées chacune de grands yeux solaires se déploient au-dessus de lui. Petit écureuil frissonne, interloqué devant cette rencontre fantasmagorique et inattendue. Un obstacle sur son chemin. Vaillant comme il est, et malgré sa crainte de l’inconnu, il prend sur lui de l’apostropher. Il se pose sur ces deux pattes postérieures, ses deux membres antérieurs bien tendus pour grandir et se donner de l’importance.
– Bonjour, mais qui êtes-vous ?
L’être lui répond avec une voix rocailleuse :
– Je suis l’hôte de ce chêne millénaire. Je me nomme Grand-bleu. Mais vous que faites-vous par ici ?
– Je tente de me rendre là-haut.
– Mais, rouquin, ne sais-tu pas que tu t’aventures en zone interdite ?
Tout en s’exprimant, les yeux de Grand-bleu s’agrandissent et dardent des rayons bleus profonds. Grand-bleu paraît mécontent. Les choses se compliquent pour Petit écureuil.
– Que veux-tu aller faire là-haut ? Je te déconseille fortement de t’y rendre. Jamais personne n’y est parvenu.
– J’ai repéré quelques gros glands bien appétissants dont je suis très friand.
– Des glands. A d’autre ! Il y en a partout, même à cette hauteur. Et le sol en est truffé ! Je suis certain que tu me mens ! Ne serait-ce pas plutôt ce gland royal qui t’envoûte ? Et je te signale que tous les glands de ce chêne sont à moi.
– Mais que peux-tu donc bien faire de ces glands ?
– Les manger pardi ! Et justement, je suis affamé, je n’ai plus rien mangé depuis le drame et je rapetisse à vue d’œil. Mes ailes perdent de leur éclat et je manque de force.
– Mange donc, qu’attends-tu ? Et laisse-moi poursuivre mon chemin.
– Tu n’iras nulle part ! J’ai besoin de toi afin de remplacer mon compagnon perdu. C’est mon drame. Sans lui, je ne peux pas me nourrir. J’avais un compagnon, un écureuil comme toi ! Il me nourrissait, en échange de ma protection et de la chaleur solaire de mes ailes. Je n’ai pas les dents suffisamment fortes pour casser les glands. J’ai besoin d’énormément de broyat de glands pour me nourrir, grossir et redevenir le phénix de ce chêne. Bien nourri, je peux doubler et même tripler de taille.
– Mais, avec tout mon respect, je ne souhaite pas ta protection ni rester auprès de toi. J’ai un but à atteindre. Qu’est devenu ton compagnon ?
– Il a voulu faire comme toi, croquer le gland-pivoine. Bien lui en a pris, le pauvre. Tu comprends, jamais je n’aurais cru qu’il ferait cette bêtise ! Il m’a trahi, pour un rêve impossible !
– Mais je veux réaliser ce rêve. Je veux voir de mes yeux ce gland mystérieux. Mais pas le croquer. Il m’appelle, il me hante. C’est pour moi un besoin irrépressible.
A ces mots, le grand chêne frémit, les branches s’agitent, se mêlent et se démêlent, le feuillage s’affole et une pluie de glands s’abat sur le sol de la forêt. Petit écureuil doit s’agripper fermement. Grand-bleu survole, ses grandes ailes bleues s’enflent et ses yeux solaires dardent leur bleu lumineux. Puis tout se calme d’un coup.
Petit écureuil insiste cependant.
– Crois-tu que je pourrais tenter l’aventure. J’en rêve tellement de ce merveilleux fruit rouge !
A nouveau, l’arbre rue dans les brancards et Grand-bleu enfle de colère. Petit écureuil se rend compte qu’il doit la jouer plus finement. Une idée germe. Il pourrait monter sur le dos de Grand-bleu, s’il gonflait suffisamment, et rejoindre ainsi la cime de l’arbre avec plus d’aisance. Il imagine une alliance provisoire avec Grand-bleu. Un service contre un service. Mais pour cela, il doit l’amadouer.
– Cher grand bleu, je constate que je provoque l’ire de cet arbre et de ses habitants. Je pourrais te proposer de t’aider et de rester auprès de toi pour un temps et te préparer une énorme réserve de broyat de glands. J’irais choisir les plus beaux glands pour toi. Quand tu aurais une réserve suffisante, tu me laisserais partir. Ainsi tu pourrais grossir à ta guise et devenir à nouveau le phénix de ces bois.
– Te voilà devenu plus sensé ! Si tu restes avec moi et que tu réalises ce que tu me promets du deviendras un hôte privilégié de ce grand chêne royal. Tu auras des glands à profusion et je te prendrai et réchaufferai, l’hiver venu, sous mes ailes. Et peut-être t’aiderai-je pour ta quête.
Petit écureuil malicieux lève la tête vers la cime de l’arbre, la lueur rouge pulse tel un cœur sur sa branche. Il réfléchit à ce que cet accord implique. Un vent léger et doux aère le branchage. Le chêne est immense et offre un refuge grandiose et confortable. Il pense à l’hiver qui approche. Il sait que le grand chêne s’habituera à lui et prendra confiance, si Grand-bleu le prend sous son aile. Cela sent bon le lichen et les branches moussues lui ouvrent leurs bras confortables. Tout bien pesé, petit écureuil y trouve son compte à court terme. Il veut bien patienter et attendre le prochain été. Il voit bien que Grand-bleu se consume de faim et de solitude. Tant que ce sera le cas, Petit écureuil aura de l’ascendant sur lui. Mais le temps viendra où Grand-bleu retrouvera toute sa taille et sa vigueur, alors la situation s’inversera. Il devine de la turpitude dans son futur partenaire. Conservera-t-il sa promesse de l’aider quand le temps viendra ? Lui rendra-t-il la liberté ? Perdu dans ses pensées, il sursaute quand la voix caverneuse de Grand-bleu rompt le silence de la forêt.
– Tu ne dis rien ?
– Je pense à notre partenariat. Si je reste jusqu’à l’été, je veux que tu t’engages sur l’honneur devant tous les êtres de la forêt à me libérer et à m’aider dans ma quête. Tu auras du broyat pour des années, je m’y engage.
– T’aider ? Tu me demandes beaucoup ! Je suis quand même le phénix !
– C’est à prendre ou à laisser. Tu m’aideras ou je m’en vais.
Grand-bleu ne dit rien. Ses grandes ailes s’avachissent sur lui. Ses globes oculaires larmoient et s’affadissent. Les yeux solaires de ses ailes rendent une lueur lunaire. Il est à bout. Il le sait. Petit écureuil le laisse mijoter. La lumière du jour va bientôt laisser sa place au crépuscule. Les ombres de la nuit phagocytent les frondaisons. Grand bleu s’ébroue et donne son accord timide. Pour celer leur accord, petit écureuil casse immédiatement quelques glands pour Grand-bleu. Très vite, la nuit tombe sur la forêt.
Petit écureuil est épuisé. Il a travaillé tout l’automne. L’hiver est là. Une réserve inépuisable de nourriture est engrangée dans toutes les caches du grand chêne. Ces quatre mois de labeur n’ont pas été vains. Grand-bleu a repris des couleurs. Ses ailes sont magnifiques et les deux grands soleils irradient. Il a grandi au point de doubler de volume. Il est plus joyeux. Ses yeux bleus profonds miroitent de joie et de reconnaissance. Les signes de turpitudes ont disparu. Mais Petit écureuil ne s’endort pas. Tant que l’été ne sera pas là, il sera toujours méfiant. Derrière ces manifestations de joie et de reconnaissance, le phénix grossit d’orgueil.
Outre la transformation de Grand-bleu, le chêne royal a de moins en moins de secret pour Petit écureuil. Ses voyages de plus en plus éloignés et plus haut dans la ramure à la recherche des meilleurs glands, l’ont approché du Gland merveilleux. Le grand chêne s’est habitué à sa présence. Il ne frémit plus à son passage.
Maintenant, bien blotti sous les ailes chaudes du phénix, comme grand-bleu aime qu’on l’appelle, petit écureuil reprend des forces. La nourriture est abondante. Le grand chêne est nu. Son hibernation le rend moins majestueux mais ces branches dénudées révèlent leur nombre. Elles sont légion. Les chemins vers le ciel se dégagent et s’offrent à la vue de Petit écureuil qui ingère tout cela.
Le froid engourdi la nature et le grand chêne et ses habitants somnolent jusqu’à la fin de l’hiver jusqu’au renouveau. Le Gland-pivoine aussi hiberne. Une faible lueur rose subsiste à peine visible dans les jours gris.
L’arrivé des bourgeons activent la sève qui gonfle dans le cœur de l’arbre royal. La nature se réveille, avec elle l’espoir de Petit écureuil. En lui aussi le sang circule et l’impatience grandit. Il voit déjà le grand jour poindre comme point le printemps. Grand-bleu dort encore. Pour lui la saison n’est pas encore venue. Le phénix attend son heure, celle de l’été, celle de la lumière et des journées radieuses.
Petit écureuil a bien retenu les voies d’accès aux cimes de l’arbre. Il connait les coins douteux, les impasses, les détours. De jour en jour, il s’approche du but. Toujours plus haut, toujours plus loin. Il a le temps. Comme le printemps qui traine et se prélasse. Les grappes florales laissent entrevoir leurs pistils et à leurs pieds, les futures cupules des glands, trésor culinaire des écureuils et de Grand-bleu. Mais pour une fois, Petit écureuil n’en a cure. Il donnerait un million de glands pour arriver à son but. La patience n’est pas sa plus grande qualité, mais il doit ronger son frein et attendre le jour de la délivrance. Son compagnon ne semble pas se parjurer. La réserve de nourriture est inépuisable et il parait plus que satisfait. Mais Petit écureuil prépare son plan B. Il s’approche de jour en jour du but et Grand-bleu ne semble pas se méfier de ses absences de plus en plus longues. Il se prélasse, repu, énorme, dans son orgueil et sa magnificence, aveugle aux pérégrinations de son partenaire.
Un jour de printemps doux et ensoleillé, Petit écureuil parvient à émerger des fines feuilles nouvelles du labyrinthe de branches, tout en haut de l’arbre, sur une étroite branche qui ploie sous son poids. Il pend à la branche, accroché par les pattes, et se balance au rythme du vent léger. Son cœur bas fort, sa tête pend, tournée vers le bas en contemplation. Il est parvenu à atteindre la branche qui domine le nid du Gland-pivoine. Celui-ci a repris sa couleur et son éclat terni par l’hiver. Il rayonne de splendeur. Une pierre précieuse, unique. Petit écureuil est figé, incapable d’effectuer le moindre mouvement, collé à la branche.
Et le gland mystérieux se met à parler avec une voix cristalline.
– Qui es-tu voyageur ?
– Petit écureuil
Le son de sa voix est à peine audible. Tout son corps tremble. Il se demande s’il a bien fait de venir ainsi.
– D’où viens-tu ?
– De la forêt voisine, là où les glands sont petits, secs et ternes.
– Et que fais-tu donc si haut à toucher le ciel ?
– Ton aura brillait tant de tout là-bas en bas, au pied de ton arbre majestueux que j’ai voulu y monter pour te voir. J’ai mis tant de temps. Presqu’un an !
– Tant de temps pour me voir ! Quelle œuvre de patience et de courage ! Qu’attends-tu pour descendre me rejoindre dans mon nid ?
– C’est que je suis bloqué, comme collé à ma branche avec de la glu. Impossible de me dégager.
A ces mots, le Gland-Pivoine blêmit, sa lueur s’affadit. La voix n’est plus cristalline et l’arbre s’affole. La branche de Petit écureuil ploie dangereusement.
– C’est que quelque chose te lie qui t’empêche de me rejoindre. Tu n’es pas libre. Tu dois régler cela avant tout.
A ces mots, la branche de Petit écureuil craque, tombe et l’entraîne dans sa chute. Il rebondit de branche en branche, amorti par le feuillage, tournoie. La chute est interminable. Jamais il n’aurait cru à pareille hauteur. Il sait ce qui l’attend en bas. Toute son existence défile en une fraction de seconde dans sa tête. Il pense à son accord avec Grand-bleu. Il redoutait son intégrité mais c’est en fait lui qui a rompu l’accord.
Juste avant de s’écraser au sol un immense papillon bleu aux ailes déployées s’interpose entre lui et le sol, amortit sa chute et l’emporte dans les airs. Après quelques virages, Grand bleu se pose dans le cœur de l’arbre. Qu’est-ce qu’il est grand et rayonnant mon sauveur, pense Petit écureuil, avant de s’évanouir.