2.2 …pas innocente

6 mins

Livre : Asservissement
Chapitre 2, partie 2 : …pas innocente

Leszeck ne me toucha plus. Il ne me regardait même pas. Il avait laissé un garçon me lier les mains d’une corde rêche. Quand il avait posé les yeux sur mes poignets liés, ses pupilles s’étaient dilatées et il s’était humecté les lèvres. J’avais rougis sur le coup, devinant sans mal ses arrière-pensées. Je n’étais pas innocente. Mais jamais je n’avais osé tester, ma particularité étant bien trop nocive. Et pourtant, vu le regard que me lançait Leszeck, dans un monde normal, où mes parents étaient toujours en vie et que je n’étais pas une pauvre fille monstrueuse, j’aurai bien tenté le coup avec lui. Mais presque aussitôt j’avais formulé cette pensée que son regard perçant transperça le mien. Il détourna la tête. Et depuis plus rien.

Je me mordis l’intérieur des joues. Je ne devrais pas me questionner sur ça. Et pourtant quelque chose m’y poussait inexorablement. Cela revenait sans cesse, en boucle, comme un vieux disque rayé. A ma droite le garçon me jetait des coups d’œil, semblant vouloir me dire quelque chose. Je ne tournais pas la tête dans sa direction car lui-même semblait rester prudent. On marcha ainsi pendant deux longues heures avant de faire une halte en plein milieu d’une forêt. Le groupe de cinq hommes qui nous accompagnaient s’éloignèrent avec celui qui semblait commander ici. Avais-je vraiment besoin de préciser de qui il s’agissait ? Ils eurent donc une discussion animée mais que je ne réussis pas à percevoir. Leurs mouvements secs et les nombreux signes de négation étaient cependant largement suffisant pour que je comprenne que quelque chose n’allait pas.

Mon angoisse remonta en flèche et le désir bourdonnant que je ressentais pour Leszeck fut balayé. Qu’est-ce qu’il se passait pour que des hommes brutaux s’inquiètent ? J’avais bien vus qu’ils n’avaient pas été à l’aise tout au long de la marche et qu’ils pressaient le pas jusqu’à me faire presque trottiner. Y-avait-t’il quelque chose qui nous poursuivait ? Il me semblait pourtant que dans cette région, il n’y avait pas de prédateurs vraiment agressifs envers l’Homme.

A moins que ce soit ce genre de prédateur qu’ils redoutaient. Mais ne formaient-ils pas un seul et même groupe ?

— Hey.

Mon sursaut fut bien plus parlant que le cri qui resta étouffé au fond de ma gorge pour exprimer ma peur. Le garçon me sourit doucement et tout à coup j’eus un pincement au cœur. Il n’était pas fait pour vivre ici. Il avait l’air bien trop gentil, trop doux par rapport aux autres.

— Excuse-moi. Je ne voulais pas te faire peur.

— D’accord…

— Est-ce que l’on t’a déjà expliqué ce que tu fais ici ?

— Non. Pas encore. Je… Pourquoi n’as-tu pas eu mal quand tu m’as touché ? Tout le monde a toujours eu mal mais toi et l’autre femme et…

— C’est parce que je suis comme toi, répondit doucement le garçon. Je suis un changé et c’est aussi parce que les autres ne sont pas des Alphas et sont bien plus faibles.

— Qu’est-ce qu’un changé ?

— Nous sommes des demi-loups. Et en attendant notre maturité, notre corps nous défend contre ceux qui ne sont pas comme nous.

— Des demi-loups ? Mais c’est fou, ce n’est pas possible ! Ca ne peut pas exister ! Je veux dire… balbutiais-je, complètement alarmée.

— Baisse d’un ton ! il jeta un regard alarmé vers les hommes qui s’étaient calmés. Ici ce sont les loups-garous qui décident et toi, dit-il en me pointant du doigt, tu es précieuse. Les femelles manquent autant en louve qu’en demi-louve et tu seras vite mise dans le bain. Il n’y aura pas de pitié, tu tues ou tu te fais tuer, tu piétines les autres ou on te laissera crever dans la boue. Personne ne viendra t’aider à te relever. Comprends-le bien. N’attends pas que qui que ce soit vienne à ta rescousse. Personne.

Au fil de sa diatribe, la première impression que j’eus de lui se fit nuancée. Il s’était rapproché peu à peu et ses yeux, au départ bleus, devinrent noirs comme de l’encre. Je me reculais contre le tronc d’un arbre. Il n’était pas normal.

— Je ne suis pas précieuse. Je ne vaux rien. Je vais m’échapper d’ici tu entends ? Ils ne pourront pas m’arrêter, ils souffriront de mon toucher.

Je serrai les poings dans une tentative de défaire les liens. Le jeune ricana doucement

— Je ne te laisserai pas faire, foi de changé.

— Et pourquoi ? demandais-je en plantant mon regard dans le sien. Tu as subi tout ça toi aussi, tu devrais comprendre, on pourrait y aller ensemble, m’écriais-je désespérément.

— Mais j’aime ce qu’il se passe ici, j’y ai trouvé ma place alors qu’avant j’étais considéré comme un monstre. Quand tu y auras goûté, tu verras et tu comprendras.

Alors qu’il se relevait je lui posai une dernière question :

— Comment t’appelles-tu ?

— Trom.

Et il me fit un sourire malicieux, le masque de petit garçon revenant sur son doux visage pour partir vers un arbre plus éloigné.

Je regardais mes mains comme des étrangères. C’étaient mon corps le problème. Une demi-louve avait-il dit ? Ce n’était pas possible. Mon père et ma mère étaient parfaitement humains. Ils se trompaient. Ce n’était qu’une modification génétique qui influait sur mes hormones et mes nerfs. Ils se trompaient.

Des pas lourds me firent lever la tête. Leszeck regardait l’homme qui s’avançait vers moi. Il sortit d’un sac une couverture de survie pour l’étaler au sol. Sans dire un seul mot, il vint me saisir une touffe de cheveux et me jeta sur la feuille d’or. Le cri aigu qui sortit de ma gorge le fit visiblement sourire. Sans qu’il ne se soucia de moi, il me donna un coup de pied dans les côtes pour que je sois bien droite, puis il me roula dans la couverture. Après m’y avoir ficelé, il vérifia en me roulant dans la terre qu’aucune partie de mon corps n’était à nu. Il passa ses mains sans vergogne et grogna d’approbation quand il se rendit compte que la douleur ne venait pas.

Ensuite il s’éloigna. J’avais des cheveux devant les yeux mais je ne pus manquer cet air sauvage qui s’empara de tout son être. Ses muscles se contractèrent simultanément et très rapidement des poils couvrirent son corps alors qu’il prenait une autre forme. Et d’un coup se fut un loup qui prit sa place. Il était énorme. Je n’avais jamais vu de vrais loups mais, ça ne pouvait tout de même pas atteindre cette taille-là, si ? Il était vraiment plus proche de l’ours furieux que du petit loup tout mignon. D’un brun roux et ocre, il retroussait régulièrement les babines sans me quitter des yeux et me laissait toute la latitude pour admirer sa langue baveuse lécher ses crocs aussi longs que mon doigt. Deux autres gars me saisirent et me placèrent sur son dos pour me harnacher dessus. Il s’ébroua pour la forme et grogna lorsque je tentais de bouger de moi-même. Globalement je tenais. Mais me retrouver en mode sushi sur un loup gigantesque ne me rassurait pas du tout.

Mon corps trembla de lui-même et j’eus le stupide réflexe de vouloir tendre les mains pour le toucher et l’éloigner de moi. Mais elles étaient toujours nouées. La peur me fit mordre les lèvres avec force, je cherchais une aide, quelqu’un me sortant de ce cul-de-sac. Hors les hommes s’étaient tous transformés en loups, et Trom s’était juché sur la croupe de l’un d’entre eux. Je me demandais pourquoi le loup sous lui n’avait pas mal alors qu’il avait dit être comme moi. Cependant je n’eus pas le temps de me demander plus longtemps la raison de cette anomalie que déjà un loup plus imposant que les autres, de couleur blanc et crème au-dessus, s’élançait plus en profondeur dans la forêt. Les autres le suivirent aussitôt d’un bond et je pus connaitre les joies du choc répété de mon crâne contre ce qui pourrait être l’épaule de l’être lupin qui me portait.

Cela dura longtemps. Des jours.

Ils s’arrêtèrent quelques fois pour boire et se poser un peu, rien de plus excessif qu’une vingtaine de minutes. A chaque fois j’avais hésité à réclamer à boire, la première fois que j’essayai, j’eus le droit à un claquement de crocs juste sous mon nez de la part du chef de meute. La deuxième, il avait planté ses crocs dans ma cuisse. Son poids qui m’avait percuté fit perdre l’équilibre à celui qui me portait et il entama une roulade pour se rattraper. Tout d’abord il écrasa ma jambe valide et mon épaule blessée en rouvrant les croutes puis sa colonne vertébrale dû me casser une côte ou deux en plus du coup de pied que j’avais déjà reçu, j’avais sentis les os de ma mâchoire grincer sous la pression et j’avais bien crus qu’ils allaient se déboiter. Ensuite, comme on ne refait pas le mauvais sort, la roche sous laquelle ma jambe mordue et sanguinolente se retrouva compressée finis de me cisailler la peau et les muscles. Je pouvais affirmer dans des sanglots de douleur muets qu’ils pesaient effectivement leur poids.

Quand il s’était redressé, il avait penché un peu la tête et avait léché la couverture de survie. Je ne m’étais plus fais d’illusion : il ne me soignait pas, il recueillait simplement le sang qui s’en échappait.

Quand nous quittâmes quelque peu la forêt pour arriver sur un large plateau, je somnolais. Je me sentais faible et malade. Les secousses répétées du loup n’étaient pas faite pour mon estomac ni pour mes blessures qui ne cessaient de déverser leur sang de façon régulière. Mais la douleur était tellement présente qu’elle ne devint qu’un vague écho mis en sourdine. Je voguais au-dessus de tout cela, dans un flou total bercé de tendres illusions familières et réconfortantes. J’étais loin, loin des immenses bêtes et de leurs griffes meurtrières.

Je revins à moi lorsque les loups ralentirent et quand je pus apercevoir plusieurs habitations étranges faites dans la roche de la montagne, je sus que l’on était arrivé.

Mais où ?


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