Depuis bientôt deux jours j’étais prise de fièvre. Ce n’était pas la petite fièvre où notre mère nous faisait boire de l’eau et passait son temps à nous câliner pour nous rassurer. C’était plutôt la fièvre intense, qui nous faisait trembler de froid dès qu’elle retombait un peu, avant de nous faire transpirer de souffrance lorsqu’elle revenait avec force. Je ne dormais plus vraiment. Ou alors je ne m’éveillais jamais complètement. C’était flou. Mais les évènements qui avaient précédés cet état de végétation étaient encore imprimés en moi.
Après que le jeune m’ait dévoré la joue, nous avions dû rentrer au village. Le souper allait être servi et les ordres avaient été clairs. Cependant il y eut un petit flottement quand l’Alpha demanda qui ne mangerait pas ce soir. Les loups s’étaient tous regardés, indécis. Concrètement le dernier coup, c’était moi qui l’avait porté, mais j’étais salement amochée. Cependant à la base, de ce que j’avais compris alors qu’ils débattaient ensembles, Ramun ne devait pas me donner la chasse. Or son comportement avait clairement montré que ce n’était pas un entrainement pour lui.
Je m’étais mise à l’écart du groupe, je palpai lentement ma joue de la main en faisant attention à mes griffes qui n’avaient toujours pas disparues et passai timidement ma langue sur la muqueuse. Ce n’était pas troué mais presque. Maya enroula ses bras autour du torse nu de l’Alpha et se colla à son dos en lui chuchotant à l’oreille. Il me jeta un coup d’œil, retroussa sa lèvre supérieure et s’ébroua pour la dégager. Si elle en sembla vexée, elle n’en montra rien.
— Le combat amène à une égalité. Par ordre de hiérarchie donc, la victoire revient à Ramun, commença Leszeck. Ainsi, Maxime, tu retournes dans tes appartements. Tu ne dineras pas ce soir et Maya va passer plus tard pour regarder tes blessures.
Je baissais la tête alors que tout le monde prenait place. Le groupe de changé à l’écart me fixa avec un air compatissant mais bientôt, tous retournèrent à leurs discussions. Je n’étais plus que la seule à être encore debout. Cela me permit de voir l’Alpha prendre Ramun en aparté et lui murmurer des directives. Le jeune sembla pâlir, voulut refuser mais une bonne prise de Leszeck sur sa nuque et un grognement sévère sembla le remettre à sa place.
Si quelqu’un me regardait à cet instant, il verrait mes yeux briller de satisfaction. Je n’avais peut-être pas gagné officiellement mais pour l’officieux, c’était une toute autre histoire.
Mais brusquement, des choses semblèrent frapper à l’orée de mon crâne. Ce n’était pas exactement ça, c’était comme si… mon propre esprit était perturbé. Ma vision se troubla comme si on mettait et enlevait très rapidement un filtre devant les yeux. Je titubai jusqu’à ma hutte et m’effondrai au sol. Je ne vis plus que des nuances de gris, de la fumée semblait déformer les formes au travers de mes pupilles. Puis il y eut des lignes aussi brillantes que les étoiles dans une nuit noire. D’abord une qui partait de ma poitrine et qui se divisait un peu plus loin, en une dizaine plus fines qui se dirigeaient vers l’extérieur.
Je suivis la plus brillante. Je ne sus pas comment m’expliquer l’effet que cela faisait. J’avais conscience de mon corps, je savais que je le commandais, que mon esprit était dedans. Pourtant je m’élevais à l’extérieur de celui-ci, j’avais la sensation d’être extrêmement fragile mais en même temps intouchable. Je vis que les fils d’or allaient vers chacun des loups, je vis que le plus lumineux rejoignait Leszeck. Totalement obnubilée par les vibrations qu’il dégageait, je m’approchais jusqu’à le frôler. Je le vis se figer, un morceau de viande tout juste passée au feu à la main. Il observa autour de lui et je vis le mouvement presque imperceptible de ses narines lorsqu’il huma l’air froid. Il tourna ensuite le regard vers moi, comme s’il me voyait, son ombre sortit par les pores de sa peau.
Je tendis la main et son ombre s’enroula autour de moi. La puissance me coupa le souffle. Elle m’envahit, me remplit jusqu’au point où j’étais à deux doigts d’imploser. Je rejetai la tête en arrière et vis le loup en Leszeck se redresser au-dessus de moi, parmi l’ombre.
— Cette partie du monde n’est pas censé t’être accessible, Petite Ombre, murmura l’ombre de Leszeck tout autour de moi.
Je regardais son corps, il mangeait et parlait comme si de rien n’était. Pourquoi personne ne voyait son ombre ? Pourquoi personne ne me voyait ?
Sans m’en rendre compte je me collais au loup. Il me grogna dessus au début puis me laissa faire quand je posai ma main sur son encolure pour le caresser.
— Laisse-nous, Petite Ombre. Tu n’es pas prête pour ce que tu vas déclencher.
Mais je n’écoutais pas. Et il ne me repoussa pas.
J’aurais dû.
Il aurait dû.
Car presque immédiatement que ma main entama une longue descente sur son dos, de l’électricité sembla se communiquer de son poil à ma peau et je tombai dans mon corps. J’ouvris les yeux, ils me brûlaient, alors qu’une silhouette entrait, le contre-jour m’empêcha de voir qui c’était. Puis ma tête claqua contre le sol et je ne sentis plus qu’une sourde douleur avant de m’évanouir.
Depuis, j’avais la sensation que ma peau picotait, partout à la fois. On avait finis par me sangler pour m’empêcher de me l’arracher tellement la démangeaison était forte et constante. La fièvre était apparue à la suite. Les linges humides que l’on posait partout sur mon corps me semblaient encore trop futiles, quelques minutes après être en contact avec ma peau et ils devenaient aussi chauds que moi. J’avais faim mais mon corps me refusait toute nourriture quelle qu’elle soit. Même la chair fraiche qui pourtant m’avait apparue comme galvanisante. Les gens s’enchaînaient à mon chevet, ils ne comprenaient pas pourquoi ce n’était pas un changé qui s’occupait de me veiller. L’Alpha ne voulut jamais répondre. Le passage à tabac d’un mâle un peu trop vindicatif avait cependant calmé les esprits auparavant bouillants.
Comment pouvais-je savoir tout cela ? Quand la fièvre était vraiment trop forte, je retombais dans ce passage entre deux mondes, où tout était réel mais lointain. Je voyais alors au travers de Leszeck. La première fois, c’était le loup qui m’y avait invité. Leszeck semblait agacé que je puisse accéder à son esprit mais j’avais vite compris qu’il en faisait autant pour tout le monde. Sauf que personne hormis moi n’allait dans sa tête. Il ne me laissait pas accéder à tout, j’avais vite compris que lorsque j’étais bloquée, c’était de son fait. Je ne percevais de lui que ses émotions les plus primaires, ces réflexions et jugements et le bourdonnement des liens qu’il avait avec le reste de la meute. Le reste m’était occulté.
J’avais réussis à capter que je n’étais pas une simple changée. Tout de suite après, la pensée avait disparue. Je comprenais aussi que le loup semblait fort satisfait de mes intrusions, au contraire de Leszeck qui était toujours très tendu. Mais jamais plus je ne l’avais caressé.
On me sortit de ma léthargie en me soulevant. Maya ordonnait à la mère changée de me laver. Avec sa fille, sous l’œil fort scrutateur d’un mâle que je supposai être le père. Ma tête roula, la sueur me troubla la vue et je me mis à trembler alors que le vent glacial fouettait mon corps. On se dirigeait vers la maison de l’Alpha. Il nous attendait devant et scrutait avec attention mon visage. Quand nous passâmes devant lui, il me chuchota :
— Trop de puissance, Petite Ombre. Ton corps n’est pas prêt.
Une fois à l’intérieur elles me déposèrent donc dans une grande bassine en bois qui se trouvait à droite de l’entrée. L’eau y était surement tout juste tiède mais elle semblait glaciale sur ma peau surchauffée. Elles me lavèrent en silence. Frottant mes cheveux gras avec soin, me massant délicatement, je pus me détendre.
Jusqu’à ce que l’Alpha fasse irruption, et se place dans mon dos. Les femmes sortirent en le saluant respectueusement. Je relevai des yeux fiévreux sur lui, obligeant mon cou à se torde vers l’arrière. Il me surplombait de sa taille et cela semblait le satisfaire. Il posa sa main sur ma gorge, sa paume en faisait le tour et tira sur ma chevelure de l’autre. Il me contraignait à arquer mon corps pour que les tiraillements sur mon crâne soient moins douloureux, mes seins sortirent à la surface de l’eau et ses yeux étincelèrent devant ce spectacle. Il descendit jusqu’à mes cuisses nues et replanta son regard dans le mien.
— Pas encore. Tu dois te vider de ta puissance. Pour cela, je vais t’obliger à me la donner. Tu sais ce que cela veut dire ?
Je hochai la tête. Silencieuse. J’étais calme.
— Ca va être douloureux.
Il resserra sa prise et j’entrouvris les lèvres alors que je sentais que l’on me pompait quelque chose, mes veines brûlaient, le sang bouillonnait.
— Ca va être bon.
Il aspira tout. Je sentis le surplus d’électricité être absorbé via le contact entre sa peau et la mienne, il se penchait de plus en plus vers moi, et je me tirai vers lui. C’était intense, son ombre sortit. Elle nous enveloppa alors que des loups entraient, ils avaient été alertés par le flux d’énergie qui circulait entre nous. Et ils semblaient médusés.
Ma joue ne fut plus qu’une cicatrice propre, mon mollet déchiré, qu’un vieux souvenir et les tiraillements de ma peau disparurent.
Il n’avait pas tout pris. Il avait utilisé une partie qui était encore en moi et l’avait fait me guérir. Les cicatrices seront toujours là mais la douleur n’était plus.
Notre lien s’épaissit tout à coup et un souffle chaud éclata dans la hutte.
Il avait raison. C’était bon.