Cela fait déjà quelques années que je travaille pour le Boss. Il est gentil, il prend soin de moi. Il n’est plus tout à fait jeune derrière ses lunettes en écaille et sous ses cheveux grisonnants de poète égaré, mais il en impose. Dur en affaire, avec lui le client n’est jamais roi. Il tient sa boutique d’une main de fer, ici, personne ne la ramène, c’est le Boss qui fait la loi.
Mon travail n’est pas difficile, tout au plus ennuyeux et ingrat. Je pose nue dans une vitrine, je séduis, j’aguiche le badaud, je sers d’appât. Je fais en sorte que le client franchisse le pas.
Je suis bien traitée, la vitrine est chauffée et l’hiver je n’ai pas froid. La lumière rouge diffuse de la devanture me rassure.
Mais malgré tout, j’aime ce boulot. Me montrer nue, créer l’émoi, sentir les regards portés sur moi, cela convient bien à mon côté exhibitionniste et de toute façon, je ne sais faire que ça.
La mise en scène est toujours la même, rigoureuse et précise : Il m’installe tous les matins dans le décor prévu à cet effet entièrement nue. Puis, il monte le rideau. Il ne me demande jamais mes états d’âme ou si je suis prête, il me fait confiance. D’ailleurs, je n’ai pas d’état d’âme et je suis toujours prête !
Une simple paire de bas noirs couvre mes jambes jusqu’à mi-cuisse mettant en valeur mes formes plutôt généreuses et faisant ressortir la blancheur laiteuse de ma peau.
Appuyée sur une console Empire, je ne me montre que de dos, dévoilant seulement mes fesses aux regards avides. Au client de deviner le reste.
Depuis le temps, j’ai mes habitués. Il y a les timides, les forts en gueule, les goguenards ou les coincés. Je ne suis pas bégueule, je ne détaille pas. Les vieux, les jeunes, les célibataires, les hommes mariés, il y a même quelquefois des couples ou des femmes seules.
Je ne suis pas non plus regardante sur les apparences ou le rang social. Les beaux, les moches, les grands, les petits, les cadres, les ouvriers. Il se trouve même un gendarme qui quelquefois vient me visiter.
Il y a aussi cet adolescent malhabile qui des minutes durant, reste sur le trottoir d’en face à me reluquer. Il me plaît de le faire rougir et d’imaginer ses nuits remplies de rêves et son intimité.
Puis ce couple étrange ou monsieur mate quelques instants pendant que madame tourne le regard semblant offusquée, et qui quelques instants plus tard franchit le pas de la porte d’un air décidé.
Et cet autre, chapeau mou et cigare de rigueur, air rieur, toujours bien fringué, la cinquantaine bedonnante, sorte de Churchill d’après-guerre désabusé, qui ne dépense jamais, passe une fois par mois et laisse toujours un pourboire comme pour s’excuser.
La liste serait longue de mes prétendants.
Peu importe, seul m’importe le plaisir que je donne.
Les journées passent ainsi, monotones, seulement rythmées par les entrées et sorties de cette faune hétéroclite.
Et puis tous les soirs, le même scénario se reproduit. Le boss arrive vers 19 heures avec à la main un chiffon imbibé. Il tire le rideau puis me décroche et me dépoussière religieusement avant de me ranger précieusement dans un grand carton prévu à cet effet. Ce n’est pas le moment que je préfère, l’obscurité me fait peur et l’odeur de l’alcool imprégné m’incommode.
On m’a demandé quelquefois, certains clients sont prêts à débourser des sommes folles pour me posséder. Mais le Boss a toujours été catégorique : je ne la vendrais jamais.
Le boss est antiquaire. Et lorsque, on est antiquaire, on ne malmène pas un nu du XIXe siècle peint par Monsieur Gustave Courbet. On le garde précieusement, on l’expose, il attire le chaland.
Cette petite histoire est inspirée d’une série de photographies prise à Paris par Robert Doisneau chez son ami : Romi, antiquaire.
Le nu était en fait signé : Wagner.
Tout l’art de la nouvelle. Une très belle chute… de reins.
Un délice !