Je n’ai jamais aimé le claquement des portes qui s’ouvrent trop vite, c’est bien trop souvent le signe avant-coureur d’un mauvais présage.
Surmontant deux escarpins vernissés à talons aiguilles, elle était entrée brusquement, sans crier gare, sans même saluer les rares clients. Elle agissait toujours de la sorte, c’était tout simplement ancré dans ses habitudes, comme une façon d’être, une signature. Elle traversait le monde en coup de vent, insaisissable, sans vraiment calculer, ni rien ni personne. De toute façon, à quoi bon composer cette humanité aux relents nauséeux de charogne ? Intrigante funambule, elle était depuis bien longtemps passée de l’autre côté du miroir. Tôt ou tard, elle le savait, elle mettrait enfin un terme à ce malentendu.
La lumière crue projetait sa silhouette longiligne sur le mur d’en face dans un contraste inquiétant de gris et de blanc. L’odeur âcre du café brûlé enveloppait l’espace de volutes lourdes façon roman noir, couverture mate et liseré d’argent.
Elle s’était dirigée d’un pas assuré tout droit vers le fond du bar et s’était assise sur un tabouret défraîchi près du comptoir. Le bruissement calculé de sa robe de soie sur le cuir pleine peau râpé avait jeté dans la salle un certain émoi.
D’une voix grave et monotone, elle avait commandé un whisky coca. Le serveur, fébrile, lui avait alors proposé des glaçons. L’âpreté de la réponse l’avait bien vite dissuadé de poursuivre plus en avant cette conversation.
Silence opaque, oppressant, présence menaçante. Regards bas incrédules, les clients, hébétés, surpris de cette intrusion avaient tous instinctivement cessé leurs discussions.
Elle avait commandé un deuxième verre, le barman, prudent, avait rangé ses glaçons.
Mais que pouvait donc bien venir faire ici une femme pareille, assise au fond de ce petit bistrot sordide, perdu au milieu d’une campagne poisseuse et seulement fréquenté par quelques habitués désœuvrés gavés au rosé limé et à l’amour est dans le pré ?
Fascinante créature, teint de cire et cheveux noirs plaqués, parfaitement moulée dans l’étui d’une robe de soie mordorée laissant en creux deviner en dessous le strict minimum porté.
Sa présence dans ce bar, ne pouvait en aucun cas être due au hasard, avait-elle une mission ? Était-elle l’envoyée du diable ? Qu’était-elle donc venue chercher ici ? Qu’allait-elle bouleverser ?
Troisième verre, elle avait fini par demander des glaçons
Seul, accoudé au billard américain, je l’observais. Il me semblait percevoir dans l’expression de son visage quelque chose de familier, le sentiment que cette femme ne m’était pas inconnue, qu’un lien diffus nous unissait.
J’avais beau réfléchir, je devais toutefois me rendre à l’évidence. Cela ne faisait aujourd’hui que six mois que j’étais installé dans le quartier. Représentant multicarte en plein divorce, arrivé de Tourcoing, à plus de huit cents kilomètres d’ici, je n’avais jusqu’à présent fréquenté que très peu de monde, encore moins noué d’intimité avec qui que ce soit. Mes seules relations se résumaient à mes clients, pour la plupart de vieux paysans à qui j’essayais tant bien que mal de refourguer du matériel agricole. Mes rares sorties étaient ce bar isolé, remède improbable à mon désarroi. Mon unique distraction, ce billard. J’y jouais la plupart du temps seul, pendant des heures, oubliant l’endroit, ma solitude et ma vie peu enviable de nouveau célibataire.
Non, décidément, je ne pouvais pas connaître cette fille, en tout cas pas depuis que j’étais là. Je l’observais encore. Je remarquais un grain de beauté perché sur le lobe de son oreille gauche, rien de significatif. À quarante-cinq ans, j’avais certes déjà fréquenté un certain nombre de femmes, particulièrement dans ma jeunesse. Une bande de copains écervelés, les sorties, l’alcool, les boîtes de nuit, l’insouciance, le sida qui n’existait pas… Peut-être me rappelait-elle tout simplement l’une de mes conquêtes.
Et puis j’avais rencontré Myriam, le coup de foudre, l’amour, une vie rangée, le mariage en grand… Les autres filles aux oubliettes, ombres fugaces sans visages apparents, souvenirs diffus d’une époque révolue.
Quatrième verre, elle vient de poser une pochette dorée sur le comptoir en face d’elle. Elle en sort délicatement une carte de visite et se retourne, face à moi. Elle me regarde fixement quelques instants et m’invite d’un geste discret à m’approcher d’elle.
Je m’avance, hésitant. Je m’assois sur un tabouret juste à côté d’elle. Elle me toise et me tend le bristol, froidement. Un prénom : Évelyne. Une adresse: Tourcoing. Je lève la tête, incrédule.
Cela ne te dit rien ?
Je vous ai rencontré il y a quelques années tes copains et toi.
Qui est-elle ? Que me veut-elle ? J’essaie tant bien que mal de rassembler mes souvenirs épars, nos soirées arrosées, la fête…
Elle a sorti un révolver de la pochette, elle a appuyé sur la gâchette. Je sens la brûlure mordante de la balle de 22 millimètres qui pénètre profondément mon cœur. Je me souviens maintenant: le grain de beauté sur le lobe de l’oreille, la nuit, la route déserte, ses cris de supplique désespérés, la portière ouverte, l’abandon après notre forfait.
Elle est restée tranquillement assise, a rangé son révolver dans la pochette dorée. Puis, elle a commandé un cinquième verre et demandé au serveur un téléphone pour pouvoir appeler la police. Elle avait à présent tout son temps, le malentendu était enfin dissipé.
Un malentendu qui ne plaisante pas ! Pourtant j’aurais bien aimé le connaître .. une suite ?