Comment m’imaginez-vous? Grande, mince, noir, les cheveux roux, les yeux mauves? Que voyez-vous? Je ne vous dirai rien, bien sûr. Il faut bien laisser un peu de mystère.
Mon réveille-matin sonne, interrompant mon rêve. J’ai dormi peut-être sept heures, mes yeux ont de la difficulté à s’adapter à la lumière. Et bien sûr, j’ai un mal de tête insupportable.
Je sors de sous les draps, remarque que Lucia a déjà quitté le lit et m’assois sur le bord de celui-ci. Le soleil traverse la fenêtre devant moi, illuminant ma chambre impeccable. Un lit à deux places, une table de nuit et un garde-robe, voilà tout ce qu’il se trouve dans cette pièce où je ne fais que dormir. Il n’y a pas de cadre, pas de peinture, seulement un bon roman policier sur la table de nuit.
Je me lève, passe un moment dans la salle de bain et en sors habillé d’une chemise et d’une jupe. Lucia est encore en train d’inspecter la télévision. Elle ne s’est pas rallumé depuis qu’elle s’est éteinte la veille. Lucia a tout essayé, même de la brancher, en vain.
Je lui offre un beau sourire, mais elle m’ignore. Je me dirige donc vers la cuisine, la laissant s’occuper dans le salon. Je casse deux œufs et les laisse tomber dans la poêle. Je compte mentalement les secondes de la cuisson, les œufs doivent être parfaits. Ma routine a déjà été brisée par l’incident avec la télévision, rien d’autre ne doit bouleverser ma journée. Je mets donc de la musique, sinon, je pourrais perdre la tête. N’arrivons pas jusque-là, j’espère.
Habillée d’un tablier fleuri acheté par Lucia, je danse un peu sous la musique. Qu’y a-t-il de pire que d’avoir sa routine anéantie en morceaux et jetée par la fenêtre? Sans elle, je suis dans le brouillard.
– Trois, deux et un. Voilà, parfait. As-tu faim, Luce?
– Non, merci. Je ne comprends juste pas comment la télévision s’est allumée.
– Ça doit être de la magie.
Et non, je ne crois pas en la magie. Tout peut être expliqué rationnellement et scientifiquement. Enfin, presque tout, car la télévision est un grand mystère. Cependant, les mystères peuvent être élucidés. Il faut juste que je mette ma casquette de détective. Attention, Victoria Holmes arrive.
Je savoure mes œufs juste assez cuits, le jaune dégoulinant, avec un bout de pain et un verre de jus d’orange. Je veux voler ce succulent repas, lui arracher jusqu’à la dernière miette de saveur. Je mets ma vaisselle dans l’évier et me dirige vers Lucia. La télévision déposée sur la table devant elle, Luce a abandonné. Son regard est fixé sur l’écran noir, espérant qu’il se rallume.
– Tu viens? La bibliothèque nous attend. Tu sais que je n’aime pas partir en retard.
– Oui, oui. J’arrive.
Lucia se lève, mais détourne son regard de l’écran noir avec difficulté. Habillée du même veston mauve qu’hier, elle se dirige vers la porte.
– Pourquoi pas un quatrième loquet? Quatre c’est tellement plus sécuritaire que trois.
Son sourire… la manière dont elle marche… le col en v de son chandail…
– Haha, ris comme tu veux. C’est moi qui paye, c’est moi qui décide.
Nous traversons la porte et elle la ferme derrière nous, je la verrouille.
– Un, deux, trois.
Je range les clés et nous nous dirigeons vers les escaliers, ma main se glisse dans ma sacoche. Lucia la remarque et glisse à son tour la sienne pour en ressortir main dans la main. Je me tourne vers elle pendant un instant et je fonds sous le regard qu’elle me porte.
Nous descendons les marches, arrivons au rez-de-chaussée et dépassons l’ascenseur. Celui-ci s’ouvre derrière nous, un léger regard en arrière me montre un homme dans la cinquantaine habillé chiquement. Il porte des lunettes de soleil, une chemise rose et des pantalons qui ne dépassent pas ses genoux. Il ne semble pas insignifiant, il semble être une menace. Je le vois sortir un revolver de derrière son dos. Je le vois appuyer sur la détente, la balle sortant du canon pour transpercer mon crâne puis mon cerveau. Un instant puis le néant.
Je sens la main de Lucia me serrer et je reviens à la réalité pendant un bref instant. Je suis chanceuse de l’avoir, je me sens mieux avec elle. J’inspire. J’expire.
– Tout va bien aller, me chuchote-t-elle dans l’oreille tandis que nous traversons la porte d’entrée.
Nous nous arrêtons un instant, laissant l’homme nous dépasser, et je réussis enfin à respirer normalement. Je ne suis pas morte, mon cerveau ne peint pas le mur et mon sang ne tapisse pas le plancher. Pourtant, je peux toujours sentir la balle perforer mon crâne, la sentir me tuer en une fraction de seconde, encore et encore. Mon cerveau me rejoue en boucle cette scène horrible. Les fragments de mon crâne explosant dans ma tête, le néant qui s’en suit. Mon corps tombant à la dérive, Lucia essayant de me retenir en vain. Lucia…
Elle lâche ma main et m’entraîne vers elle pour me donner un câlin. Oui, la vie est meilleure avec elle, c’est une certitude. Je me blottis contre elle, me laissant vulnérable dans ses bras. Fantaisie et réalité se mélangent souvent dans ma tête, car la douleur imaginaire n’en est pas moins réelle que d’autres pour moi.
– Il ne s’est rien passé, tu es correcte.
Je sais, je sais. Ce n’était qu’une simple pensée stupide. Il faut être positif dans la vie, tout va bien se passer pour le reste de la journée.
Après un moment, je sors de son étreinte et nous repartons comme s’il ne s’était rien passé. Le même trajet que la veille et celui d’avant, mes pas m’apportent où je dois aller, la bibliothèque.
– Merci.
– Pas de problème, je suis là pour ça.
Je tends ma main et elle la prend dans la sienne. Je dois avouer que je souris un peu. Marcher à deux est tellement plus plaisant qu’être seule et analyser tout le monde. Profiter du moment fait du bien, qui l’aurait cru? Surtout quand ce moment est avec Lucia.
Une intersection devant, nous nous arrêtons et je pèse sur le bouton pour les piétons. Nous attendons, les voitures passant devant. C’est là que je le remarque, elles vont toutes à reculons. Toutes les voitures traversent l’intersection en reculant. Je me tourne vers Lucia qui a les yeux fixés vers le ciel.
– Luce, est-ce que tu vois ce que je vois?
– Quoi?
– Les autos, elles vont pas de l’avant. Elle recule.
Je la vois se tourner vers l’avant, ses lèvres s’ouvrent, mais pas un son n’y sort. Elle se retourne vers moi et je vois l’incompréhension dans son regard.
– Mais…
Les feux pour piétons s’allument, nous montrant un décompte qui commence à zéro pour monter chaque seconde. Nous traversons l’intersection, les autres piétons qui nous suivent marchent vers l’avant. Nous arrivons vite de l’autre côté, mais nous nous retournons une fois arrivés sur le trottoir.
Les feux pour piétons s’éteignent et les voitures repartent normalement. Pendant un court instant, les voitures qui avaient traversé l’intersection à l’envers reviennent dans le bon sens.
– Et ça, c’est de la magie?
Tout peut fêtre expliqué rationnellement… Suis-je folle? Un regard vers Lucia. Sommes-nous folles? Une partie de moi est avide de savoir, ma curiosité piquée au vif, il me faut des réponses. Une télévision qui allume sans raison peut être expliquée, pas ce que je viens de voir. L’autre partie n’aime pas le changement, j’ai l’impression que si je continue de chercher, je vais devoir dire adieu à mes routines. L’inconnu est au fond du puits, vais-je sauter?
– Qui sait, allons-y.
Laissant l’intersection derrière, laissant le mystère, nous nous dirigeons vers la bibliothèque. Aucune de nous ne dit un autre mot. Notre silence est suffisant pour exprimer tout ce que nous voulons dire.
Nous tournons un coin de rue pour voir apparaître la bibliothèque. Nous traversons rapidement le vestibule, nous saluons notre collègue et nous nous mettons au travail. Il faut vérifier que tous les livres sont placés au bon endroit et replacer les livres empruntés. Lucia me quitte, allant dans une autre allée que celle où je me dirige.
La bibliothèque est l’endroit où nous nous sentons le plus en sécurité. L’odeur particulière des livres anciens, les rayons du soleil qui traversent la baie vitrée et illuminent seulement les tables au centre. Voilà l’endroit de notre première rencontre, l’endroit qui est cher dans mon cœur, là où j’ai lu bien trop de romans pour échapper à la réalité. Parfois, la littérature est plus facile à vivre que ses propres problèmes.
Les secondes passent, suivent les minutes et les heures. Lucia a disparu quelque part tandis que je pose Vingt mille lieues sous les mers, de Jules Vernes, sur une étagère. Je le glisse délicatement et me dirige vers la bonne allée pour déposer le dernier livre qu’il me reste. Je passe à côté d’étudiants qui étudient et d’adultes qui dévorent leur livre. Je trouve le bon endroit et y insère le roman.
– Tiens, il va juste à côté.
Sans regarder le livre qu’elle me tend, je fais volte-face et souris en voyant que c’est bien Lucia. J’essaie de le prendre, mais je l’échappe. Nous nous penchons pour le ramasser, elle me laisse le prendre. Je me relève pour voir qu’elle n’est qu’à quelques centimètres de moi.
Mes yeux se plongent dans les siens, bruns noisette comme l’écorce d’un arbre, toutes mes pensées s’arrêtent soudainement. Sa boucle d’oreille en forme de soleil, le contour de son cou, son regard vers mes lèvres, elle n’est pas insignifiante, elle est tout, tout ce dont j’ai besoin, tout ce que je dois oublier. Réconfort, soutien, partenaire. Je ne pense à rien d’autre qu’elle, ma Luce. Je ferme mes yeux et je me rapproche d’elle.
– Qu’est-ce que tu fais? Le livre ne va pas se placer tout seul, dit ma collègue, que j’ai franchement oublié le nom, en passant devant moi.
Mes paupières s’ouvrent, me montrant que Lucia est partie. Elle m’a laissée seule et humiliée. Elle ne voulait peut-être pas s’embrasser en public. C’est ma faute…
Je place le livre que Lucia a échappé, je finis ma journée de travail et sors de l’édifice. Je marche, les mains dans mes poches, la tête baissée vers le sol. Je monte des escaliers, franchis des portes et m’assois sur une chaise. Je suis dans ma tête, je ne porte attention à rien. Je suis mon corps qui avance sous l’habitude.
– Victoria Lotry, il va vous voir.
Mon regard se porte sur elle. Elle est nouvelle. Une femme asiatique, peut-être thaïlandaise, elle n’est pas mariée, elle fume et porte du parfum pour essayer de le cacher. Un chandail à col roulé et à manche longue, elle veut peut-être camoufler ses tatouages ou ses blessures conjugales. Qui sait? De toute façon, elle est insignifiante. Ça fait du bien de me changer les idées. Merci et désolée du jugement.
– Merci.
Je me lève et me dirige vers la porte du bureau. Je rentre et mon psychologue me sourit.
– Bonjour, Victoria, tu peux t’asseoir.
De longs cheveux noirs gras tombant sur son veston, des yeux bleu-gris remplis de compassion, une barbe de quelques jours, Thomas est peut-être mon seul vrai ami. Récemment divorcé, il vit dans sa voiture et essaie en vain de revoir ses enfants. Il porte toujours son alliance de mariage, il est un romantique. Tom pense qu’il peut la reprendre, il devrait peut-être voir un psychologue aussi.
Je m’assois en face de lui. Le fauteuil est tellement plus confortable que la chaise dans la salle d’attente. C’est sûr que ce n’est pas dur de battre une chaise de plastique.
– La dernière session, on a parlé de ta dépression et de tes idées paranoïaques, est-ce que ça va mieux?
– Oui, Lucia m’aide beaucoup.
Il inscrit quelque chose dans son carnet et je reste dans le silence. Mes yeux s’écartent de lui pour regarder au-delà de la fenêtre, un pommier danse au vent.
– D’accord, veux-tu qu’on parle de Lucia?
– On peut, oui.
Les pommes de l’arbre disparaissent, comme si elles n’avaient jamais existé.
– Est-elle dans la pièce en ce moment?
– Non, elle ne voulait pas venir. Elle ne vous aime pas vraiment.
Le pommier n’est plus qu’un autre feuillu ordinaire. Un clignement d’œil et les fruits s’étaient volatilisés. Emportés par le vent? Peu probable.
– Tu n’as pas oublié que Lucia est le fruit de ton imagination, n’est-ce pas?
Je vais être bref : j’adore les bibliothèques et la description fait rêver. Et oua le retournement de situation ! Pas vu venir!