Je ne suis pas folle, ça, je le sais. Je vous le dis. Je le saurais. Vous devez me faire confiance. Mais… est-ce que je peux me fier à vous? Êtes-vous réel ou êtes-vous aussi un fragment de mon imagination? Oh, non. Je me parle à moi-même, n’est-ce pas? C’est normal, non? Dites oui, s’il vous plait. Je ne suis pas folle.
Comment aurais-je pu oublier une telle chose? Tout s’explique rationnellement… Comment? J’ai dit qu’il voulait la faire disparaitre de ma vie. Pourquoi est-ce que tout a du sens maintenant?
J’avance presque en courant, je veux m’enfuir. Ma main ouvre la porte et je me retrouve à l’extérieur. Je ne veux pas penser, je sors donc mes écouteurs et commence la musique sans me faire attendre.
You’re almost everything I’m dreaming off
Baby, you almost make me wanna fall in love
Honey, you’re almost getting through these walls
And I’m thinking I almost
Maybe wanna call you mine…
J’augmente le volume de Almost, par Sad Alex, et continue mon chemin. Les trottoirs sont bondés, tout le monde vient de finir leur journée. Une jeune étudiante aux cheveux teints en vert, des jeans troués aux genoux, elle sourit en regardant son cellulaire. Elle ne lève même pas son regard, elle m’ignore. Un autre étudiant passe avec son sac à dos. Il tient ses cahiers dans une main et un stylo dans l’autre. Click, click, click. Ses yeux cachés derrière ses lunettes bien trop grandes me regardent un instant. Il évite mon regard et range son stylo dans sa poche.
Je pourrais continuer à analyser tous ceux que je vois, mais je ne suis pas d’humeur. Qui sait s’ils sont vraiment réels ou une partie de mon imagination? Suis-je vraiment folle? Ils sont tous insignifiants, aucun n’a de revolver caché dans leur dos où de couteau dissimulé dans leurs bottes et c’est clair qu’un adolescent qui me poignarde avec un stylo est improbable, pas impossible.
Does it mean you’re almost giving me the butterflies?
Laying here almost thinking of you late at night
But I can’t get past the setbacks
I want it all then I want less
It’s like it’s almost there but not quite
Mes pieds continuent d’avancer, je mets un pas dans la rue. J’essaie d’arrêter, mon corps continue. Je ne le contrôle plus. Les voitures traversent devant moi avec une vitesse phénoménale. J’avance sous la musique, le regard droit devant. Une larme coulant le long de ma joue. Je me remémore mon accident. Les lumières m’éclairant, le son du verre brisant sous mon poids, la force à laquelle j’ai été propulsé. Je tremble de peur, je n’ai plus le contrôle de mon corps. Aucune voiture ne me touche, aucune ne ralentit, aucune ne klaxonne. Mes cheveux dansent sous les vagues de vents qu’ils produisent en passant à quelques centimètres de moi.
Mon pied se pose sur le trottoir de l’autre côté. J’essuie ma larme d’un revers de main et tourne à droite, vers mon appartement.
I don’t wanna be a pessimist
Yeah, maybe I can make the best of this
But if it’s almost right
If it’s almost right…
Un couple se tient devant moi, ils captent mon attention presque instantanément. L’homme est habillé d’un veston noir, d’une cravate bleu ciel et il porte une bague à son doigt. Son regard, la manière qu’il tient la main de sa maitresse, je le reconnais, je les reconnais. Elle est habillée d’une robe rose qui contraste ce paysage grisâtre et que j’avoue me rend un peu jalouse, de talons hauts, ses lèvres sont couvertes d’un rouge sanglant. Ils étaient là hier, avec les mêmes billets d’avion, se dirigeant vers le même taxi. Sont-ils vraiment insignifiants? Est-ce que je perds déjà la tête? Est-ce que c’est seulement la première fois que je me rends compte de ma descente vers la folie? Thomas m’a révélé la vérité. Devrais-je tout mettre en question?
Je rentre dans mon immeuble, mets un pied sur la première marche et m’arrête. Lucia est peut-être en train de m’attendre en haut. Quand suis-je tomber amoureux d’elle? Quand est-ce que d’illusion, elle est devenue une partie de ma réalité? Quand suis-je devenue folle?
Un pas sur la deuxième marche. Je ne pense pas que le terme tombé en amour est le bon pour Lucia et moi. On tombe dans le fond d’un puits. On tombe en glissant et en manquant une prise en escalade. On tombe en apprenant une nouvelle qui nous brise notre cœur. On tombe… Pour tomber, il faut être en hauteur. Pour tomber, il faut monter. Que ça soit à notre apogée ou au pic d’une montagne.
La troisième marche. Non, peu à peu, je l’ai accueillie dans mes bras. Je ne suis pas tombé, j’ai marché. Si mon amour pour elle est le fond d’un puits, j’ai emprunté l’escalier. Peu à peu, je me suis rapproché, un pas à la fois. Comme je le fais en ce moment.
Un quatrième pas. L’amour n’est pas instant, il se construit. Il est un bon vin, il est une cabane dans un arbre, il est un escalier sans fin vers la noirceur qu’est le bonheur. Les marches se posent devant, apparaissant sous la lumière faible provenant du ciel. Il ne reste qu’à faire un pas.
Cinq. Mon amour a transcendé la réalité, je suis descendu tellement profond que je crains de ne pas pouvoir remonter. Elle n’est pas réelle et pourtant mes sentiments pour elle le sont. Je pense, donc je suis, non? Puis-je descendre à jamais dans ce cerveau qu’est le mien et être heureuse avec ce fragment de mon imagination. Irréalité et bonheur sont-ils exclusifs?
Un sixième effort. Qui a-t-il au fond? Qui a-t-il en haut? Est-ce seulement des ombres que je peux voir dans ce puits? Y a-t-il un monde parfait à l’extérieur? Où est la sortie? Devrais-je continuer de m’engouffrer ou devrais-je l’oublier? Thomas ou Lucia?
La septième… la porte de mon appartement est en face de moi, le chiffre 43 en or sur la porte d’émeraude. Comment suis-je arrivée ici? Une fraction de seconde, je montais les marches. La musique à cesser, je ne l’ai pas entendue finir.
J’ouvre ma porte à l’aide de mes clés, la traverse et m’effondre contre celle-ci après l’avoir verrouillée. Suis-je destiné à vivre dans un monde sans elle? Comment pouvais-je être si stupide? Moi qui pensais que je pouvais enfin avoir accès à l’amour, à la compagnie. J’aurais dû le savoir. Vaut-il mieux avoir une belle vie ou une vraie vie?
Je suis folle, je suis vraiment brisée. Mes larmes commencent et ne s’arrêtent pas. J’ai l’impression qu’on m’étrangle, j’ai de la difficulté à avaler et à respirer. Je tire ma sacoche à bout de bras et je cogne ma tête contre la porte, encore et encore. Je tremble, mes mains ne veulent pas arrêter. Je me gifle, je me griffe le visage. Je tire mes cheveux, ma morve s’assimile avec mes larmes et ils se joignent à mon sang.
Après un moment, j’arrête, épuisé et endolori. J’inspire. J’expire. L’appartement est baigné de noirceur et je suis là à pleurer mon sort. Quand est-ce que tout a commencé? J’ai rencontré Lucia avant mon accident ou après?
Des ténèbres, une lumière m’illumine, un bruit brise le silence. La télévision me fait face, posé sur le coin du divan, elle s’est allumée pour me montrer le même documentaire sur les requins qu’hier. J’arrête de bouger. Cette fois, elle ne me provoque pas, elle illumine simplement le corridor.
Je me lève en m’appuyant sur les murs. Mes yeux sont fixés sur l’écran qui me montre un océan de tranquillité, mes oreilles n’écoutent que le silence avant la tempête, le simple bruit des nageoires. J’essuie mon visage et pose un pied vers l’avant.
– Encore? C’est quoi son foutu problème?
Lucia sort de notre… ma chambre et se place directement en face de la télévision. Elle me fait dos, cachant la lumière. Je ne vois que sa silhouette entourée de lumière et la réflexion sur les cadres longeant le couloir.
– Victoria? dit-elle en se retournant vers moi. Peux-tu y croire? C’est de la folie.
Un pas en arrière. Je déverrouille la porte et je m’enfuis. Je cours, laissant la porte ouverte. Je déboule à moitié les marches, l’entendant me suivre, et je me retrouve de nouveau à l’extérieur. Je respire une bouffée d’air et je continue à courir en ne choisissant aucune orientation en particulier. La musique repart sans que j’y touche, Vice, de Nathan Wagner.
Coming towards me like a tidal wave
Brace for impact, smile on my face
Can’t run away, can’t run away, there’s too much trouble on my mind…
Le vent balaye mes cheveux, mes souliers frappent le sol humide, mes yeux sont à moitié fermé. Un coin de rue, puis un autre. Je n’ai pas peur, je ne veux que m’enfuir. Je voudrais pouvoir sauter dans l’océan, sentir la douceur de l’eau me retenir à la surface. J’aimerais me sentir étreint, me sentir touché, aimé. J’ai besoin d’un peu de réalité, de réconfort.
Les nuages cachent le ciel et un mur de pluie se rapproche. Je souris et fonce directement sur celui-ci. Voici ce dont j’ai besoin. Réconfort éphémère, douceur liquide. Les gouttes se mêlent à ma sueur, mes larmes, mon sang. La pluie est si rafraichissante, je sens qu’elle absorbe ma chaleur, mes souffrances
Take my soul, my life
If it makes me better
Just tonight
Would you make me better
Make me better…
Ardent, brûlant, flambant, meurtrier, un feu ronge une maison en face de moi. J’interromps ma course pour l’observer. Il se nourrit, il grossit, mais bientôt il mourra. Il ne fait que survivre. Il n’aura plus d’énergie rapidement, il n’aura plus de carburant et la pluie se fera un plaisir de l’éteindre. Je patiente, laissant la vie rougeoyante tournée en cendre.
Je rentre dans cette ruine, le bois encore chaud. Les murs noircis, les escaliers absents. Lucia ne me suivra pas ici. Une atmosphère est dégagée, j’ai l’impression d’être arrivé quelques instants seulement après la disparition de la vie dans la maison. Heureusement, il n’y a personne d’autre que moi dans ces restants de maison.
Dans la noirceur, la couleur capte mon regard. Je m’aventure dans ce qui devait être le salon et je me penche vers une planche de bois. Je la déplace et un toutou se révèle. Un requin.
I’m so afraid, I’m so afraid, I just can’t handle this tonight
Incisions made, I’m so ashamed, I swear this is the final time…
Je le prends d’une main et mes doigts le flattent tranquillement. Ce ne peut être une coïncidence, rien n’est une coïncidence.
– Es-tu toujours avec moi, Victoria?
Je cligne des yeux, Thomas est en face de moi. Je suis dans son bureau, assise sur la même chaise que j’ai quittée il y a peu. Le pommier rempli de fruits au-delà de la fenêtre ne danse plus. Il ne semble plus avoir de vent.
– Je disais qu’on se revoyait toujours à la même heure la semaine prochaine? Je pense qu’on a fait beaucoup de progrès aujourd’hui et je voudrais qu’on se revoie le plus tôt possible. Ça te convient?
Je suis sans mots. Le requin, la maison, la pluie, les escaliers. Je ne suis jamais parti d’ici? Ai-je tout halluciné? Suis-je folle à ce point? Il est la même heure que quand j’ai quitté Thomas pour la première fois. Je pensais être folle en perdant le moment où je montais les marches…
Thomas a raison. Je dois mettre Lucia de côté, je dois mettre ma vie en ordre. Je ne peux pas continuer de vivre en ne sachant ce qui est vrai de ce qui est faux. Il faut que j’apprenne à distinguer la réalité de mon imagination. Je viens littéralement de vivre un moment qui ne s’est jamais passé.
– Oui, je suis d’accord.
Thomas m’escorte vers la porte, il me sourit. Il ne veut que m’aider, il est si bienveillant.
– Merci.
Je le quitte et me dirige vers la sortie. Il faut que j’apprenne à être moins paranoïaque. Sinon, je ne sais pas comment je vais survivre.
Ma main s’enfonce dans ma sacoche et je m’arrête instantanément sous la douceur. C’est impossible.
– Non…
J’ouvre ma sacoche et le requin me fixe, toujours aussi intact que le moment où je l’ai ramassé dans la maison en cendre. Que ce passe-t-il? Je ne suis pas brisée, je vis dans un monde brisé, n’est-ce pas? C’est la réalité qui est folle. Merde, je le savais… Au revoir routine, bonjour chaos.
Je remarque une inscription écrite au stylo sur l’étiquette. Qui es-tu, Samuel?
L’accélération de la pensée, tournée vers l’idée de soi et de la folie, est super bien menée. On est porté avec le personnage, transporté. Le mystère avec Samuel donne très envie de lire la suite… !