Elle est allongée sur son lit, toute habillée, les yeux rivés sur le plafond, les bras le long du corps. Elle essaie de vider son esprit des pensées mordantes, celles qui s’immiscent lentement dans la tête jusqu’à tout dévorer. Ces échos qui grandissent, engloutissant les rêves, les espoirs et l’ambition.
_ Lucie !
Les paupières closes, elle expire lourdement. Comment peut-elle oublier quand on la ramène sans cesse à la réalité ?
_ Lucie, téléphone !
Elle se lève, comme un automate, les bras ballants, en traînant des pieds et se dirige vers la porte de sa chambre, tel un condamné qu’on appelle pour la potence. Elle descend l’escalier, son beau-père lui tend le combiné du téléphone. Ils ne se regardent pas, un mur invisible s’est construit entre eux, avec les briques de l’indifférence.
C’est sa grand-mère à l’autre bout du fil, Lucie échange quelques banalités. Elles parlent de la pluie et du beau temps, des vacances d’été qui viennent de commencer, de la voisine qui a déménagé, mais Lucie n’aborde pas ce qui se passe réellement dans sa tête, dans son corps, cette sensation d’étouffer au quotidien comme si elle portait un vêtement trop étriqué. Une fois la communication terminée, elle ramène le téléphone et remonte en vitesse dans sa chambre.
Cette journée est interminable, le lycée est fini depuis à peine une semaine et elle se retrouve déjà écrasée par l’ennui. Pourtant, elle a son téléphone et son ordinateur portable, elle adore écrire, écouter de la musique, dessiner, peindre ou regarder des séries. Lucie est passionnée par beaucoup de choses, elle a des idées plein la tête. Mais il y a ces journées où sa motivation s’envole dès le réveil, elle se lève avec un poids invisible sur les épaules, asphyxiée par les blessures évanouies, celles qui lui ont fait perdre confiance en elle. Le détachement, les insultes, la froideur, les soupirs, l’abandon.
Depuis quelques années, sa relation avec son beau-père s’est détériorée, elle ne se souvient pas comment, pourtant elle sait qu’un jour, il y a fort longtemps, elle l’a appelé papa. Peut-être qu’elle n’a pas été à la hauteur, pas assez intelligente, pas assez rigolote, pas assez intéressante. Lucie avait été abandonnée par son père biologique alors qu’elle n’était qu’un bébé, comme s’il savait déjà qu’elle n’en vaudrait pas la peine.
Elle ne se souvient pas avoir été une adolescente difficile mais son beau-père s’est mis à soupirer sur son passage, à l’insulter parfois, détruisant petit à petit la lumière à l’intérieur d’elle, laissant place à une obscurité pesante s’infiltrant dans chaque pli de son corps et de sa tête. Et parce qu’elle n’a pas le choix, Lucie fait face chaque jour à la haine de cet homme et, pire encore, à l’indifférence de sa mère.
Alors, elle rêve beaucoup, échappant à son existence le temps d’un songe et se perdant dans d’autres réalités : un monde où elle devient auteure à succès, un voyage à l’autre bout du monde, un lit où des bras chaleureux l’entourent. Une évasion éphémère, un petit bonheur pour combler quelques heures loin de la dure vérité.
Ding.
Elle reçoit un sms, c’est Candice qui lui demande si elle vient toujours à la soirée ce soir-là chez elle. Elle répond positivement à son amie, l’occasion est trop bonne pour sortir de cette maison. Elle se place devant le miroir de sa chambre, se brosse les cheveux, se maquillant légèrement sans vraiment regarder sa longue chevelure brune, ses yeux noisettes, ses joues rebondies et sa bouche épaisse. Elle enfile une jupe en jean, un t-shirt bordeaux qui a un joli col claudine en dentelle et des bottines à lacets. Lucie ne s’intéresse pas beaucoup à son physique, certaines personnes la disent jolie mais elle n’y porte pas d’importance, elle n’est qu’une fille quelconque après tout.
Juillet s’est bien installé, le soleil est encore chaud en fin d’après-midi quand la jeune femme prend sa voiture pour se rendre chez son amie. Elle quitte le petit village de Liézey où elle habite et ondule sur les routes de montagnes. Fenêtre ouverte, elle laisse l’air chaud bourdonner dans ses oreilles et agiter ses cheveux, profitant du paysage comme si elle le voyait pour la première fois. Conduire sur ces routes lui procure une grande liberté, une possibilité infinie, des instants rares où elle s’imagine que tout est possible. Malheureusement, l’illusion se dissipe quand le moteur s’arrête et qu’elle sort de son véhicule. Retour à la réalité.
La soirée est déjà bien entamée, Lucie est heureuse de pouvoir passer la nuit loin de chez elle, d’échapper à une fin de journée seule à regarder les ténèbres l’engloutir. Elle n’est jamais totalement à l’aise quand elle voit du monde mais avec sa meilleure amie, Candice, elle sait lâcher prise, être elle-même et oublier son quotidien. Elles se retrouvent toutes les deux dans la cuisine et Candice saute sur l’occasion pour lui demander :
_Alors ? Tu penses quoi de Enzo ?
C’était donc ça. Lucie s’est demandée pourquoi Candice a invité ce jeune garçon qui vient d’emménager dans sa rue. Ses amis ne l’ont jamais vu en couple et essaient, depuis quelque temps, de lui trouver quelqu’un. Comme si c’était ce dont elle avait besoin, comme si l’amour pouvait être la solution à tout, comme s’il fallait culpabiliser d’être célibataire à 18 ans. Lucie n’a jamais eu de relation sérieuse, elle a succombé à des garçons qui lui tournaient autour lors de certaines soirées mais ça n’était jamais allé plus loin qu’une histoire d’un soir. Elle se souvient des gestes de ces garçons qui brûlaient de désir pour elle, leur envie de plonger dans son cou et de lécher sa peau, elle n’oublie pas la sensation de se sentir appréciée, cette impression de prendre vie, de compter pour quelqu’un et d’avoir une forme de pouvoir, une force jusque là insoupçonnée. Mais est-ce ce qu’elle recherche vraiment dans une relation ?
_ Il a l’air gentil, répond-elle évasive. Mais tu sais, je n’ai pas trop la tête à ça en ce moment.
_ Tu es vraiment pas drôle !
_ Je ne suis pas censé sortir avec un garçon pour t’amuser, rétorque Lucie.
Candice lève les yeux au ciel, la réponse n’a pas l’air de la satisfaire mais elle n’ajoute rien d’autre. C’est une fille grande, imposante avec des cheveux couleur miel, elle a du charisme, un très fort caractère, elle est ambitieuse et sait ce qu’elle veut. Tout le contraire de Lucie.
Elles sortent dans le jardin pour rejoindre le reste de leurs amis. Candice habite à Gérardmer dans une immense maison très moderne, ses parents tiennent une entreprise de location de chalets de vacances qui marche très bien. La demeure est blanche avec beaucoup de fenêtres, bien loin du style des habitations Vosgiennes avec leur architecture à pans de bois et leur toiture en terre cuite. Du jardin de la maison, Lucie peut voir les luxueux chalets qui surplombent le lotissement.
Candice rejoint les garçons qui font un basket improvisé sur la terrasse, et Lucie préfère les regarder allongée sur une chaise longue. Elle est heureuse d’être ici, entourée, à écouter les rires et sentir la chaleur humaine prendre possession de l’endroit. Quand elle est chez elle, c’est ce qui lui manque le plus : le contact humain. Sa solitude la ronge depuis longtemps, elle se retrouve tellement de fois seule dans sa chambre qu’elle a l’impression que celle-ci devient de plus en plus petite et sombre, et qu’elle pourrait la submerger très bientôt. Ce lieu, qui a longtemps été son refuge sûr, devient l’endroit où elle s’efface, perdue, en proie aux ténèbres.
Alors, elle décide de laisser de côté sa mélancolie et se lève pour aller jouer avec ses amis.
Lucie dort chez Candice ce soir-là et le lendemain, après un réveil tardif et un petit déjeuner copieux, elle doit dire au revoir à ses amis pour reprendre la route. La température est douce, une brise légère la plonge dans un état de quiétude qu’elle savoure comme une fraise bien sucrée qui éclate dans sa bouche.
Sur la route du Hautré, sa voiture prend la direction de Liézey en traversant une petite forêt de pins, l’odeur de sapins remplit ses narines et Lucie profite de l’accalmie que lui offre sa tête. Mais celle-ci est de courte durée car la jeune femme voit une silhouette sur le bas-côté, la personne est dos à la route, proche du vide qui s’étend avec le lac en contrebas. La jeune fille arrête sa voiture sans réfléchir et se précipite à l’extérieur.
Est-ce que cette personne veut sauter ? Est-ce que, n’ayant plus la force de se battre, elle a choisi d’abandonner ? Cette pensée fait trembler Lucie de tous ses membres, si c’est le cas, comment peut-elle lui venir en aide ? Elle qui est déjà comme une poupée brisée qu’on aurait laissé dans un grenier.
Elle sort de sa voiture, le vent ici fouette ses cheveux et la personne – un homme – qui se tient dos à elle n’a toujours pas bougé.
_ Monsieur ? Se risque-t-elle en s’approchant calmement.
Il ne réagit pas.
_ Est-ce que vous allez bien ?
Quand elle arrive près de lui, il tourne la tête vers elle, les yeux surpris, c’est comme s’il avait vu un fantôme. Lucie se sent mal à l’aise, elle remarque qu’il doit avoir le même âge qu’elle, elle a le sentiment de l’avoir réveillé d’un sommeil profond. Il a les cheveux ambrés qui bougent au gré du vent et son regard azur s’attarde sur la jeune femme.
_ Je … Dit-il d’une voix éraillée. Je vais bien.
La tension dans les muscles de Lucie ne retombe pas pour autant, elle est en suspens. Aucun mot ne sort de sa bouche, elle fixe cet inconnu comme si elle s’attend à le voir disparaître d’une seconde à l’autre.
_ Je suis désolé, murmure-t-il. Je ne voulais pas vous faire peur.
Lucie hoche la tête, elle se sent plus détendue tout à coup. Le jeune garçon regarde devant lui et elle l’imite. Le lac se laisse voir entre les pins et les épicéas, les rayons du soleil jouent sur sa surface bleuté.
_ Si tout va bien, hésite Lucie les yeux toujours rivés sur l’étendue d’eau. Je vais reprendre ma route.
_ Merci de vous être inquiété pour moi.
Il tourne la tête vers la jeune fille et un sourire fend son visage. Elle le regarde et une petite flamme au creux de son ventre s’allume, chaude et réconfortante, une lueur d’espoir qui se met à danser doucement. Elle parvient, à son tour, à dessiner un sourire sur ses lèvres puis elle marche jusqu’à sa voiture, son cœur tambourine si fort dans sa poitrine qu’elle n’entend plus rien d’autre. Elle s’éloigne calmement, et jetant un dernier coup d’œil dans son rétroviseur, elle voit que le jeune inconnu s’est mis à marcher dans la direction opposée.
Sympa ce récit, Tiph anie.
Si je peux me permettre, tu as écrit "elle n’oublie pas la sensation de se sentir appréciée, cette impression de prendre vie, de compter pour quelque chose ", "de compter pour quelqu’un" ne serait-il pas plus adéquat et plus touchant pour les lecteurs ?
@Marco O’Chapeau
Merci pour ce retour, c’est très gentil et je vais prendre en compte cette remarque très juste ! Merci.