Le tunnel est toujours sombre, les mains de Lucie touchent les parois froides pour avancer aussi vite qu’elle le peut. L’eau est partout, elle peut la sentir s’infiltrer dans ses narines et à l’intérieur de sa bouche mais elle se concentre sur son avancée. Le tunnel prend fin et Lucie se retrouve dans une immense étendue d’eau. Paniquée, elle regarde au-dessus d’elle et aperçoit la surface, le soleil se devine à travers l’eau azure. Elle agite les bras de toutes ses forces pour remonter, l’air lui manque dangereusement.
Quand sa tête sort de l’eau, elle croit entendre quelqu’un crier quelque chose qu’elle ne comprend pas alors que ses poumons cherchent désespérément de l’air. Mais, avant qu’elle n’ait le temps de réaliser, le poids d’une main s’écrase sur sa tête et la ramène violemment sous l’eau.
Allongée dans son lit, le t-shirt de son pyjama humide, Lucie se réveille la respiration haletante. Elle reste immobile un moment, essayant de chasser ce cauchemar et la peur qu’elle ressent au creux de son ventre. Des larmes coulent sur son visage et viennent mouiller son oreiller. Elle se trouve ridicule de se laisser aller autant pour un simple cauchemar, elle n’arrive pas à expliquer son comportement et en même temps elle trouve étrange de faire le même rêve deux jours de suite. La première fois, malgré son intensité, elle n’avait pas été trop préoccupée car elle se souvient avoir déjà fait ce rêve plusieurs fois depuis toute petite, même s’il était différent. Jusqu’ici, elle se rappelle juste qu’elle devait passer sous l’eau et que ça l’effrayait. Au fil des années, ce rêve est revenu plusieurs fois et ça l’amusait, bien qu’elle n’en comprenne pas sa signification.
Mais cette fois c’est différent, elle n’a ressenti autant de peur que dans ces deux derniers rêves, des sentiments si forts : cette souffrance, cette honte, cette résignation … Et ce cri indistinct qui résonne encore en elle malgré le fait qu’elle soit maintenant bien réveillée.
Lucie tend le bras pour attraper son téléphone, l’écran lui indique qu’il est 6h. Résignée, elle se lève et décide d’aller prendre une douche.
Comme la veille, Lucie a sauté dans sa voiture à la première occasion, son carnet en cuir toujours dans son sac à bandoulière pour se rendre au lac et écrire. Le soleil est haut dans le ciel, il brûle son visage à travers les vitres de sa voiture, chassant petit à petit la froideur de son rêve de la nuit. Elle se retrouve sur le parking et habillée d’un jean, de baskets et d’un t-shirt couleur moutarde, elle ferme les yeux et prend le temps d’inspirer profondément, remplissant ses poumons de vie.
_ Lucie ?
Elle se retourne et découvre une jeune femme, grande et mince, avec un sourire qui reflète toute la confiance en elle.
_ Salut Candice, dit doucement Lucie.
Les deux jeunes filles échangent quelques banalités puis Candice lui rappelle qu’un petit groupe de rock local joue le weekend suivant à Gérardmer et que c’est l’occasion pour elles et leurs amis de se retrouver une soirée. Lucie acquiesce avec plaisir.
_ Oh, et j’inviterai Enzo, clame Candice avec joie.
_ Euh, si tu veux …
_ Ce sera l’occasion pour toi de te rapprocher de lui.
_ Mais je t’ai déjà dit qu’il ne m’intéressait pas.
_ Oui mais tu ne le connais pas encore, c’est normal. Continue la jeune femme tout en fouillant dans son sac à main. Il sera ravie de discuter avec toi, il m’a dit que tu étais tout à fait son genre.
Lucie soupire. Depuis quand son amie a-t-elle arrêté de l’écouter, n’en faisant qu’à sa tête ? Est-ce que ça a été toujours le cas ? Elle se demande pourquoi personne ne prend en compte ce qu’elle ressent vraiment, et se dit qu’elle a raison de pas parler de ses émotions, ce genre de comportements est exactement ce qu’elle redoute. Et ils ne font que continuer à réduire encore et encore sa confiance en elle.
_ Tu sais, je vais peut-être inviter quelqu’un à venir avec nous. Finit-elle par dire.
_ Ah bon ?
_ Oui, j’ai rencontré par hasard un garçon sympa hier, si je le croise de nouveau, je l’inviterais.
Candice sourit mais de dit rien. Peut-être qu’elle pense que Lucie ment. Elle-même ne sait pourquoi elle a dit ça, elle se sent un peu bête de l’avoir fait mais sur le moment ça lui a semblé une bonne idée. Et un bon moyen de faire comprendre à Candice qu’elle est assez grande et n’a pas besoin d’entremetteuse.
_ Bon, je dois y aller, conclu Candice. J’ai un rendez-vous dans 10 min.
Les deux amies se disent au revoir et Lucie prend la direction du petit sentier près du lac pour retrouver le banc qu’elle aime tant.
Quand elle arrive derrière le banc de bois usé, Lucie est déçue de voir que quelqu’un est déjà assis, elle n’a pas remarqué que son cœur s’est mis à battre un peu plus vite. Elle met plusieurs secondes à reconnaître Samuel, son esprit décidément moins vif que ses organes. Évidemment qu’elle espérait le trouver ici, malgré son rêve tenace, elle n’a pas oublié le moment qu’elle a passé la veille avec lui. Cet échange pendant lequel elle s’est senti elle-même, souveraine de ses émotions et de ses mots. Elle qui parle très peu de sa propre personne, même à ses amis, n’a ressenti ici aucune barrière, et qu’est-ce que cela fait du bien. Alors oui, Lucie espérait bien que Samuel serait là, et qu’elle puisse de nouveau ressentir ça. Et elle ne pu s’empêcher de penser que, peut-être, lui aussi était revenu pour la voir.
_ Jamais deux sans trois, lança Lucie en arrivant près du banc, se découvrant à Samuel.
Elle regrette aussitôt d’avoir dit quelque chose d’aussi ringard, mais le sourire du jeune homme balaye son malaise. Il la salue et l’invite à s’asseoir, elle a une impression de déjà-vu et la jeune fille se dit qu’elle se verrait bien s’asseoir près de lui tous les jours, répéter cette scène encore et encore et ressentir à chaque fois cette chaleur s’engouffrer dans son corps tout entier.
_ Alors, dit Samuel. Tu es venu me lire une de tes fictions ?
_ Hein ? Euh non … s’empresse-t-elle de dire alors qu’elle met machinalement sa main sur son sac où se trouve son carnet et qu’elle sent ses joues devenir écarlates.
Le jeune garçon s’esclaffe, visiblement joueur.
_ Désolé, dit-il en continuant de sourire doucement. Je ne voulais pas te mettre mal à l’aise.
Lucie agite la tête pour lui faire comprendre que ce n’est rien.
_ Je ne me suis jamais imaginée faire lire ce que j’écris à quelqu’un, je le fais surtout pour moi. Je ne crois pas que ça soit bien intéressant pour une personne extérieure.
_ Je comprends.
Il hoche la tête en signe d’approbation et Lucie ne peut s’empêcher de penser à Candice qui continue d’insister à propos d’Enzo malgré ses réticences. Alors qu’elle se sent reconnaissante envers Samuel de l’avoir compris, celui-ci se lève sans rien dire et lui tend la main. Elle l’interroge des yeux et le sourire du jeune homme s’élargit.
_ Viens, dit-il simplement.
Elle balance la tête de droite à gauche et riant de se propre audace, elle met sa main dans la sienne, frisonne légèrement à son contact et se lève. A ce moment, c’est comme si une partie du poids qu’elle porte depuis si longtemps s’envole, attiré par les nuages et laissant un peu plus d’espace dans ses entrailles. Samuel s’avance sur le sentier pédestre et Lucie le suit silencieusement, leurs mains toujours liée ensemble. Puis il tourne entre deux arbres, dévoilant un tout petit chemin que Lucie n’a jamais vu. Il ne faut que quelques minutes de plus pour que la jeune femme découvre une presqu’île verte qui surplombe le lac de Gérardmer.
Ici le vent fait virevolter ses cheveux, et l’air s’infiltre dans sa poitrine. Une odeur de pins arrive à ses narines alors qu’une sensation de sérénité dévore chaque parcelles de son corps.
_ Je savais que ça te plairait, dit la voix de Samuel près d’elle. Je venais ici avec mon père quand j’étais enfant.
Elle tourne la tête vers lui, il a le visage mélancolique, ses yeux bleus admirant le paysage qui s’ouvre devant eux. Un nouveau sourire traverse leur deux visages lors que leurs yeux se croisent.
Puis Samuel lâche la main de Lucie pour aller s’asseoir près du tronc d’un arbre, la ramenant brusquement à la réalité.
_ Oui c’est magnifique ici, dit-elle alors qu’elle le rejoint et s’assied près de lui. Merci.
Sa cuisse frôle celle du jeune homme tandis qu’elle s’installe et, les joues brûlantes, elle se contente de regarder l’horizon. Elle se sent légère, emportée par sa proximité avec lui, c’est comme si son corps flottait à quelques centimètres du sol. Jamais elle n’a ressenti ça : une excitation désinvolte, comme une petite aventure qu’elle a hâte de découvrir.
Ils discutent de tout et de rien pendant un moment, et leurs échanges continueront le lendemain et le jour d’après. A chaque séparation, ils se donnent rendez-vous le jour suivant et c’est devenu le moment le plus agréable de la journée de Lucie. Pendant chacun de leur rendez-vous, il parle très peu de lui, elle n’insiste pas. Ce jour-là, ils sont assis près de l’énorme tronc d’arbre, l’herbe leur chatouillant les chevilles, la main de Lucie aventureusement proche de celle de Samuel. Le soleil scintille à la surface de l’eau qui est aussi calme que l’esprit de la jeune fille. Elle a cédé à la demande de Samuel, celui-ci est en train de lire une page de son carnet. Alors qu’elle attend son verdict, elle ne peut s’empêcher d’admirer discrètement le grain de peau de son visage, à la fois si imparfait et fascinant. Son regard s’attarde aussi sur la mèche de cheveux châtain qui retombe négligemment sur son front et ses yeux bleus couleur océan.
_ J’aime bien ce poème. Dit-il enfin en montrant une page du carnet de cuir.
_ J’avais imaginé une chanson en l’écrivant, avoue Lucie.
_ Tu pourrais me la chanter ?
_ Tu ne m’as jamais entendu chanter pour dire ça !
Elle rit et Samuel l’imite.
_ Alors tu peux juste me lire les paroles ? J’aimerais bien l’entendre de ta voix.
Lucie ricane puis comprend qu’il est sérieux, leurs yeux se trouvent et elle sait qu’elle pourrait atteindre les étoiles sans crainte auprès de lui.
_ Ok, dit-elle en prenant le carnet qu’il lui tend. Elle lit.
Quand le soleil s’est levé ce matin
Il ne savait pas qu’une étoile était en train de partir
C’est la fin pour cette âme
Et la vie de certains changera ce soir
Les fleurs continuent de s’ouvrir
Sur la terre de notre monde
Tant sont tombés
Nous en rappellerons-nous ?
Quand le soleil se couchera ce soir encore
Dans leurs lits tant resteront éveillés
Jusqu’à ce que leurs larmes gèlent
Avec l’espoir que ce jour s’estompe
Les fleurs continuent de s’ouvrir
Sur la terre de notre monde
Nous sommes tous immobiles
Tomberons-nous ?
Je ne sais pas ce que tu as fait de mal
Dans le passé, nous avons attendu
Qu’on soit acquittés de nos péchés
Nous te pardonnons tous
C’est notre preuve d’amour
Le ciel devient gris
Alors que l’ange s’envole
Ses ailes se sont déployés à présent
Nous devons le laisser partir
Jusqu’aux cieux
Pendant la lecture, Samuel se place près d’elle, de façon à avoir un œil sur le carnet, tout proche. Si proche qu’elle sent son souffle régulier dans son cou et quand il pose enfin sa tête contre l’épaule de Lucie, elle espère qu’il ne remarque pas le tressaillement dans sa voix.
_ C’est vraiment très beau, dit-il.
Il a les yeux fermés, comme perdu dans un monde que Lucie ne peut atteindre, il est à la fois si proche et si loin. Lucie n’ose pas bouger, ses muscles sont un peu engourdis mais, malgré les battements rapides de son cœur, elle se sent si bien qu’elle voudrait que ce moment ne s’arrête jamais. Elle a déjà été avec des garçons, se retrouvant plus rapidement qu’elle ne l’aurait voulu dans un lit avec eux, et pourtant jamais elle n’a ressenti ce qui traverse son corps aujourd’hui. Cette sensation de légèreté et d’infini, comme si un nouveau monde s’ouvrait devant elle, lui offrant un chemin qu’elle n’avait jamais emprunté. Ce chemin, elle n’en voit pas le bout, mais elle peut apercevoir les fleurs de toutes les couleurs qui le jonche, et elle s’imagine déjà cueillir les plus jolies pour créer le bouquet d’une nouvelle vie multicolore.
Quand deux des doigts de la jeune fille entre en contact avec la main du garçon, celui-ci se redresse, comme expulsé d’un profond sommeil et s’écarte d’elle.
_ Je suis désolée, dit-il précipitamment en se levant. Je vais devoir y aller.
Elle se lève à son tour, un peu étourdie et fait un pas vers lui. Le soleil éblouit son visage, altérant sa vision, elle ne voit que la moitié du visage de son ami.
_ Je voulais te demander, lance-t-elle. Je vais à un concert avec des potes ce weekend, ce serait super si tu pouvais venir aussi.
Elle ne distingue pas sa réaction mais sa demande reste quelques temps sans réponse, un moment de flottement où seul le tumulte lointain de promeneurs agités se fait entendre.
_ D’accord, finit par dire Samuel. Je vais … essayer.
Lucie sourit et lui tend le flyer du concert qu’il prend rapidement avant de répéter qu’il doit partir. Elle le salue d’un bête signe de la main et ne peut qu’assister, impuissante, à sa fuite.