Chapitre 5 – Désillusion

5 mins

Le Grattoir est le genre de bar rustique, avec son comptoir en bois, ses chaises de bistrot et les nombreuses bouteilles de bières vides et poussiéreuses posées sur des étagères le long des murs. Un groupe d’amis est attablé dans un coin de la pièce aux façades rouges, ils discutent calmement un verre à la main. Lucie ne participe pas vraiment à la conversation et ce n’est pas pour la déranger, ce n’est pas la première fois qu’elle est spectatrice lors de ce genre de réunion. Parfois c’est trop difficile de faire semblant alors elle se contente de faire la potiche et pendant ce temps, elle laisse ses ténèbres gagner un peu de terrain.
Avant de partir ce soir là, Lucie a mis sa jolie robe patineuse, elle a longtemps brosser ses cheveux et mis une attention toute particulière à son maquillage. Elle a quitté la maison de Liézey plein d’optimiste, heureuse de la soirée qui s’annonçait. Samuel n’est pas venu au concert. Elle l’a longtemps attendu, puis elle s’est rendu à l’évidence. C’est à ce moment qu’elle a sentit un morceau de son cœur se décoller doucement pour s’envoler vers un endroit où il ne pourra jamais être retrouvée.
Elle est déçue. Évidemment. Son absence révèle la nature des sentiments du jeune homme envers elle. Et elle s’en veut. Lucie s’en veut car elle réalise qu’elle s’est déjà attaché à ce garçon en se faisant probablement des idées sur lui. Elle en veut à son cœur de s’être si facilement ouvert devant les beaux yeux de Samuel, se sentant ridicule et rêvant d’avoir le pouvoir de disparaitre immédiatement, sur le champ.
Et pourtant, elle est là, assise entre Candice et Enzo qui fait apparemment partit de la bande maintenant. Elle boit une grosse gorgé de son Mojito quand ce dernier s’adresse à elle.
_ Alors, tu as aimé le concert ?
Lucie le dévisage quelques secondes, le garçon lui sourit gentiment. Il a des cheveux bruns, une barbe de quelques jours, des yeux et un sourire qui feraient craquer n’importe qui. Ils parlent musique puis films et elle remarque qu’ils ont des goûts similaires. Finalement, Enzo est charmant et Lucie passe un bon moment à discuter avec lui. Il a l’air d’être une personne intelligente et intéressante. Il lui rappelle un peu Samuel sur ce point.
_ Au fait, Lucie ! Commence Candice avec une voix forte. Tu ne devais pas nous ramener quelqu’un ?
Celle-ci sourit, apparemment fière de retourner le couteau dans la plaie.
_ Oui, on dirait qu’il n’a pas pu venir, dit Lucie sans lever les yeux vers son amie.
_ Tu es sûre qu’il existe ? Ricane-t-elle.
Et comme tout le monde se met à rire, Lucie le fait à son tour. Elle résiste à l’envie de courir vers la nuit et de mettre fin à son supplice. Elle reste sur sa chaise, plus seule que jamais malgré le bar bondé, perdant l’espoir qu’un jour quelqu’un vienne la délivrer.

Le lendemain matin, la maison est silencieuse. C’est dimanche et quand Lucie se réveille, un mince filet de lumière s’engouffre dans sa chambre, présage d’une journée ensoleillée. Sa famille prend calmement le petit déjeuner devant la télé quand celle-ci se précipite dans la cuisine pour voler un paquet de Granola qu’elle remonte dans sa chambre. Tout en mangeant ses gâteaux, elle scrolle les réseaux sociaux et partage une photo du concert de la veille sur son Instagram. Elle n’a aucune nouvelle de Samuel mais elle n’a aussi aucun moyen d’en avoir. Quand la jeune femme lui a demandé son numéro de téléphone, celui-ci lui a répondu que son smartphone était cassé et qu’il n’en avait plus pour le moment. Mais il lui avait fait savoir qu’il n’était de toute façon pas très réseaux sociaux et qu’il ne s’était pas connecté sur son profil Facebook depuis des années.
Choupette saute sur le lit en miaulant et tourne sur elle-même avant de s’installer contre les jambes de Lucie.
_ Est-ce que tu crois que je devrais retourner là-bas ? Chuchote-t-elle à l’intention du chat qui se contente de cligner des yeux.
La jeune femme soupire. Elle meure d’envie d’aller au lac pour découvrir si Samuel y est. Elle l’imagine déjà, adossé au grand chêne, son visage illuminé par les rayons du soleil. Mais est-ce une bonne idée ? Peut-être que c’est le moyen pour lui de faire comprendre à la jeune fille qu’il n’a plus envie de la voir. Si c’est le cas, elle se rendrait juste ridicule à se rendre sur place, et elle n’a pas envie de paraître pathétique aux yeux de Samuel. Elle soupire de nouveau puis décide qu’une bonne douche pourra peut-être lui éclaircir les idées.

Deux heures après, ses Derbies foulent le sol du petit chemin qui mène à la presqu’île du lac. C’est plus fort qu’elle, elle est irrémédiablement attirée par cet endroit, et par le garçon qu’elle pense trouver ici.
Il n’est pas contre l’arbre, mais debout, le regard vers l’horizon. Lucie prend le temps de l’observer quelques secondes, il a toujours un jean bleu et une chemise blanche. Quand les pas de Lucie deviennent audibles, il se retourne et la regarde avec douceur.
_ Salut, dit-il simplement.
Lucie hoche la tête, elle évite de laisser ses émotions prendre le dessus; ses sentiments pour lui, sa déception et ses interrogations.
_ Tu n’es pas venu hier, lâche-t-elle plus froidement qu’elle ne l’aurait voulu.
Il baisse la tête, regarde ses converses et Lucie éprouve un malin plaisir à le voir si honteux.
_ Je suis désolé. J’ai été retenu par ma tante, elle était malade, je ne pouvais pas la laisser comme ça.
_ C’est très gentil de ta part.
Il marmonne un merci à peine perceptible et Lucie doute qu’il lui dise la vérité.
_ Et elle va mieux ce matin ?
_ Quoi ? Euh, oui, elle se repose.
Elle lui lance un sourire sans joie et quand il la regarde, il est clair qu’il sait qu’elle ne le croit pas. Une gêne s’installe entre eux pour la première fois et un nœud se forme dans la gorge de Lucie. Elle le sent monter doucement, remplissant sa bouche de bile et humidifiant le coin de ses yeux.
_ Je dois y aller, dit-elle en tournant la tête pour qu’il ne voit pas son visage dérouté.
Sans attendre de réponse, elle pivote sur elle-même et repart d’où elle est venu.

Quand Lucie arrive près de sa voiture, elle ne s’arrête pas et traverse le parking vers la ville. Sa tête bouillonne, submergée par des tonnes d’émotions. Elle est vexée, triste, en colère, honteuse, écœuré et lasse … Elle n’avait pas envie de parler plus longtemps avec Samuel, quand sa susceptibilité prend le dessus elle se renferme dans sa coquille, sa façon de se protéger. Alors elle est partit et ça l’a mise encore plus en colère de voir qu’il ne l’a pas retenu. Elle se sent humiliée car elle sait qu’elle a imaginé qu’ils se passerait quelque chose entre eux. Elle y a cru, comme une adolescente qui découvre les premiers émois et pourtant cette histoire se termine comme toutes les précédentes : avant même d’avoir réellement commencé.
La jeune femme erre dans les rues de Gérardmer pendant un moment, le soleil semble suivre son humeur et jouer à cache-cache avec les nuages. Elle resserre sa veste en jean contre elle et prend une bouffée d’air pour s’apaiser quand une main vient lui attraper le bras.
_ Lucie !
Ses yeux trouvent Enzo qui vient se poster devant elle, un grand sourire sur son visage.
_ Je savais que c’était toi ! Dit-il enjoué, visiblement heureux de la voir.
Et ça réchauffe lentement son visage, rougissant ses joues à défaut de faire battre son cœur plus fort.
_ J’allais me boire un thé, ça te dit ? Propose-t-elle.
Quelques minutes après, ils s’installent tous les deux au Café Mémé, un endroit qui transporte Lucie dans une autre époque avec ses tapisseries vintages très colorés, son mobilier chiné et dépareillé et les vinyles sur les murs. Quand leur commande arrive, un thé au citron pour Lucie et un café expresso pour Enzo, une discussion autour de la musique de The Cash qui passe actuellement dans l’établissement s’engage entre eux. C’est au son de London Calling que la jeune fille essaie de cacher la rancœur qui l’anime depuis qu’elle a quitté Samuel. Elle sent que Enzo se rapproche d’elle sur la banquette en daim, leurs jambes se touchent et même si son corps ne réagit pas, Lucie ne peut pas dire que ça soit désagréable. Alors, elle rapproche un peu sa main de celle d’Enzo, espérant qu’un frisson parcours son échine et réveilleun peu des émotions positives. En vain.
Le jeune homme lui sourit.
_ J’aime bien passer du temps avec toi, dit-il en la regardant dans les yeux. Un regard à faire chavirer n’importe qui. Et alors, c’est le naufrage dans la tête de Lucie, elle approche rapidement son visage de celui de Enzo et pose ses lèvres sur les siennes.

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