Le voile des émotions

53 mins

 

Première partie

 

Passé recomposé

 

1

 

Clermont-Ferrand

 

 

 

 

Comment savoir où et quand notre vie va basculer ? Est-ce au détour d’une ruelle sombre et lugubre, ou dans une rue bondée de monde un samedi après-midi ? Sans savoir qu’un drame terrible va frapper, vous profitez innocemment de vos derniers instants. Que feriez-vous ? Ce samedi-là, Judith Lonval, barmaid et gérante d’un pub, entamait ses dernières minutes de répit avant… Avant une rencontre, une décision sans retour, un échange, un aveu. Personne n’aime entendre comme préambule : “Je sais ce que tu as fait !” Et pourtant, l’homme qui venait de prendre place à la table de Judith Lonval l’accusa d’une vérité innommable.

— Bonjour Judith, ça faisait longtemps, lança l’inconnu d’une voix calme.

Aussitôt, Judith reconnut cet homme qui ne paraissait pas suspect au premier abord. Il portait une chemise noire et un manteau en cuir, il avait une barbe soignée, il ne s’agissait pas d’un vagabond ou d’un désaxé en manque de drogue. Il n’avait rien de louche, pourtant ses motivations étaient tout sauf bien intentionnées. Elle avait l’habitude de se rendre au Still, bar branché de Clermont. Elle y passait quelques heures pour lire, profiter de la vue avant de rejoindre son mari et ses deux enfants.

— Que fais-tu ici ? rétorqua Judith d’une voix tendue, nouée, presque terrorisée.

Avant de se relever d’un bond, elle attrapa son livre et le rangea dans son sac d’une main tremblante. L’autre, qui semblait bien la connaître, l’attrapa d’un geste brusque.

— Assis ! (Dit-il en la dévisageant tout en affichant un sourire poli pour faire bonne figure). Tu savais que j’allais revenir un jour ou l’autre, ma chérie. Tu pensais vraiment que j’allais t’abandonner aussi facilement ? C’est mal me connaître, mon ange. Tu es à moi, à jamais et tu le sais. Tu me l’as dit ce soir-là, tu t’en souviens ?

Judith sentait son cœur battre la chamade, ses tempes martelaient dans sa tête. Elle cherchait de l’aide du regard, des passants, du serveur qui la frôla sans lui prêter attention, pressé d’apporter sa commande.

— Jack, c’était il y a si longtemps, pourquoi maintenant ? Je suis mariée, j’ai des enfants, une vie de famille, je ne suis plus cette femme !

— Tu crois ? Je sais ce que tu penses, ce que tu ressens, je t’ai pénétrée, chaque parcelle de ton intimité, de ton être est à moi. Et tu crois qu’il te suffit de changer de ville et de nom ? Que tu es saute ! Je suis là maintenant !

— Que veux-tu ? s’enquit Judith du tac au tac sans perdre de temps afin d’en finir au plus tôt.

— Toi ! Rien que toi, pour toujours. Je veux ton esprit, ton corps, ton âme, à jamais sous mon contrôle. Si tu me résistes, encore… Enfin, ne me pousse pas à bout, mon amour, on va se faire du mal, ça pourrait se passer autrement. Ne me force pas à révéler la vérité à ta famille, cette vérité que tu caches. Ton mari, tes enfants ni tes amis ne savent sûrement pas ce que tu as fait ce soir-là ?

Effrayée, elle poussa la table sur Jack en hurlant tout en cherchant du soutien des personnes présentes dans le bar.

— Laisse-moi tranquille ! Je ne veux rien de toi, tu es un monstre !

Tout en reculant, elle manqua de tomber, mais fuir était sa seule chance, afin d’éviter un désastre sans précédent. Comment en était-elle arrivée là ? Est-ce le destin ? Un malheureux hasard ? Pourtant, cette journée avait débuté comme les autres, sans incidents, dans le calme, la joie, celle d’une famille heureuse et sans soucis.

 

 

2

 

Tôt le matin, lundi, Chamalières, Clermont-Ferrand.

 

 

 

 

Le réveil sonna pour la troisième fois consécutive et Judith Lonval ne l’entendait toujours pas. Son rêve plus vrai que nature, l’empêchait d’entendre la douce mélodie de l’hymne Écossais, ‘’Flower of Scotland’’ qu’elle connaissait par cœur. Judith, native d’Écosse et Auvergnate de cœur par son père, vivait à Clermont depuis maintenant quarante ans. Même si ses racines étaient ancrées dans les Highlands, son âme et son esprit appartenaient à l’Auvergne. Cette barmaid de quarante ans tenait la gérance d’un pub Écossais, le Scotchees. Il s’agissait d’un bar spécialisé dans les bières et whiskys Écossais et les fromages de la région Auvergne Rhône-Alpes. Ce mélange étonnant suscitait la curiosité, et en l’espace de quelques années, le Scotchees était devenu un lieu de référence à Clermont. Sa voisine et amie, Pauline Garde, travaillait avec elle. À elles deux, et avec l’aide de Christian et Paul pour les travaux, elles ont monté ce lieu d’échange et de convivialité. Tous les premiers jeudis du mois, elles organisaient des sessions Écossaises afin de regrouper les gens, en leur faisant découvrir la culture Écossaise. Des musiciens venaient jouer des airs Écossais afin d’animer le bar et partager leur amour pour ce magnifique pays.

Du haut de ses un mètre soixante-dix, Judith Lonval était une femme forte et dynamique au tempérament bien trempé. En bonne Écossaise et Auvergnate, elle savait se faire respecter et affirmer ses envies et ses choix. Les premières lueurs du jour illuminaient ses longues boucles rousses et son visage pâle parsemé de taches de rousseur. Son mari Paul la regardait dormir en esquissant un petit sourire.

— Tu es magnifique quand tu dors, mon amour, mais tu dois te lever. Nous sommes jeudi, et tu dois préparer la salle pour la session écossaise !

— Nous sommes le premier jeudi du mois ? lança Judith encore endormie.

Elle n’entendait pas le réveil, mais elle était sensible à la douce voix de son mari et à sa main délicate qui parcourait son corps.

— Je veux rester avec toi dans le lit, ça peut attendre un peu, c’est à vingt heures !

— Tu as des responsabilités et nous n’avons pas le temps ! De plus, aurais-tu oublié nos enfants ? rétorqua Paul en serrant Judith contre lui.

Judith attrapa les mains de Paul et les remonta jusqu’à ses seins, décidée à ne pas se lever. Paul tentait de ne pas céder à cet appel, mais Judith se montrait de plus en plus entreprenante. Elle se serrait de plus en plus contre lui en faisant de petits mouvements du bassin.

— Je veux que tu me prennes ! lança-t-elle d’une voix excitée.

Tout en le disant, elle attrapa une main de Paul et la glissa de plus en plus bas vers son entrejambe.

— On doit aller travailler, moi, vendre des maisons, toi, préparer le bar pour ce soir !

— J’ai tout mon temps, Pauline doit être déjà sur place, elle connaît le boulot, et j’ai terriblement envie de toi !

Elle tenait toujours la main de son mari qui arrivait à son sexe. Paul, ne pouvant résister, céda en la caressant délicatement. De sa main libre, il caressait sa poitrine. Au même moment, une voix se fit entendre.

— Papa ! Tu fais quoi ? On doit aller au lycée ! J’ai des devoirs à terminer ! hurla Rémi, leur fils de seize ans.

— Non, ne me laisse pas ! Pas maintenant, dit Judith surexcitée en stimulant son mari. Tu l’es aussi à ce que je sens !

— Notre fils en a décidé autrement, chérie. Sois sage et attends ce soir ! Je te promets de te faire vibrer avec ma langue, annonça-t-il avec provocation.

Paul embrassa sa femme avec tendresse en regrettant de ne pas pouvoir rester, mais son rôle de père débutait à l’appel tonitruant de son fils.

— Le plug va te remplacer alors ! nargua Judith en montrant le petit vibromasseur à Paul, qui esquissa un grand sourire.

— Si tu ne m’attends pas, je serai contraint de te punir, femme ! rétorqua-t-il d’un ton enjoué.

— Tu ne me laisses pas le choix ! Ta femme t’attend excitée et humide, et tu préfères partir. Je m’adapte !

D’un bond, Judith se redressa et entama sa journée par la lecture de ses mails. Elle devait recevoir une dizaine de mails par jour, de fournisseurs, de collaborateurs qui la sollicitaient à longueur de temps. Par chance, elle n’avait pas à s’occuper de la comptabilité, tâche que menait Pauline avec le plus grand sérieux. Elle avait des diplômes en comptabilité et en gestion. Elle fit ses premières armes dans un cabinet d’expert-comptable à Toulouse qu’elle a quitté pour venir s’installer à Clermont avec son mari et ses enfants, Léon et Quentin.

Toujours frustrée, elle n’arrivait pas à se concentrer. Son esprit était parasité par un tas de pensées érotiques ainsi que son rêve étrange qui lui semblait si réel. Pourquoi y penser maintenant ? Se demandait-elle. Était-ce réel ? Ce devait être la fatigue et le stress qui lui jouaient des tours. Elle l’espérait ! Une autre voix se fit entendre, plus féminine, celle d’une jeune fille de quinze ans en pleine crise d’adolescence.

— Maman ! Où est passée ma jupe crayon bleu nuit ? hurla Lucie de sa chambre qui était mitoyenne à celle de Judith et Paul.

— Dans ton armoire, chérie, avec tes autres jupes. Je l’ai repassée hier. Faites des gosses ! (Dit-elle à voix basse en choisissant des vêtements).

Paul, vêtu d’un élégant costume, s’approcha de sa femme pour l’embrasser.

— Passe une bonne journée, chérie, ne rentre pas trop tard !

— Avec mon jouet, tout va bien se passer ! lança Judith d’un ton désinvolte, provoquant.

Paul lui donna une fessée et partit accompagner leur fils.

— Tu ne perds rien pour attendre !

Le téléphone de Judith vibra de nouveau, un numéro inconnu s’afficha. En cliquant, elle tomba sur une étrange photo d’une femme ligotée en tenue SM. Elle ne se reconnaissait plus, elle avait l’impression de voir une autre femme. Elle se revit quelques années plus tôt, dans cette chambre, attachée tout de cuir vêtu, à la merci de cet homme qu’elle pensait être l’amour de sa vie. Mais ô combien elle s’était fourvoyée…

3

 

 

 

Paul et son fils Rémi attendaient Léon, le meilleur ami de Rémi, comme chaque matin. La famille Garde vivait quelques maisons plus basses que celle des Lonval. Avec le temps, ils avaient tissé des liens d’amitié forts et durables. Rémi et Léon étaient dans le même lycée, une classe les séparait. Christian Gard, le père de Léon, était coach sportif et gérait un club sportif près du centre Jaude. Par solidarité et amitié, Paul fréquentait bien évidemment son club. Même s’ils étaient diamétralement opposés, ils passaient beaucoup de temps ensemble. Intimes, Christian était le parrain de Rémi, invité au mariage et à tous les événements importants de la famille Lonval. Régulièrement, Paul et Christian donnaient des réceptions entre voisins pour renforcer les liens familiaux.

Ils avaient l’idée de créer une ambiance à la Wisteria Lane dans Desperate Housewives, une série américaine mettant en lumière un quartier charmant où tous les voisins s’entendent à merveille et prospèrent sans la moindre anicroche. Pourtant, la série, au fil de l’histoire, prouva qu’il s’agissait d’une utopie.

Léon, tout comme son père, était passionné de sport et de tout ce qui était en lien avec une quelconque démonstration de virilité. À dix-huit ans, il avait pratiqué une dizaine de sports tels que le rugby, la boxe, le tennis, le judo, excellant dans chaque domaine, faisant la fierté de son père. Pour ce qui était des cours, il n’était pas un bon élève, mais heureusement, Rémi l’aidait à compenser en lui donnant des cours de rattrapage. Rémi, quant à lui, était passionné d’histoire et de littérature. Sans objectif précis dans la vie, compréhensible pour un jeune de son âge, il était récemment attiré par une fac de lettres.

— Papa, comment as-tu su que tu voulais être vendeur immobilier ? interrogea Rémi l’air songeur.

— Oh, je ne sais pas si je peux véritablement parler d’un désir, d’un objectif de vie, mais j’ai fait pas mal de boulot et l’immobilier me semblait être un bon choix. Au début, je voulais faire médecine, sauver des gens, mais il s’avère que je suis un piètre scientifique. J’ai en horreur les maths, les sciences, ce qui, je crois, sont les fondements de cette filière. Je me suis donc rabattu sur la vente, ce qui m’a réussi d’ailleurs ! Je ne regrette pas, j’ai une belle maison, une famille merveilleuse. Je n’ai de regret que de ne pas l’avoir fait plus tôt ! Le principal, c’est que tu fasses ce que tu veux et que tu le fasses à fond, pour ne pas te dire que j’ai loupé ma vie. Tu ne dois pas mener ta vie en fonction des autres, mais selon ce que tu ressens.

— Si la littérature n’est pas faite pour moi ?

— Tu trouveras autre chose, mais il faut tenter pour ne rien regretter. Je ne te dis pas de te lancer dans tout et de faire n’importe quoi, mais n’aie pas peur d’oser de peur d’échouer. Tiens, laisse la place à Léon !

Un grand brun frisé arriva en tenue de sport, contrairement à Rémi, vêtu d’une chemise et d’un pantalon. Léon s’installa en saluant Paul et Rémi.

— Comment vas-tu, Rem ?

— Vivement le week-end, rétorqua Rémi sans trop de conviction.

— Ah, tiens, monsieur Lonval, mon père vous invite samedi pour manger. Il m’a chargé de vous le dire. Il n’a pas eu le temps, il prépare un stage de remise en forme.

Paul esquissa un sourire tout en gardant les yeux rivés sur la route.

— Bon, parle-moi de Mégane, tu en es où avec elle ? interrogea Léon, curieux.

— Je n’ai jamais dit que j’en étais quelque part ! Nous sommes amis !

— Tu te fous de moi ? Je suis ton meilleur ami, je te vois, tu es dingue à chaque fois que tu es en face d’elle. Fonce, n’aie pas peur !

Paul, amusé, s’immisça dans la conversation, l’air enjoué.

— C’est vrai, mon grand, il faut prendre les devants dans la vie, c’est ce que j’ai fait avec ta mère !

— Sans déconner, c’est ça ton exemple, papa ?! Tu lui as roulé un patin au cinéma devant Danse avec les loups !

— C’est romantique ! se justifia Paul en affichant un sourire moqueur.

— C’est ringard ! Pas Danse avec les loups, mais d’embrasser une fille au cinéma pour le premier rendez-vous !

Léon, tout aussi amusé que Paul, n’osa pas intervenir. En arrivant au lycée, Léon sauta de la voiture en remerciant Paul de l’avoir emmené.

— Rémi, attends un peu, lança Paul en voyant son fils sortir à toute vitesse. Si tu vas chez Léon, ne rentre pas trop tard, tu as encore cours demain ! Et si tu as un problème, tu téléphones ! Bisou, mon grand !

Paul regardait son fils s’éloigner avec ses amis : Mégane Floran, Léon et Etienne Bess. Tous se connaissaient depuis des années, tels les doigts de la main, inséparables. Mégane, tout comme Léon, vivait dans le même quartier que Rémi. D’ici quelques heures, une ambulance viendrait en intervention dans le quartier des Roses. D’ici la tombée de la nuit, le quartier des Roses allait vivre un drame affreux.

             

4

 

8h

Clermont-Ferrand, lundi, lycée la Fayette

   

                      

                 

Mégane Floran attendait la sonnerie de huit heures cinq pour aller en cours. De nature

discrète elle savait se faire remarquer. Elle aimait se mettre en valeur, non pas pour être remarquer, même si ça flattait son égo, mais pour elle-même, pour se sentir bien dans sa peau s’assumer. Fille d’un prof de philo et d’une mère sophrologue elle ne faisait pas partie des filles les plus populaires, d’autant plus que Damien donnait des cours dans le même lycée que sa fille. Elle partait généralement plus tôt que son père pour ne pas susciter l’attention. Elle prenait le bus avec Etienne Bess avec qui elle avait noué des liens, d’autant plus qu’ils étaient voisins.

Etienne était le plus jeune de la famille Bess sa sœur Louise, était dans la même classe que Mégane. Il aspirait à devenir Sophrologue tout comme sa mère, il avait toujours été attiré par cette profession, non pas pour mimer sa mère mais bien pour servir son pays et aider ses prochains.

Mégane quant à elle se laissait porter par la vie sans se soucier de l’avenir. Elle n’avait pas d’idée précise quant à son avenir professionnel, elle avait encore du temps pour choisir c’était ce qu’elle répétait inlassablement à sa conseillère d’orientation. Pourquoi se presser, elle voulait prendre le temps de tester, d’expérimenter pour après définitivement se décider à embrasser une carrière professionnelle. Baignant dans la philosophie et les méthodes de relaxation, elle avait appris à relativiser. Pourtant ce matin-là, elle était au bord des larmes. 

D’aucun ne pourrait croire qu’elle était malheureuse, aux yeux de tous elle était une jeune fille comme les autres. Elle était dans une période de transition, entre l’âge adulte et l’enfance, prise en tenaille par l’incertitude et l’incompréhension du monde dans lequel elle vivait. Pourtant depuis quelques jours, elle n’arrivait pas à sourire, à profiter des banalités de la vie. 

—Tu vas bien Mégane ? demanda Etienne soucieux de la voir aussi abattu. 

Elle éluda la question en lui affichant un grand sourire tout en posant sa main fébrile sur l’épaule. 

—Juste un peu fatigué, mais ça va. 

—La dernière soirée en boîte, ç durant notre weekend à Aurillac c’était énorme ! Je ne t’ai pas vu partir !

—J’étais épuisé, et je ne voulais pas vous déranger, une copine m’a ramené, mentit Mégane le regard fuyant.   

—Moi j’ai dormi chez des amis à ma mère, ils n’habitent pas très loin de la boite. Tu as vu Léon et Lucie ils sont trop mignons. 

Le reste de la bande s’approcha, tous s’enlaçaient à tour de rôle en affichant de grand sourire.

Une foule d’élève s’amassaient devant les grandes portes attendant la première sonnerie pour entrer. La principale conversation était la fameuse soirée à Aurillac, qui avait été organisé par des élève de dernière année. Bon nombre d’étudient s’y étaient rendu, plusieurs taxis s’étaient organisés pour l’événement. Mégane avait fait son possible pour oublier cette soirée, qui normalement aurait dû se passer à merveille. Elle avait même rencontré un garçon qui lui plaisait à la soirée, mais rien ne s’était passé comme elle l’avait espérée.

—REVIENT SALOPE ! hurla l’inconnu.

Cette phrase résonnait en boucle dans sa tête, elle avait l’impression qu’il était dans sa tête jour et nuit. Comment pouvait-elle oublier cette voix tonitruante, rauque et grave. Même si elle ne l’avait jamais vu ni entendu auparavant, elle était en mesure de l’identifier. 

—Hey ! Mégane reste avec nous, ma belle, lança Etienne en lui tapotant l’épaule. 

—Oui je suis là, je suis trop explosée voilà tout ! 

Son téléphone vibra sans sa poche de jean, elle regarda brièvement ses notifications quand une information retint toute son attention.

Le corps d’une jeune femme retrouvée non loin d’une boite de nuit Aurillacoise. 

Son sang ne fît qu’un tour, elle savait de quoi il était question. Totalement perdue, seule,

Mégane ne savait plus quoi faire. Dos au mur, elle n’avait guère d’autre choix que de tout stopper tant qu’elle en avait le temps. 

 

5

—Assis-toi ! lança-t-il d’une voix grave et puissante.

Il la contemplait avec une rare intensité, presque malsaine. Torse nu, il tournait autour d’elle en tenant une lanière de cuir entre ses mains puissantes, viriles.

—Tu vas enlever le haut, lentement, délicatement, ordonna-t-il en donnant un petit coup de lanière sur la jeune femme de cuir vêtue.

 La chambre était à peine éclairée, il était difficile de distinguer quelque chose. Il n’y avait que pour seule lumière un néon rouge sombre dans un angle de mur. On pouvait à deviner un lit à baldaquin dans le coin de la pièce. Une musique dans le style baroque résonnait dans la petite chambre. La jeune femme sur le sol s’exécutait tout en regardant son partenaire. Son regard était à la fois tendre, excité et charmeur. La jeune femme devait avoir une vingtaine d’années. Sa peau était pâle, délicate.

 —Tu es magnifique, tu ne dois pas avoir honte de ton corps, montre-le ! lança l’homme avec force et conviction. Tu sais ce que l’on a dit, si tu dis le mot d’alerte on arrête tout.

—Je sais ! Je te veux tout de suite, annonça la jeune femme d’une voix fébrile et excitée.

Son partenaire profitait du spectacle, il avait une vue parfaite sur tout son corps nu, sur chaque partie dont il pouvait disposer comme bon lui semblait.

—Que veux-tu que je fasse de toi cette fois-ci ?

—Attache-moi ! avec les cordes comme tu sais si bien le faire, supplia la jeune femme à genoux devant son partenaire.

Au même moment, une voix lointaine se fît entendre, elle semblait venir d’un autre monde, à peine audible :

—Judith ! Reviens sur terre ! Ce n’est pas le moment de penser à Paul et à ce que vous pourrez faire ce soir, annonça Pauline sa collègue en esquissant un petit sourire.

Elle pausa une main sur son épaule et de l’autre elle montrait la salle encore en désordre.

—Il nous reste encore beaucoup de boulot.

Judith eu un léger tressaillement à peine perceptible, un subtil fourmillement traversa son corps.

—tu n’as pas l’air d’aller bien, ça va ? interrogea Pauline soucieuse.

—Oui tout va bien, je suis un peu distraite en ce moment. Il ne t’arrive pas de te demander comment aurait été ta vie si tu n’avais pas fait le choix d’être comptable ? Si tu n’avais pas décidé de vivre à Clermont ? interrogea Judith profondément mélancolique, presque abattue, elle qui il y a quelques heures était pleine de joie et d’entrain.

—Pourquoi me demandes-tu ça ? Non, je suis bien dans ma vie, j’ai mon mari, mes enfants je ne peux pas rêver d’une meilleure vie. Pourquoi ? Tu regrettes la tienne ?

 Judith aux bords des larmes faisait son possible pour ne pas céder devant Pauline qui ne comprenait pas pourquoi elle était dans cette état.

Pourquoi maintenant ? Pourquoi elle ? Se demandait Judith tremblante au milieu du bar. Tandis qu’elle rangeait des verres, elle se rappelait un vieux souvenir qui la renvoyait à ses vingt-trois ans. Elle avait l’impression de recevoir un grand coup au visage, soudain, brutal. Toute sa naïveté, sa fragilité sons insouciance s’emparaient de tout son être. Elle se voyait l’année de ses vingt-trois ans, jeune, désirable ; du moins elle avait cette impression quand elle était confrontée à son entourage. Tout était si simple, sans pression du lendemain, elle jouissait de cette infime partie de l’enfant qu’elle avait été. Elle s’agrippait encore à cette fébrile naïveté qui avec l’âge se terni et disparait pour faire place à l’amertume et le doute. Le regard ailleurs, elle cherchait dans le tréfond de sa mémoire à quel moment tout a basculé.

—Ma chérie ! lança Pauline en lui donnant une tape amicale sur l’épaule, si tu ne vas pas bien /rentre chez toi je vais finir, ça va aller.

—Non je dois t’aider, attend, tu ne vas pas tout faire !

—Si tu as des soucis je peux comprendre, c’est au sujet de Paul ? s’enquit Pauline curieuse et inquiète pour son ami.

Judith toujours un peu perdu dans ses pensées, revoyait ce jeune homme dont elle était éperdument amoureuse. Elle entendait dans sa tête sa voix, grave et mélodieuse.

— Dois-je serrer les cordes à fond ?

Aujourd’hui tout lui paraissait si lointain, presque inconnu, comme si elle voyait la vie d’une autre femme. Et pourtant, c’était bien elle attachée par des cordes tressées nue devant un jeune homme. C’était elle qui le suppliait de faire ce qu’il voulait, comme il le voulait.

—Bais…

En s’entendant dire ses mots Judith se redit et laissa tomber un des verres. Tout en se confondant en excuse, elle ramassa les débris en s’agitant.

—Je suis maladroite, je suis navré !

—Rentre chez toi quelques heures tu reviendras quand tu te sentiras mieux ! Je m’occupe du reste, va, ne t’en fais pas.

A contre cœur Judith quitta momentanément le bar avant de le causer plus de dommage. Consciente qu’elle n’avait jamais été aussi perturbée, il lui fallait trouver une solution, elle devait penser à l’équilibre de sa famille et à son bien-être.

Tout en marchant dans les rues de Clermont, elle se posa une question pertinente et par la même occasion effrayante : Comment Jack avait fait pour la retrouver ? Alors que pourtant elle avait soigneusement effacé ses traces pour l’empêcher de l’atteindre de nouveau.      

           

    

6

Les rayons du soleil transperçaient les fins rideaux à motif floral. Marie Lefèvre tentait tant bien que mal de se couvrir de la lumière, mais en vain. Il devait lui rester encore une dizaine de minutes avant que son réveil ne l’incite à se lever. Mais la lumière du jour l’avait en partie extirpée d’un lourd sommeil, ainsi que la voix puissante de sa fille, Eloïse, en bas des escaliers.

— Maman, où est ma veste en cuir ? Je vais être en retard ! vociféra la jeune fille de dix-sept ans.

— Faites des gosses ! rétorqua à voix basse Marie, encore endormie.

Marie Lefèvre était une mère célibataire de trente-six ans. Elle partageait son temps entre son activité de détective privée et son rôle de mère, qui, avec les années, lui demandait beaucoup d’énergie. Eloïse, sa fille unique, venait d’avoir dix-sept ans. En pleine crise existentielle, elle menait parfois la vie dure à Marie. Par chance, elle était une jeune fille conciliante et respectueuse. Consciente que sa mère ne menait pas une vie facile, Eloïse l’aidait autant qu’elle le pouvait. Elles avaient une relation très fusionnelle ; elles arrivaient à se comprendre sans même parler, juste en se regardant.

Mature pour son âge, Eloïse savait analyser les situations et les personnes de son entourage avec précision, une capacité transmise par sa mère. Elles avaient toutes les deux cette sensibilité, cette empathie envers les autres qui les rendaient différentes. Elles arrivaient à capter les émotions, les intentions des gens en peu de temps et parfois sans parler. Malheureusement, il y avait le revers de la médaille ; elles absorbaient toutes les émotions et parfois en souffraient. Doublé d’un romantisme exacerbé, Marie et Eloïse voyaient l’amour comme un livre de Jane Austen ou de Charles Baudelaire.

— Tu as regardé dans le dressing ? rétorqua Marie du fond de son lit.

Eloïse, bien décidée à obtenir une réponse plus précise et à réveiller par la même occasion sa mère, fonça dans la chambre de Marie, toujours emmitouflée dans ses draps en flanelle.

— Penses-tu que j’ai déjà regardé ! Et comment ça se fait que tu es encore au lit ?! lança la jeune fille étonnée de voir sa mère encore au lit à sept heures du matin (ce qui était rare).

— Ma chérie, mon réveil sonne à dix premièrement, et deuxièmement, je fais ce que je veux. Je suis ta mère, et troisièmement, ce ne sont pas mes affaires. Tu devrais savoir où tu ranges tes vêtements, qui normalement devraient être dans ton armoire !

— À quoi ça sert d’être détective si on ne cherche pas ?! rétorqua Eloïse en levant les yeux au plafond.

— Merci de réduire mon métier à ça, ma chérie. J’adore ton esprit de synthèse ! Sache que je n’ai pas fait une formation juste pour chercher les vêtements de ma fille chérie, qui n’a pas de tête et qui attend après sa mère pour trouver. Et que veux-tu pour le petit déjeuner ? répondit Marie amusée en extirpant péniblement de son lit.

Eloïse, aussi attentive aux détails que sa mère, ne pouvait s’empêcher de regarder chaque fois que Marie avait le dos nu les cicatrices qui couraient le long de son dos. N’étant pas une détective privée, elle ne demandait jamais l’origine des marques, juste le regard de Marie lui suffisait pour comprendre qu’il s’agissait d’un sujet sensible.

— Comme d’habitude, des œufs avec de la cannelle et du bacon.

— Mon dieu, comment tu peux manger salé au petit matin ? Ma fille n’est pas normale !

— Maman, beaucoup de gens mangent salé le matin ! et c’est mieux que des cochonneries saturées en sucre. Ah, et ton téléphone pro a sonné, un certain Olivier Teil, j’ai laissé sonner.

Marie laissa échapper un long soupir qui en disait long sur cet Olivier Teil. Il s’agissait d’un journaliste pseudo-investigateur aimant le sensationnel et l’ostentatoire susceptible de faire vendre. Cela faisait quelques temps qu’il rodait autour de Marie afin d’avoir une interview exclusive sur son histoire et son parcours professionnel. Son objectif était de la disséquer tel une pauvre créature vouée à la science afin d’appâter ses lecteurs avides de nouvelles croustillantes. À plusieurs reprises, elle l’avait éconduit avec tact, mais maintenant elle ne prenait plus la peine de répondre.

Elle faisait déjà l’objet de multiples commérages. Une femme détective privée, de surcroît mère célibataire, elle devenait une attraction ainsi que sa fille, qui était souvent questionnée sur la profession de Marie. Marie, avant de devenir détective privée, avait songé à une carrière dans les forces de l’ordre. Mais elle voulait servir, aider son prochain différemment. Elle avait débuté sa formation peu de temps après la naissance d’Eloïse. Elle rêvait de changements dans sa vie et aspirait à plus que d’être assignée à faire du café ou des impressions dans une agence de recrutement. Elle voulait surtout quitter son ex-mari William, avec qui elle avait passé une partie de sa vie enfermée dans un appartement à Grenoble.

— Tu as bien fait, c’est une véritable plaie ce type ! Ce qui l’intéresse, c’est de savoir comment je fais pour résoudre mes enquêtes et comment je gère ma vie privée, ce qui ne le regarde pas, et encore moins ses lectrices ménopausées qui raffolent des commérages et des histoires people ! Et par-dessus le marché, quand je le croise, il passe son temps à reluquer ma poitrine.

— Peut-être qu’il veut simplement coucher avec toi ! rétorqua Eloïse d’une voix amusée.

— Jamais de la vie, il est répugnant, misogyne, sexiste et grossier. Autant rester toute seule. Finis de t’habiller tu vas être en retard.

Marie, d’un pas lourd, alla jusqu’à la cuisine avec nonchalance. Une fois levée, elle se devait d’être totalement disponible et opérationnelle pour sa fille et ses clients. Elle arrivait habilement à jongler entre sa vie de mère célibataire et sa vie professionnelle sans que l’une empiète sur l’autre. Eloïse avait décrété un jour que Marie, sauf en cas d’appel urgent, ne devait parler de boulot à la maison. Elle voulait et, à juste titre, dédier la maison à la famille et au repos. Combien de fois avait-elle entendu les parents de ses amis se disputer à propos du boulot de l’autre ? Consciente que Marie pouvait s’absenter de longues heures lors d’une affaire, elle voulait profiter de chaque seconde de libre quand sa mère était à la maison.

Marie, tout en préparant le petit déjeuner, en profitait pour observer Eloïse qui semblait particulièrement nerveuse. Sans même lui parler, elle savait que quelque chose n’allait pas. En plus d’être une bonne détective aux sens de l’observation aiguisé, elle avait une capacité hors du commun.

Depuis sa naissance, Marie était atteinte de synesthésie. Ce trouble méconnu affecte les sens et permet à la personne de les percevoir différemment. Marie percevait les émotions à travers certaines couleurs ; l’anxiété et le stress pouvaient s’associer à des teintes grisâtres, tandis que la colère ou la peur à des tons orangés rougeâtres. Elle pouvait également ressentir un goût particulier en voyant un détail d’une photo ou de son environnement quotidien, ou entendre un son qui n’était pas nécessairement en lien.

Durant l’adolescence, Marie ne comprenait pas ce qu’il lui arrivait. Jamais ses parents n’avaient entendu parler d’un tel phénomène. Elle était souvent partagée entre don et malédiction. Durant les périodes de doute et de blues, elle maudissait la terre entière quand elle avait des halos colorés sur ses amis, quand lors d’un examen d’histoire, elle entendait des bruits sinistres en regardant des photos. Et des fois, elle avait l’impression d’être dans la peau d’une de ses héroïnes de BD qu’elle aimait tant. Avec le temps, Marie a su dompter cette capacité insolite qui touchait 1 pour cent de la population. Encore aujourd’hui, elle découvrait de nouvelles informations, de nouveaux aspects de ce trouble. Eloïse ne comprenait toujours pas de quoi sa mère était atteinte. Elle savait qu’elle était capable de percevoir son environnement différemment, mais elle ne comprenait pas comment ça se déclenchait et pourquoi.

— Tu es stressée, chérie ! annonça Marie d’un ton péremptoire tout en adressant un regard soucieux à sa fille.

— Maman, arrête d’utiliser ton truc sur moi ! Je ne suis pas un suspect dans une de tes affaires, rétorqua l’adolescente en faisant la moue.

— Je ne le fais pas exprès, je ne peux pas le dominer. Je te vois avec des touches de gris autour de toi, je ne peux pas faire autrement que de constater. Je ne viole pas ton intimité. Si tu ne veux pas m’en parler, je l’accepte, mais je vois bien que ça ne va pas. Et je suis là si tu veux en parler.

Eloïse était toujours admirative quand Marie lui parlait de la synesthésie. Même si parfois ça la dérangeait, comme maintenant, elle avait l’impression d’être mise à nu, elle était en admiration devant sa mère. Même Marie, après tant d’années, ne parvenait pas à totalement définir ce qu’elle percevait, ce qu’elle ressentait face à cette capacité.

Petite, elle savait quand ses parents allaient se disputer ou quand sa mère avait passé une dure journée à l’hôpital. Elle voyait un nuage rouge quand son père hurlait sur sa mère et un gris opaque quand Eveline entrait d’une nuit de garde interminable.

— Ce n’est rien, maman, c’est juste Guillaume, mon crush, qui recommence. Les mecs, quoi ! Il ne sait pas où il en est.

— Ton crush ?

— Mon mec, quoi ?

— Le langage des jeunes alors ! Je n’y comprends rien ! Ma chérie, laisse-lui du temps ! C’est normal à son âge. Et tu vas me répondre que tu as dix-sept ans également, mais tu es beaucoup plus mature que la plupart des jeunes. Tu devrais lui parler calmement et voir ce qu’il ressent. Et si vraiment cette situation ne te convient pas, alors mets-y un terme avant de trop souffrir, annonça Marie en prenant Eloïse dans ses bras.

— Merci maman, même si ton pouvoir est chiant par moment, je me sens en sécurité !

— Je suis ta mère, c’est normal, et même sans la synesthésie, je sens quand tu ne vas pas bien. C’est ça, être parent. Et je serai toujours là pour toi, ma chérie, tu le sais. Ne sois jamais gênée de me parler.

Eloïse acquiesça d’un signe de tête et embrassa tendrement sa mère avant d’aller prendre ses œufs et son bacon. Contrairement à la plupart des gens, Marie pouvait gérer ses horaires comme bon lui semblait. Mais par souci de professionnalisme, elle s’imposait des horaires fixes.

Comme chaque matin, avant de se rendre à son bureau, Marie lisait les derniers mails reçus et y répondait. Un mail d’un certain Yves Bonnet retint son attention.

Ives Bonnet était son dernier client en date. Cet homme de soixante ans vivait dans la torpeur depuis des mois. Il recevait anonymement des lettres d’une personne qui lui faisait du chantage. Pensant qu’il s’agissait d’un canular, Yves comprit à ses dépens que l’inconnu ne plaisantait pas. Il fit donc appel aux services de Marie afin de démasquer le maître chanteur qui le persécutait depuis maintenant six mois. Après une enquête approfondie, Marie, comme à chaque fois, parvint à résoudre le problème.

À vous, Marie,

Merci pour votre investigation rigoureuse et votre dévotion. Je tenais à vous féliciter pour votre discrétion, votre efficacité. Sans vous, je serais encore victime d’un odieux chantage. Malheureusement, et vous me direz que ce sont les risques quand on fait appel à un détective privé, devoir affronter la dure réalité. J’ai dû par la suite porter plainte contre mon voisin et ce que je pensais être un ami pour chantage et escroquerie. Je me demande encore ce qui l’a mené à une telle décision ? Mais peut-être que je ne le saurai jamais. Il va sans dire que vous aurez bonne presse de ma part, je vanterai vos talents à ceux qui auraient besoin de vos services.

Avec mes amitiés, Yves Bonnet

Tout en se servant un café crème, Marie esquissa un sourire satisfait. Elle n’était pas du genre à s’auto-féliciter à outrance, mais elle appréciait la reconnaissance de ses clients pour son travail. C’était dans ce genre de moment qu’elle mesurait l’importance de son métier et son impact sur ses clients. Certaines fois, elle était en proie au doute quand une affaire s’éternisait ou tournait en rond, mais par chance, l’indéfectible soutien de sa fille et les lettres de remerciements de ses clients la confortaient dans son choix d’être devenue détective privée.

Marie avait travaillé dur les premiers temps afin de se forger une telle réputation. Combien de fois était-elle rentrée à des heures indues, laissant sa fille à sa mère qui, par chance, habitait également à Clermont ? Les premiers temps, les rentrées d’argent étaient maigres. Mais jamais elle ne manquait de répondre aux besoins de sa fille. À défaut d’un mari, elle avait des parents aimants et disponibles. Mélancolique de nature et nostalgique, elle se rappelait souvent d’où elle venait, de ses expériences passées afin d’avancer et de ne pas répéter les mêmes erreurs.

Après avoir retourné toute la maison, Eloïse trouva enfin sa veste en cuir. Elle salua Marie et fonça prendre le bus. Marie, quant à elle, termina la lecture des derniers mails et partit pour le bureau. En chemin, elle reçut un SMS d’un certain Christopher Blier où il était inscrit sous le nom SRPJ Clermont.

“Bonjour Marie, comment allez-vous ? J’ai bien reçu vos documents sur monsieur Grelier. Suite à votre investigation, nous avons pu l’interpeller. Merci pour votre aide. Il faudra que vous me disiez comment vous faites.”

Comme à chaque fois, elle répondait poliment en éludant la question :

Tout comme la police, les méthodes d’investigation ne peuvent être divulguées, secret professionnel.                                                                                                                     

Même si ce n’était pas trop le cas pour son trouble synesthésique, elle avait du mal à en parler. Elle n’en parlait qu’à un comité restreint, famille, amis proches. Ce n’était pas qu’elle avait peur du regard des autres, mais elle ne voulait pas passer des heures à expliquer l’origine de ce trouble. Selon Eloïse, laisser planer le doute, une part d’ombre, donnait un côté mystérieux, énigmatique.

Marie avait souvent affaire à Christopher. Quand son dossier était assez étoffé et que le suspect, selon la gravité des faits, pouvait être appréhendé, elle le contactait pour lui transmettre le dossier et finaliser l’enquête, ce qu’elle n’était pas habilitée à faire. Elle ne pouvait que donner l’identité, l’objet des recherches, mais en aucun cas procéder à des arrestations. À plusieurs reprises, la SRPJ lui avait proposé un poste dans leur service d’investigation. Mais son indépendance lui était indispensable, enfin pour le moment. Elle n’était pas totalement fermée à l’idée.

Elle soupçonnait derrière ce recrutement flatteur une intention plus intime. Elle n’avait pas besoin de la synesthésie pour comprendre qu’il avait des vues sur elle, mais depuis sa dernière relation qui s’était terminée dans un mélodrame digne d’une série Netflix, elle mit sa vie amoureuse entre parenthèses. Son refus de s’engager mêlait la peur au manque de temps, ou du moins le temps qu’elle ne s’accordait pas pour penser à elle à une éventuelle rencontre.

Elle se noyait volontairement dans le travail afin de ne pas penser à ce mal-être qui la rongeait d’année en année. Son esprit était ouvert à une nouvelle rencontre, mais son cœur, lacéré, lui rappelait d’anciens souvenirs qu’elle préférait enfouir. Dix-sept ans plus tard, elle portait encore les stigmates de cette relation toxique. Eloïse, vive d’esprit et n’ayant pas sa langue dans la poche, lui disait sans ménagement : “Tu devrais trouver un homme, à ton âge tu peux encore être amoureuse ! C’est triste d’être aussi belle et intelligente et de rester seule !”

Aussi touchant que cela pouvait être, ce genre de phrase l’assommait à chaque fois. Derrière cette phrase qui pouvait paraître anodine, elle captait une chose terrible et qu’elle avait également du mal à accepter ; Eloïse avait besoin d’un père. Avec l’âge, elle sentait que sa fille cherchait une figure paternelle. Ce manque grandissant se faisait de plus en plus lourd à mesure qu’elle murissait. Même si elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour sa fille, il y avait des manques qu’elle ne pouvait combler. Des non-dits s’installaient, une certaine amertume planait quand ce sujet épineux était évoqué.

Ce matin-là, Marie n’avait plus d’affaires à traiter ni de nouveaux clients pour le moment. Elle pouvait profiter du beau temps pour flâner dans les rues de Clermont. Il lui arrivait des moments où elle n’avait pas de clients, de mails. Même si elle avait assez d’argent pour passer quelques semaines sans travailler, elle n’aimait pas rester sans rien faire. Elle avait besoin de travailler, d’occupation. Son bureau se situait dans une grande rue passante, proche des facs et des boutiques. Il n’y avait pas un grand écriteau avec inscrit : “Détective privée.” Mais une petite plaque dorée, comme pour les médecins, indiquait : “Marie Lefèvre, détective privée agréée.”

Son temps libre lui permettait de trier ses papiers, rédiger les éventuels mails en retard et ranger les divers dossiers traités dans le mois, ce que pourrait faire une personne chargée uniquement du secrétariat. Elle n’avait plus le temps de tout gérer elle-même, mais embaucher avait un coût.

Alors qu’elle attrapait son courrier, une lettre en particulier retint son attention. Sur le coup, elle ne reconnut pas l’écriture, mais en l’ouvrant et en voyant les lettres manuscrites, une odeur singulière la saisit. Une odeur qu’elle n’avait pas sentie depuis des années, mais qui lui était impossible d’oublier. Elle sentait également une forte odeur de menthe, alors que pourtant rien autour d’elle ne pouvait lui faire cet effet. En ouvrant la lettre, elle comprit alors qu’il s’agissait de son trouble synesthésique. Elle avait gardé en mémoire l’odeur du parfum et des mentholées de son ex-mari. Il n’y avait pas de mot, juste une photo d’une femme, ou plus précisément le dos d’une femme. En regardant de plus près, elle reconnut avec effroi l’identité de la femme sur la photo. Machinalement, elle passa sa main sur la cicatrice qu’elle avait en haut du dos, identique à celle de la photo. Sans attendre, elle s’enferma dans son bureau, le cœur battant et l’esprit matraqué par d’anciens souvenirs.

 

7

Lycée, Clermont-Ferrand, plus tard dans la journée.

Mégane n’avait pas l’esprit aux études ; il lui restait encore quelques heures de cours qui, chacune, lui paraissait interminable. Distraite, ce qui était d’ordinaire assez rare, elle faisait partie des élèves les plus studieux de la classe. Son esprit était encore à Aurillac, courant dans la forêt, évitant les arbres dans la pénombre, fuyant un danger certain. Les mots, ‘’revient salope’’, résonnaient dans sa tête. Elle ne parvenait pas à ôter de sa mémoire ce qu’elle avait vu ce soir-là. Plus les jours défilaient, plus le stress et la peur grandissaient en elle. Louise, son amie de toujours, voyant qu’elle n’allait pas bien, posa sa main sur son épaule, tout en lui adressant un regard compatissant.

—Tu vas bien Még ? demanda Louise à voix basse.

—Ça va aller, je suis fatiguée. Une fois reposée, ça ira mieux. Il me tarde les vacances.

Un des élèves du fond, généralement les plus agités, lança une boulette de papier en direction de Louise et Mégane.

—Hey ! Les gouines ! Un peu de discrétion, beugla-t-il en pouffant de rire.

Aussitôt, le prof se retourna en hâte et chercha du regard le coupable. Le visage renfrogné, il se dirigea vers le fond de la classe. Louise, qui n’avait pas froid aux yeux, rétorqua d’un ton moqueur et provocateur.

—Si tu savais te servir de ton salsifis, tu saurais que c’est très sympathique une nuit avec deux lesbiennes ! Mais bon, vous les mecs avec vos cerveaux d’huître, complexés, vous n’êtes bons qu’à aller sur pornhub.

—Mademoiselle Bess, je vous en prie, contenez-vous. Monsieur Barandel, dois-je prévenir vos parents pour vos propos des plus déplacés ? Ce genre de langage ne saurait être toléré dans ma classe ni dans cet établissement. Je vous demande donc de rester à la fin du cours, annonça le prof sans s’énerver.

Mégane ne supportait plus cette ambiance puérile et mesquine qui planait au lycée. Elle n’était pas la seule à être l’objet de multiples moqueries. Claire Legrand, par exemple, solitaire et artiste dans l’âme, passait le plus clair de son temps à dessiner. Elle faisait l’objet de maintes agressions, verbales et parfois physiques. Aux yeux de Mégane et de Louise, le lycée était une jungle où se défiaient des bêtes féroces avides de sang. Par chance, elles avaient avec les années formé un groupe d’amis solide, le fait qu’il s’agissait de leurs voisins les aidait. Les familles Lonval, Garde, Floran et Bess se fréquentaient à longueur de temps. Cette promiscuité qui d’apparence pouvait être dérangeante finissait par devenir une forme de sécurité. Tout le monde se connaissait, les adultes, les enfants, avec le temps des liens solides s’étaient formés.

—Quel connard ce mec, je me demande ce que Camille lui trouve.

Mégane, qui d’ordinaire aurait répondu du tac au tac, paraissait de plus en plus distraite. Le regard vers la cour du lycée, son esprit se perdait dans les tréfonds de sa mémoire. Elle n’entendait plus le bruit environnant, elle ne voyait plus des camarades chahuter au dernier rang. Elle ne pouvait s’empêcher de revivre cette sinistre soirée qui pourtant avait si bien commencée.

*

Aurillac, début de soirée à l’extérieur de la ville

Ce soir-là, une légère brume s’emparait du chef-lieu du parapluie. La route principale qui d’ordinaire était déserte à cette heure-là bruissait d’une certaine agitation. Au loin, il était possible de voir une bâtisse derrière des arbres, d’où s’échappaient des fuseaux lumineux. Il s’agissait d’une boîte de nuit qui se trouvait à la lisière d’une forêt. Ce lieu inauguré dans les années 90 avait su garder son charme tout en se renouvelant. Le Volcano accueillait chaque week-end les jeunes et les moins jeunes pour danser, écouter de la musique et surtout passer une bonne soirée entre amis, ce que Mégane et ses amis venaient précisément faire. Mégane surveillait Léon, attendant qu’il daigne enfin faire le premier pas. Louise, célibataire, cherchait une fille aussi dynamique et exubérante qu’elle. Elle ne voulait pas d’une simple relation fugace, sans lendemain, mais elle voulait créer une histoire durable. Lucie, accompagnée de son frère Rémi, ne jurait que pour Léon, qui ne lui adressait aucun regard amoureux.

—J’espère qu’il y aura du monde, s’exclama Rémi d’une voix forte.

—À cette heure-ci, ça va être calme. Ça nous laissera une chance de trouver une bonne table, rétorqua Mégane en donnant de brefs coups d’œil à Léon.

Mégane se trouva propulsée en un quart de seconde dans la forêt attenante à la boîte de nuit, courant dans la pénombre, le cœur battant, le souffle court. Elle entendait à peine la musique qui hurlait dans la boîte de nuit. Derrière elle, un individu semblait la poursuivre.

—Reviens, salope, tu ne peux pas m’échapper.

L’esprit confus, Mégane n’arrivait pas à comprendre ce qu’il s’était passé ; tout était allé si vite. Elle se voyait faire une pause derrière sur la petite terrasse qui donnait vers la forêt. Quelques minutes plus tard, elle courait seule, dans le noir, sans savoir où elle allait.

Par chance, elle heurta Louise qui l’attendait à l’entrée de la forêt qui donnait vers le parking.

—Où étais-tu, ma belle ? On te cherchait partout !

Tremblante, elle se précipita vers la voiture de Louise.

—Vite, on s’en va ! lança-t-elle sans rien ajouter, tout en fonçant vers la voiture.

Mégane revint à la réalité en entendant la sonnerie stridente qui annonçait la fin des cours. Après des jours, elle n’arrivait toujours pas à ôter ces images de son esprit. Et comme si ça ne suffisait pas, son téléphone l’obligeait à lire des messages qu’elle aimerait également oublier.

‘’Je vais te retrouver.’’

 

 

8

Milieu de journée, Clermont-Ferrand

Au fond de son lit, Judith ne dormait que d’un œil. Des dizaines d’images, de souvenirs l’envahissaient, l’enserraient. Elle n’avait jamais été dans un tel état auparavant ou une fois et elle ne voulait plus s’en souvenir. À presque cinquante ans, mariée, deux enfants, Judith, en proie à la peur et au doute, semblait revenir vingt ans en arrière. À l’époque, sa vie n’était qu’incertitude et chaos. Même si elle ne voulait pas l’admettre, son passé la talonnait dangereusement. Comme beaucoup de monde, elle avait une prodigieuse capacité à se mentir à elle-même, à occulter les évidences, les éléments de sa vie qui l’effrayaient, qui la dérangeaient.

En règle générale, quand elle avait un problème avec le boulot, ou qu’une contrariété venait égratigner son quotidien, son mari, Paul, savait l’apaiser, la soutenir. Mais comment pouvait-elle lui en parler ? se demandait-elle en fixant la fenêtre avec une profonde tristesse, le visage humecté de larmes. En de tels moments, quand son mari ne pouvait l’aider, elle se tournait vers Phillip Bess, son avocat, voisin, et son plus vieil ami. Phillip gérait les affaires de la famille depuis des années, il l’avait aidée à plusieurs reprises. Plus récemment, il l’avait aidée avec le pub pour une histoire de vol. Il y a six ans de cela, une de ses serveuses saisonnières était partie avec près de deux mille euros. Celle-ci déclara lors de son arrestation qu’elle était innocente et qu’il s’agissait d’un coup monté du fait de ses origines.

Paul savait que Phillip était un confident pour Judith, un mentor même. Il n’avait aucun problème avec ça. Conscient qu’elle ne voulait pas tout lui dire même si de fait elle le pouvait, il acceptait qu’un autre partage ses secrets si ça pouvait lui faire du bien.

D’un geste fébrile, Judith attrapa son téléphone et appela Phillip qui répondit aussitôt.

— Bonjour ma belle, comment vas-tu ? Tu n’es pas au travail ?

— Je ne me sens pas bien Phillip, la dernière fois que je me suis sentie aussi mal c’était… Toujours hantée par l’événement, elle n’arrivait toujours pas à en parler, pas même à Phillip qui pourtant connaissait très bien l’histoire. Mais jamais il ne la forçait à parler si elle ne s’en sentait pas prête. Un long et lourd silence planait entre eux, même par téléphone, la tension était palpable.

— Phillip, il est revenu ! Je l’ai vu dans un bar.

— De qui parles-tu ? Lui, LUI ? s’étonna-t-il d’une voix grave avec un soupçon d’inquiétude.

Judith, le cœur battant, extirpa du bout des lèvres son nom : Jack. Une vague d’effroi, d’horreur s’empara d’elle. Instinctivement, elle regardait autour d’elle nerveuse, presque transpirant. Pourtant, elle savait qu’elle était toute seule, il lui était impossible de la retrouver chez elle. En se le formulant dans sa tête, maintes questions se heurtaient dans son esprit. Etait-il possible qu’il ait trouvé la maison ? Ses enfants ? Cette incertitude, telle une torture lancinante, mettait à bas chacune de ses barrières mentales qu’elle avait mises tant de temps à construire.

À cet instant, elle n’entendait plus Phillip qui vainement tentait de la rassurer, sa chambre qui d’ordinaire était confortable, rapetissait de seconde en seconde.

—Judith, calme-toi ! Tu es chez toi en sécurité. Il ne peut pas te retrouver. C’est tout bonnement une coïncidence. Tu te trouvais dans ce bar, et il passait par là ! Après tout ce temps, c’est peu probable, c’est purement fortuit, annonça Phillip afin de la rassurer, même si une partie de lui n’était pas totalement convaincue.

Tout comme Judith, cet infime doute, cette insupportable incertitude, faisait l’effet d’une persistante gêne ; comme s’il avait constamment une écharde, une plaie qui ne se résorbe jamais. Conscient des énormes risques qu’ils avaient pris, nulle erreur n’était envisageable.

—C’est impossible ! Toi-même, tu me l’avais dit à l’époque. Les probabilités étaient minces pour qu’une chose pareille arrive. Et regarde, il a fini par me retrouver, après tout ce temps et cette distance.

—Valérie…

—Ne m’appelle pas comme ça ! Tout comme le reste, elle n’existe plus, Phillip ! rétorqua Judith d’un ton sec, presque agressif.

—Tu veux que je vienne ? Tu te sentiras mieux. Je ne suis pas au tribunal. Christiane est au boulot. Tu peux même venir, ça te ferait changer d’air.

Timidement, Judith approuva la première proposition et raccrocha d’un geste tremblant. Le temps que Phillip n’arrive, elle en profita pour se changer. D’élégants tatouages couraient le long de son dos. Elle en avait également sur les côtes et les bras. Certains habillements les cachaient, dissimulant ainsi les stigmates de sa vie passée. Personne ne les voyait, pas même Paul, qui pourtant la connaissait mieux que personne, du moins ce qu’il pensait. Avec le temps et la lassitude, elle avait adopté cette nouvelle vie, telle une seconde peau, mais au plus profond d’elle, quelque chose n’allait toujours pas. Elle sentait que tout n’était qu’artifice, faux-semblant. Elle avait beau tout faire pour se persuader que tout cela n’était qu’un effroyable rêve, mais il n’en était rien. Elle était et restera à jamais Valérie Bromby.

D’un geste las, elle passa le doigt sur l’une de ses cicatrices. Comme à chaque fois, elle le voyait contre elle, en elle. Après toutes ces années, son odeur était gravée dans sa chair et son esprit. Certaines nuits, elle avait l’impression de le voir à la place de son mari, alors que pourtant, ils étaient diamétralement opposés. Au-delà de sa peur quant à ce soudain retour, Judith n’avait guère de choix que de reconnaître une terrible vérité : elle était irrévocablement encore sous son emprise.

 

9

Lycée, lundi, fin de journée, Clermont-Ferrand

L’ultime sonnerie de la journée retentissait dans tout l’établissement. Une centaine d’élèves se ruaient alors dehors en se bousculant les uns les autres. Une frénésie digne d’un concert d’ACDC à leur grande époque régnait dans l’établissement. Cris et rires se confondaient, formant un brouhaha inaudible. Mégane, déjà dehors, cherchait Louise du regard, mais en vain. Celle-ci était toujours dans la classe de Philo avec son voisin, monsieur Floran, le père de Mégane.

Damien avait opté pour une approche plus intime dans l’éducation. Il ne voulait pas mettre de barrières avec ses élèves, estimant que l’éducation devait se transmettre dans la simplicité. Il agissait de la même manière avec ses élèves qu’avec sa fille ; il était paternaliste et bienveillant. Il pouvait se montrer aussi sévère que juste et réconfortant quand il le fallait. À ses yeux, le rôle de prof n’était pas incompatible avec son rôle de père ; les deux étaient complémentaires.

Au fil des années, les élèves qui se succédaient savaient qu’il était toujours à l’écoute et qu’il prenait un rôle de confident, sans jamais dépasser les limites bien évidemment. Il n’œuvrait que pour le bien-être des jeunes. Et quelle cour plus indiquée que la philosophie ? Tout en suivant le programme imposé, il apportait ce petit plus qui rendait son cours passionnant et si humain. Il avait l’habitude de présenter sa matière comme l’art de bien penser et bien agir en toute circonstance.

Alors qu’il rangeait ses affaires, il croisa le regard bleu clair de Louise qui, au vu de son agitation, semblait préoccupée par quelque chose.

— Tu vas bien Louise ? Tu voudrais me parler ? s’enquit Damien d’une voix douce et bienveillante.

— C’est assez délicat, monsieur.

— Damien, je te prie, nous sommes qu’entre nous !

Louise, qui d’ordinaire était pétillante et joyeuse, avait une bien triste mine. Hésitante, elle piaffait dans la classe en fuyant le regard de Damien.

— Tu sais bien que si tu as un problème, je suis là, et ça restera qu’entre nous.

— Bien évidemment, mais il ne s’agit pas de moi, mais…

— Un garçon ? interrogea Damien.

À l’annonce du prénom, il prit place à son bureau les yeux froncés.

— Je crois qu’elle ne va pas bien et j’ai peur pour elle. Elle ne me parle pas beaucoup ces temps-ci. Elle se renferme sur elle-même et je n’aime pas ça.

Un silence gênant s’installa. Louise adressait un regard inquiet à Damien, qui lui aussi changea radicalement d’expression. Une multitude de questions lui venait à l’esprit, comme pourquoi ne pas lui en parler ? Le regard fuyant de Louise était éloquent, criant de vérité, mais hélas, Damien ne voyait rien. Elle ne pouvait pas rompre son serment, mais suggérer n’était pas synonyme de forfait. Ô combien elle se trompait, parfois le silence même pour de louables motifs, s’avérer être parfois fatal.

Louise seule dans la classe, voyait filer la seule échappatoire pour Mégane, impuissante, pétrifiée d’effroi. Des larmes de tristesse et de peur perlaient sur ses joues roses. D’un revers de la main, elle les chassa et enfila son masque de la joyeuse jeune fille pour n’éveiller aucun soupçon.

 

10

Quartier résidentiel, Clermont-Ferrand, fin de journée.

L’horizon s’assombrissait, tandis que le ciel prenait des teintes bleutées, grisonnant à certains endroits. L’atmosphère électrique, lourde d’orage, n’annonçait rien de bon. Et pour cause, une vive lumière vaillante éclairait les murs des habitations en rouge et bleu. Cris et sanglots s’échappaient du numéro 2, résidence de la famille Floran. D’aucun n’aurait prédit ce qu’il allait se passer. Tout aussi prévisible qu’évitable, ce premier événement d’une longue série allait ébranler l’équilibre de ce charmant quartier.

La porte d’entrée était grande ouverte, une ambulance était déjà sur place, mais selon un des ambulanciers, le pronostic vital de la victime était engagé. Deux agents de police entrèrent en sachant ce qu’ils allaient découvrir. Au loin, le gyrophare éclairait l’entrée de la maison qui prenait la forme d’une scène de crime, théâtre d’un crime affreux digne d’un roman suédois. Un seul mot planait, indicible, tenu du bout des lèvres mais que personne n’osait exprimer. Madame Floran anéantie, était incapable d’admettre ce qu’il venait de se produire, son esprit se bloquait, s’emmurait afin de ne pas s’effondrer. ‘’Aucun parent ne mérite de vivre un tel événement !’’ murmura un des agents de police à son collègue.

En bas des escaliers, Christopher Blier et son collègue Bernard Vincent entendaient déjà les sanglots déchirants de madame Floran et de son mari. Même s’ils étaient entraînés, habitués, ils ne pouvaient rester indifférents, insensibles à leur détresse. Il faudrait être un monstre pour ne pas compatir à un tel malheur. Christopher, même s’il ne l’avait pas vécu personnellement, comprenait mieux que quiconque ce que la famille Floran traversait. Ayant également un enfant, il arrivait à se mettre à leur place. Par souci de professionnalisme, il s’interdisait d’y penser, de l’entrevoir afin de se concentrer sur l’instant présent.

À mesure qu’il montait les marches de bois, son cœur se serrait dans sa poitrine, son estomac se nouait. Il avait l’impression de gravir un mont infranchissable. À mesure qu’il se rapprochait du sommet, la difficulté, tel un sac de briques, l’écrasait, le compressait avec violence.

Les parents attendaient hors de la pièce, Stéphanie, effondrée au sol, pleurait à chaudes larmes en appelant sa fille étendue dans la baignoire.

Comme pour une scène de crime, les deux agents inspectaient la pièce en quête d’indices. Au sol, le téléphone portable de Mégane était allumé, affichant l’application TikTok. Christopher n’eut pas besoin de beaucoup de temps pour comprendre ce qu’il venait de se passer, et l’idée de devoir le formuler l’horrifiait.

*

         

Peu de temps avant le drame, Clermont-Ferrand

—Mégane, attends-moi ! lança Louise en la rattrapant de justesse avant qu’elle ne rentre dans le bus. Tu ne peux pas continuer ainsi, ça va mal finir ! Tu dois en parler, c’est trop important.

—Pour dire quoi ? Ça ne servirait à rien ! Dans tous les cas, je suis coincée. Je suis terrorisée, je regarde toujours derrière moi. Tu ne comprends pas, tu n’y étais pas !

—Laisse-moi t’aider, Meg. Tu ne peux pas gérer ça toute seule.

Mégane, d’un ton froid, lança avec force.

—Alors n’en parle à personne ! Jure-le au nom de notre amitié.

Louise, gênée et inquiète, n’avait guère de choix que d’accepter, mais sans prendre en compte les énormes répercussions que ça allait engendrer.

Alors qu’elle rentrait chez elle, Mégane avait l’impression de sentir une pression dans sa poitrine. Elle avait l’impression d’être dans un état second, ailleurs. Même si elle avait conscience qu’elle était soutenue, Mégane ressentait une profonde solitude. Tout autour d’elle semblait se compresser, se refermer sur elle. Par moment, elle avait l’impression de suffoquer, d’être en pleine crise de panique, quand quelque chose lui rappelait ce soir-là.

Prise dans une rue à sens unique, elle n’avait guère de choix que de poursuivre sans pouvoir revenir en arrière. À plusieurs reprises, Louise lui avait suggéré d’en parler à ses parents, à la police, mais elle en était incapable. La seule idée de le révéler, le formuler à voix haute l’effrayait. Pourtant, même si parfois en parler pouvait être compliqué, libérer son âme, dire la vérité pouvait être salvateur. Louise, soucieuse pour sa meilleure amie, lui envoyait souvent le même message dans l’espoir de la faire changer d’avis. ‘’Je t’en supplie, parle-s’en à la police, à tes parents, c’est important.’’ Mais Mégane n’y arrivait pas. Elle préférait croire qu’il s’agissait d’un mauvais rêve, d’une illusion. Pourtant, il n’y avait rien de plus réel, concret, que les SMS qu’elle recevait depuis quelques temps. Le dernier fit l’effet d’un coup de massue, une vive décharge électrique. À défaut de recevoir un simple message de menace, c’était cette fois-ci une photo. Tremblante, tétanisée, Mégane cherchait la moindre faille dans la photo qui pourrait lui faire croire qu’il s’agissait d’un montage, un canular d’un camarade de classe à l’humour déplacé. Mais hélas, c’était tout sauf un vulgaire photomontage.

Mégane se reconnut sur la photo, elle avait dû être prise un peu plus tôt. Elle se voyait parlant à Louise qui paraissait inquiète sur l’image. Consciente qu’elle se mettait en danger, elle plaçait son amie dans une situation délicate également. À plusieurs reprises, Louise avait tenté de prévenir ses parents, ou même Damien, le père de Mégane, par de subtils messages, mais sans jamais dévoiler toute la vérité.

Aussitôt, Mégane envoya la photo à Louise qui, tout comme son amie, craignait pour sa vie. En arrivant enfin chez elle, Léon l’attendait devant chez elle, le regard lumineux, le sourire aux lèvres.

— Je voudrais te dire quelque chose Meg, ça fait un moment que je voulais t’en parler.

Sachant de quoi il était question, Mégane fondit en larmes en pensant à tout ce que cela impliquait. Même si au plus profond d’elle, son cœur la poussait à répondre à ses avances, son esprit quant à lui se bloquait. D’un geste calme et tendre, Léon instinctivement l’enlaça en lui adressant un regard chaleureux.

— Tu trembles, que se passe-t-il ? s’enquit Léon d’une voix inquiète.

‘’Pourquoi il a fallu que tu ne viennes que maintenant.’’ Murmura Mégane en le serrant dans ses bras frêles, tremblant de peur, la voix noyée de larmes, de remords, de peur.

Durant ces quelques secondes contre lui, elle avait l’impression de se sentir forte, vivante, en paix. La tête collée contre son torse, elle entendait les battements accélérés du cœur de Léon qui n’attendait qu’une chose. Leurs regards se croisaient, un long silence planait, mêlant la gêne aux sentiments partagés. Timidement, elle posa ses lèvres sur les siennes, laissant choir des larmes qu’elle tentait de retenir depuis trop longtemps.

— Je suis navrée ! déclara Mégane d’une voix contrite, déçue, légèrement tremblante.

— Je ne comprends pas, je croyais que je te plaisais ? interrogea Léon d’une voix étonnée.

Mégane cacha son visage afin de ne pas montrer ses larmes, mais Léon n’avait pas besoin de la voir pour comprendre. Il n’insista pas, se contenta de caresser la joue de Mégane et partit sans rien ajouter.

Tremblante, Mégane suppliait intérieurement pour que Léon se retourne et change d’avis. Elle ne voulait pas rester seule, elle ne le devait pas. Au plus profond d’elle, son esprit hurlait :’’RESTE !!’’ Mais sa bouche demeurait muette. Elle ne pouvait pas le mêler à tout ça, ce soir-là, il était trop occupé à danser avec ses amis. Il ignorait totalement ce qu’il se passait dans les bois, à l’abri des regards indiscrets. Personne ne savait hormis Mégane et Louise qui a vu les premiers messages par hasard.

‘’Si tu as un soupçon de moral et d’amour pour lui, laisse-le partir, ne le retiens pas.’’ Se disait-elle en le regardant partir sous un ciel coloré. Consciente qu’elle laissait probablement son ultime chance de s’en sortir, Mégane regagna sa chambre sans même saluer ses parents qui regardaient la télé.

Le cœur gros, l’estomac noué, Mégane s’effondra sur son lit aux couleurs de Serpentard dans Harry Potter. Elle rédigea quelques lignes dans son journal intime qu’elle rangea dans sa cachette à l’abri des regards. L’heure n’était plus à la conversation ni aux faux-semblants.

 

Ce soir, j’ai reçu un autre message du même inconnu, enfin je suppose qu’il s’agit de la même personne. Cette fois-ci, j’ai reçu une photo de Louise et moi en sortant du lycée. Comment est-ce possible ? Est-il de Clermont ? Comment a-t-il eu mon numéro ? Est-ce une personne de mon entourage ? Tant de questions sans réponse et qui, j’espère, vont aider la police. À celui qui lira ça, je n’ai jamais été une personne violente, à chercher des problèmes ni à en créer. J’ai juste été au mauvais endroit au mauvais moment !

Des larmes de tristesse et de peur perlaient sur ses joues blafardes, épuisées. En public, elle faisait semblant d’être la fille cool, enjouée, mais seule face à elle-même, il n’était plus question de feindre. Louise tentait de l’appeler, de lui envoyer des messages, mais Mégane ne daignait pas lui répondre. Tout rapetissait autour d’elle, sa chambre, la salle de bain qui d’ordinaire était spacieuse. Elle avait l’impression d’être dans une autre dimension, dans un autre espace-temps, infini, où le temps n’avait pas cours.

Sur le pas de la porte de sa chambre, elle adressa un regard amer, abattu, consciente qu’elle n’y reviendrait plus. Elle se souvenait alors de tous les moments passés avec ses amis, sa famille. Une infime part de doute subsistait en elle et la retenait de commettre un geste irréparable. Aculée, dos au mur, comment pouvait-il en être autrement ? se demandait-elle les yeux noyés de larmes.

Face à la glace de la salle de bain, Mégane laissait choir toutes les larmes de son corps. Ses lèvres sentaient encore la chaleur de celles de Léon, elle repassait la scène encore et encore dans son esprit troublé. Une voix féminine se fit entendre du bas des escaliers.

— Chérie, nous allons bientôt manger !

— Je prends un bain rapide, maman, je fais au plus vite ! s’exclama Mégane d’une voix tremblante.

Les minutes passaient, il était temps de prendre une décision. Elle laissa choir sa robe de chambre et s’installa dans la baignoire remplie d’eau. D’un geste lent et tremblant, elle attrapa son téléphone et une petite boîte sombre.

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Dernier commentaire : APPELEZ LES POMPIERS !!

                          

 

11

Quartier résidentiel, Clermont-Ferrand, plus tard dans la soirée

La rue prenait des couleurs anormalement colorées. Les gyrophares de la police et des pompiers illuminaient la rue qui, d’ordinaire, était plongée dans l’obscurité suite à une décision de la mairie visant à réduire les dépenses énergétiques. Confusion et effroi planaient dans ce charmant quartier résidentiel clermontois. Madame Floran, sous le choc, pleurait dans les bras de son mari sous la garde d’un agent de police. Des voisins soucieux s’approchaient, le visage inquiet.

— Que se passe-t-il, Stéphanie ? demanda Phillip Bess d’une voix calme et soucieuse.

Stéphanie, tremblante et en larmes, arrivait à peine à parler. Damien répondit pour elle en prenant soin de ne pas céder devant ses voisins.

— C’est Mégane ! annonça-t-il d’une voix tremblante et abattue.

Il n’avait pas besoin d’en dire plus ; Phillip et sa femme comprirent ce qu’il venait de se passer. Aussitôt, Christiane laissa également choir des larmes de tristesse pour leur voisin et ami.

— Nous sommes profondément navrés. Si vous avez besoin d’aide, de soutien, nous sommes là ! déclara Christiane en prenant la main de Stéphanie.

Ce n’était pas une simple formule de politesse, déclarée par convenance dans une telle situation ; sa voix résonnait la sincérité, la franchise.

— Si vous avez besoin de conseils, pour des procédures, des papiers, n’hésitez pas à venir me voir, ajouta Phillip d’une voix grave et calme.

Tous les voisins étaient dehors, observant la scène avec effroi. Ce n’était pas une observation morbide, mais du soutien pour leurs amis dans la peine. Deux pompiers sortirent avec un brancard, transportant le corps inanimé de Mégane dans une housse. Un des agents de police s’approcha de la famille, le visage contrit et compatissant.

— Si vous voulez bien nous suivre, nous aurions des questions, et nous serons plus tranquilles, vu les circonstances.

Stéphanie, tremblante et en état de choc, avait du mal à répondre, à bouger. Elle était dans un état second, le regard perdu, ailleurs. Les secondes lui paraissaient des heures depuis la découverte du corps ; le temps s’était arrêté. Plus rien n’avait de sens, elle avait l’impression d’être dans un cauchemar éveillé. L’agent de police en face d’elle, le visage sombre, attendait qu’elle réponde à sa première question, mais Stéphanie était ailleurs.

— Madame Floran, vous êtes avec nous ? Quelle est la dernière chose dont vous vous souvenez avant que votre fille…

L’agent de police ne termina pas sa phrase pour ne pas plus accabler les parents, déjà assez effondrés.

— Mégane semblait distraite, fuyante, je trouve. Mais à son âge, c’est normal de ne pas tout raconter à ses parents. Pourtant, j’aurais dû insister. Quand elle m’a répondu, elle avait une toute autre voix, hésitante, tremblante. Mais je n’ai rien fait !

Cette dernière phrase la fit exploser en sanglots. Son mari, Damien, l’enlaça pour la consoler, mais la tentative fut vaine. Stéphanie, noyée de larmes et de remords, s’en voulait de ne pas avoir capté les signaux d’alarme de sa fille.

— Vous ne pouviez pas savoir, madame Floran. Personne ne peut prévoir une telle chose !

— Bien évidemment ! C’est le rôle de tout parent de savoir quand son enfant ne va pas bien, quand il a mal, quand il est soucieux. Les parents sentent ce genre de choses ! Mais nous n’avons rien vu venir. J’ai laissé mourir notre fille !

—Nous avons son téléphone portable. Si vous nous le permettez, nous aimerions le garder afin de trouver des indices, des informations qui pourraient justifier son acte. De plus, cela va être compliqué de l’entendre. Mais votre fille était en direct sur son téléphone lors de l’incident. Des centaines de personnes ont assisté à cette scène. Certains peuvent la connaître et nous aider à découvrir le motif, si vous le voulez.

Damien, étonné par la nouvelle, ne savait quoi répondre.

—Pourquoi ? Comment ?

—C’est un des spectateurs qui a prévenu les pompiers, une jeune fille de son école.

—C’est une honte et personne n’a rien fait pour l’aider ? vociféra Damien, scandalisé.

—Nous tentons de découvrir tout ce qu’il s’est passé, d’où ma demande de garder le téléphone de votre fille. Une fois l’analyse terminée, il vous sera restitué.

Partagé entre son besoin de découvrir la vérité et sa peur une fois la boîte de Pandore ouverte, Damien n’eut pas le temps de répondre, interrompu par Stéphanie qui attrapa le téléphone d’un geste brusque.

—Et toute notre vie sera au grand jour, non ! Je ne veux pas, je ne peux pas !

—Chérie, ils doivent faire leur travail !

—Je veux que tout cela s’arrête, c’est trop !

Accablée, épuisée, Stéphanie tenait le téléphone de Mégane comme s’il s’agissait de Mégane en personne.

—Je vais vous laisser pour le moment, mais nous devons poursuivre cette conversation rapidement.

—Nous passerons au poste, au plus vite, merci, répondit Damien d’une voix faible.

En quelques minutes, l’agitation s’étouffa progressivement, lançant la rue silencieuse, marquée par cet événement traumatisant. De sombres heures s’annonçaient pour les habitants du quartier de Chamalières.

     

 

12

Le Scotchees, Clermont-Ferrand, MINUIT,

A cette heure de la soirée, le pub était bondé, rendant la circulation compliquée sans pour autant se bousculer. Judith, toujours l’esprit préoccupé, courait dans tous les sens pour assurer un service de qualité. Par chance, elle avait embauché des extras pour l’événement. Une petite scène avait été montée pour l’occasion, les projecteurs illuminant tout l’intérieur du bar ainsi qu’une partie de la rue. Quelques clients dansaient sur la terrasse, et d’autres devant la scène. Pendant quelques heures, Judith oubliait tous ses problèmes, prise dans cette ambiance musicale, hors du temps, elle ne pensait plus à Jack ni à son passé qui la rattrapait inexorablement.

Après avoir investi du temps, de l’argent, et de la sueur, elle admirait le résultat avec émerveillement. Tout le monde chantait, riait, et l’agressivité ainsi que l’irrespect n’avaient pas leur place. Judith veillait à cela, tout comme Steven, son chef de la sécurité en cas de débordement, bien que cela soit très rare.

Le concert touchait presque à sa fin, et Judith était épuisée mais heureuse de voir à quel point les événements qu’elle organisait avaient du succès. Elle programmait généralement des concerts, des quiz culturels, ainsi que des karaokés. Avec le temps et la réputation, elle avait su garder une certaine clientèle tout en attirant de nouvelles personnes. Elle songeait même à agrandir le bar pour améliorer la qualité du service et recevoir davantage de personnes.

Pauline, son associée, courait également partout. Entre deux clients, elle prenait des nouvelles de Judith. — Tout va bien, ma chérie ? Tu veux faire une pause ? Je demanderai à Kévin de te remplacer au bar, s’exclama Pauline en haussant le ton pour couvrir le bruit ambiant. — Avec plaisir, je pense me faire un café vite fait. J’ai les jambes en compote. On va passer sur deux heures en happy hour, le bar est plein, on limite les entrées, il faut le dire à Steve !

Judith attrapa sa tasse de café et fonça vers la réserve. Elle comptait profiter de ses dix minutes de repos, seule, loin de l’agitation et du bruit. Elle entendit l’annonce de Pauline : “Pendant deux heures, la pinte de bière est à moitié prix, on en profite !” Des cris de joie explosèrent dans la salle, en effervescence. La frénésie était à son paroxysme, et par moments, Judith avait l’impression d’être dans un état second : tête qui tourne et oreilles qui bourdonnent.

En entrant dans la réserve, une odeur particulière attira son attention, un parfum plus précisément et qu’elle connaissait que trop bien. Son sang ne fit qu’un tour, un violent frisson parcourut tout son corps. Tressaillant d’effroi, elle le cherchait du regard, mais en vain. Le cœur battant, elle sortit en trombe de la réserve qui donnait sur la salle principale. Son sang martelait dans ses tempes, son estomac se nouait, morte d’inquiétude, elle scrutait toute la salle, chaque client, mais elle ne le voyait pas. Pourtant, il était là, elle sentait son parfum, elle le ressentait au plus profond d’elle. Elle se souvenait alors de ses mains sur son corps, de sa poigne sur ses hanches, de ses étreintes intenses.

Elle progressait d’un pas nonchalant et apeuré vers le bar. Pauline croisa son regard et comprit que quelque chose n’allait pas. Mais elle ne pouvait pas venir à son secours ; il y avait trop de monde à servir. L’ambiance tamisée accentuait son angoisse, elle manquait de visibilité, totalement à la merci de ce traqueur sans limites.

Entre deux poteaux, elle était à l’abri des regards, mais pas pour lui. Elle sentit alors deux mains la prendre par la taille avec fermeté et détermination. Une main se glissa sous son t-shirt ; sans le voir, elle savait qu’il était là. Elle sentait sa peau, sa chaleur contre elle, violant son intimité, abusant de sa faiblesse, de sa vulnérabilité.

“Je te l’avais dit, tu es à moi, bébé !” annonça-t-il de sa voix grave, sinistre, perverse. “Tout chez toi est mien !”

Malheureusement, personne ne les voyait, pas même Pauline qui la cherchait du regard. Des dizaines de souvenirs lui revenaient en mémoire, tous aussi dérangeants les uns que les autres. Elle se revoyait attachée par des cordes au plafond, entièrement nue. Elle sentait le martinet en cuir parcourir son dos, attendant qu’il daigne répondre à ses attentes.

“Prends-moi, mon loup !” supplia-t-elle, la voix tremblante.

Sans même le dire, il savait tout d’elle, ses pensées les plus intimes, ses doutes, ses peurs. Personne ne la connaissait mieux que lui. Il l’agrippait avec force, sans faire fi de son consentement.

“Tu n’es rien sans moi, tu es et tu seras toujours mienne,” dit-il au creux de son oreille.

Il en profita pour humer son odeur, pour pénétrer davantage son intimité. Judith tentait de résister, de se débattre. Le cœur battait de plus en plus vite. Elle tenta de se laisser tomber afin de s’extirper de son emprise. Rampant, elle parvint à se libérer, sentant ses doigts s’agripper. Sa main puissante lui lacéra le bras. Sans se retourner, sans chercher Pauline du regard, elle quitta le bar en plongeant dans l’obscurité clermontoise.

“Tu ne pourras pas m’échapper !” s’exclama Jack en la regardant prendre la fuite d’un regard satisfait. “Je te retrouve toujours !” murmura-t-il en affichant un large sourire.

Fier et puissant, il savourait l’instant, triomphant, persuadé qu’il ne s’agissait que du début. Il se rappelait des mêmes souvenirs, des sensations de tous leurs ébats. Il se nourrissait de ces souvenirs qui le rendaient plus fort que jamais.

Judith courait, le souffle court, en quête d’un lieu sûr, à l’abri de ce monstre. Son corps explosait, sa tête était au bord de l’implosion. À bout de souffle et de force, elle courait sans s’arrêter. Ce n’était plus par peur, mais pour sa survie !

Elle prit refuge dans une sombre ruelle et s’abandonna totalement. Elle se laissa tomber d’épuisement au sol et fondit en larmes, tétanisée, perdue, sans défense. Durant quelques instants, elle était redevenue cette fille qu’elle avait tenté de fuir tant d’années. Le néant s’emparait d’elle à nouveau.

 

13

Clermont-Ferrand, tôt le matin, mardi


—Maman, ton téléphone sonne depuis trois heures ! hurla Eloïse de sa chambre qui était mitoyenne à celle de Marie. Celle-ci, profondément endormie, ne daignait pas répondre à la sonnerie stridente de son portable.

En revanche, la voix puissante de sa fille la fit sursauter aussi sec. Par chance pour elle, Eloïse l’extirpa d’un rêve particulièrement pénible. Sur la table de chevet, cette photo d’elle des années auparavant. Cela faisait dix-sept ans qu’elle vivait à Clermont loin de son ex-mari. Jusqu’ici il s’agissait plus d’un vague souvenir, qui lui revenait occasionnellement en mémoire, lors des anniversaires des évènements importants comme le mariage, l’achat de la maison où le passage devant le juge afin d’établir une injonction d’éloignement. Mais depuis l’ouverture de cette lettre, trop de mauvais souvenirs lui revenaient en mémoire.

—Merci chérie, pas besoin de brailler ! Il faut vraiment qu’elle apprenne la délicatesse ! lança Marie encore endormie. Elle rangea la photo dans sa table de chevet et se leva avec nonchalance. Le corps encore engourdi, Marie lut les derniers mails envoyés ainsi que les derniers appels entrants. Le dernier numéro en absence avait tenté de la joindre à plusieurs reprises.

—Chérie, prépare le petit déjeuner, je dois répondre à un appel !

Sans même écouter le message vocal, Marie composa le numéro en appelant.

—Paul Lonval, j’écoute !

—Bonjour, Marie Lefèvre, détective privée. Vous avez tenté de me joindre à plusieurs reprises. Je vous propose de venir à mon bureau pour parler, si vous le voulez bien. C’est plus simple que par téléphone.

Paul fixa une heure et raccrocha sans rien ajouter.

Marie était de la vieille école pour beaucoup de choses, telles que les rendez-vous, l’éducation, et bien d’autres. Son père, Vincent, avait mis un point d’honneur sur l’éducation de sa fille. Il ne voulait pas d’un enfant irrespectueux pourri gâté à qui la société devait tout.

Tout comme son père avant lui, il lui avait inculqué des valeurs et une base solide pour vivre en communauté. Vincent n’était pas un homme fermé d’esprit, ni trop rigide, mais il avait à cœur certaines règles et un code de conduite à respecter auquel il ne fallait jamais déroger. Une fois devenue mère elle-même, Marie en fit de même avec Eloïse.

—Bon, tout est prêt, minou ? interrogea Marie en courant dans toute la maison afin de rassembler toutes ses affaires.

—Oui, maman ! Je te rappelle que j’ai dix-sept ans et que je sais me gérer toute seule ! Tout est prêt, le café, le jus d’orange et les tartines.

—Tu es merveilleuse, ma chérie ! rétorqua Marie en l’embrassant tendrement sur le front.

—Je sais ! déclara Eloïse fière d’elle en esquissant un grand sourire. Tu as un nouveau client ? Ça va être encore un con qui trompe sa femme, et elle va vouloir en avoir le cœur net.

Marie leva les yeux au ciel. Par moment, elle avait du mal à se rendre compte que sa fille grandissait et devenait une femme. Dans son esprit, elle était et restera cet enfant qu’elle a vu naître. Le temps filait avec une telle frénésie qu’elle en était déstabilisée par moment. Quand elle faisait une brève rétrospection sur sa vie, elle mesurait pleinement le temps écoulé et celui qui lui restait. De toute petite, elle mesurait l’impact du temps, elle ressentait ses effets ; cette lourdeur, cette implacable et inexorable fin qui l’attendait. Ce n’était pas tant la fin qui l’effrayait, mais la durée impartie, le temps qu’il restait pour tout accomplir.

Même si Eloïse n’avait pas hérité de cette capacité, elle sentait bien que sa mère, toujours pensive, redoutait secrètement quelque chose. Elle n’osait pas poser certaines questions à sa mère, non pas dans l’attente d’une mauvaise réponse, mais par peur de la voir s’effondrer. Pourtant, Eloïse méritait de connaître certaines choses. Pourquoi Marie était-elle partie précipitamment de la maison familiale il y a dix-sept ans ? D’où venait cette cicatrice sur son dos ? À son âge, elle devait obtenir des éclaircissements.

—Je ne m’occupe pas que de personnes infidèles ! Parfois, c’est professionnel, suspicion de fraudes, vol, arnaque, heureusement ! Mais c’est assez fréquent en effet. Je n’ai pas eu de précision dans le message.

—Et tu n’aimes pas en savoir trop sans avoir vu le potentiel client, je sais, et ça te permet de faire ton truc ! rétorqua Eloïse en bougeant sa main vers sa mère en souriant.

—Ce n’est pas aussi simple, et je ne fais pas bouger mes mains pour y arriver. Arrête de te moquer de ta mère ! annonça Marie amusée. Mais c’est une des raisons en effet. En voyant la personne, j’ai énormément d’informations sur plusieurs aspects de sa personnalité. Il m’arrive de ne pas prendre certains clients car je sens que quelque chose ne va pas. J’ai un goût métallique dans la bouche, des couleurs sombres autour d’elle, alors que la personne venait demander de l’aide. Et quand je fais une brève enquête sur internet, je m’aperçois qu’elle n’est pas en position de demander de l’aide. C’est arrivé sur un homme qui usurpait l’identité d’une autre personne et qui se faisait passer pour la victime.

—Et tu me dis que ce n’est pas un super pouvoir ?! Tu es ma héroïne maman ! lança Eloïse tout en prenant Marie dans ses bras.

—Tu es adorable ma chérie ! Je me dépêche que je dois passer à la poste aussi, et toi, tu as école.

Marie avala son fond de café et partit en trombe pour le centre-ville. À quelques mètres du bureau, elle aperçut un homme qui semblait agité et faisait les cent pas. Comme elle l’avait anticipé, elle était arrivée en avance sur son horaire habituel. Lentement, elle progressait vers sa destination, prenant soin d’observer l’homme nerveux. Marie cherchait toutes les informations qui pourraient l’aider à déceler des failles : son expression, ses gestes, quelle couleur planait au-dessus de lui. À cette distance, Paul ne la remarquait pas, trop préoccupé par sa femme. En l’observant de plus près, elle pouvait déceler une lueur autour de lui. Elle n’était pas dans des tons orangés ou rougeâtres ; elle ne voyait qu’un vert grisâtre. Elle percevait un infime espoir en lui, cette lueur d’espérance qui le poussait, qui le motivait en de pareilles circonstances.

Marie craignait apercevoir de l’agressivité, de la culpabilité. Un peu rassurée, elle interpella le pauvre homme épuisé.

— Détective Lefèvre, bonjour. Nous nous sommes parlé tout à l’heure. Veuillez me suivre dans mon bureau, on y sera plus à l’aise.

Étant une femme pragmatique et réfléchie, elle avait fait installer quelques années plus tôt des caméras et une porte à code afin d’éviter tout éventuel désagrément, d’autant plus qu’il lui arrivait de travailler tard certains jours. Paul, toujours aussi nerveux, scrutait les environs d’un œil inquiet.

— Merci d’avoir répondu aussi vite à mon appel, détective ! lança Paul d’une voix tremblante.

— Appelez-moi Marie ! C’est votre première rencontre avec une détective ? interrogea Marie tout en ouvrant la porte pour laisser Paul entrer.

— Jusqu’ici, je n’ai jamais eu besoin des services d’un professionnel ni de la police !

Paul, perdu, attendait des indications. Marie referma la porte et guida son futur client jusqu’à son bureau.

L’immeuble appartenait à un riche entrepreneur biterrois expatrié au Pays Basque depuis près de vingt ans. Richard Longuet proposait des biens pour des entreprises. Il voulait favoriser le commerce et le développement de la ville en aidant des start-ups à s’implanter plus facilement. Il pratiquait une politique de prix très avantageuse. N’étant nullement dans le besoin, il pouvait se permettre de baisser sa marge.

Les murs du couloir arboraient un papier peint aux motifs floraux datant sûrement des années cinquante. L’escalier qui se dressait devant eux était en bois massif, qui, avec le temps, perdait de sa superbe.

Marie travaillait au dernier étage, elle avait une vue sur tout Clermont. Même s’il s’agissait du bureau le plus onéreux, elle y trouvait une certaine sérénité, un calme qu’elle ne retrouvait nulle part ailleurs. Elle aimait contempler la ville tout en travaillant, cela l’aidait à se concentrer, à se recentrer.

— Vous avez une vue incroyable d’ici ! s’exclama Paul en parcourant le bureau à la décoration moderne et zen. Je n’ai pas cette vue au bureau !

— Je ne changerais pour rien au monde ! C’est reposant cette vue, et j’ai un balcon également, j’ai eu une chance incroyable. Mais je crois que vous n’êtes pas venu pour la vue ! lança-t-elle afin de détendre l’atmosphère.

Paul prit quelques minutes pour inspecter l’espace, qu’il trouvait surprenant. S’attendait-il à avoir un petit bureau, avec une faible lumière ? Juste une table qui traîne dans le coin de la pièce et un vieux sofa en cuir tout usé ? Comme dans les séries anglo-saxonnes d’une certaine époque.

L’espace était chaleureux, intime et réconfortant. Les murs étaient blancs, les meubles en bois clair. Divers objets rappelaient les ambiances zen asiatiques. Un mur végétal s’emparait d’un des murs. Il n’y avait ni sofa, ni fauteuil en cuir épais, mais de simples chaises en bois subtilement travaillées. Elle avait également aménagé l’extérieur afin de pouvoir travailler dehors en toute saison.

Eloïse, lors de son installation, l’avait aidée à tout mettre en place. Elle était à l’initiative du mur végétal. Tout comme sa mère, elle aimait les espaces raffinés, simples, lumineux et chaleureux. Durant sa prime jeunesse, Eloïse passait des journées entières avec sa mère au bureau, quand elle n’avait pas d’autres solutions pour la faire garder.

—Installez-vous, je vous prie. Du café, du thé ? interrogea Marie avec politesse.

Paul, tendu, le regard évasif, demanda un café. Rien ne saurait actuellement le détendre, ni le mur végétal ni la voix calme de Marie qui l’exhortait à se détendre et à respirer. Sans avoir besoin d’utiliser ses capacités, elle voyait qu’il était à bout, au bord du précipice. Elle avait de temps en temps affaire à de bons simulateurs, mais personne ne pouvait à ce point jouer la comédie.

Transpirant, tremblant, Paul attrapa la tasse de café et manqua de la renverser sur le parquet en bois clair.

— Paul, tâchez de vous calmer, de respirer. Nous allons trouver des solutions, des réponses. Mais pour cela, vous devez être totalement réceptif et en capacité de me répondre. Je sais que la situation est délicate pour vous, mais chaque détail compte, et vous devez avoir tous vos esprits. Bien, commençons par votre femme. Quel est son nom ?

Paul avala d’une traite sa tasse de café et se ragaillardit comme l’avait demandé Marie.

— Judith !

Marie attrapa un calepin vierge et nota les détails importants avant de tout saisir informatiquement.

— Nous sommes mariés depuis 2004. Nous avons eu notre premier enfant, Rémi, en 2007 et notre fille Lucie un an plus tard. Judith gère le bar le Scotchees, un bar à la mode proche du centre Jaude. La nuit de sa disparition, elle travaillait au bar, pour une session irlandaise. Généralement, elle rentre sur le coup d’une heure du matin lorsqu’il y a une animation.

Paul devançait les questions de Marie, qui notait diligemment chaque information. Paul était moins tendu. La voix rassurante de Marie et la décoration intérieure ont su le mettre en confiance.

— Lui arrivait-il de rentrer plus tard ? Ou même de ne pas rentrer de la nuit ? s’enquit Marie, intriguée.

— Jamais ! Elle était toujours là pour le lever des enfants. C’est ce qui m’a alerté. Depuis que nous sommes ensemble, elle n’a jamais passé une nuit dehors, sauf quand elle part en vacances avec des copines. Et quand bien même, quand elle doit rentrer plus tard, elle m’envoie toujours un message.

— Lui saviez-vous des ennemis, des personnes qui lui voudraient du mal ?

Paul, étonné par la question, prit quelques instants pour réfléchir. Marie en profitait afin de voir s’il n’y avait pas des indices qui pourraient l’aider. Elle décryptait chaque expression du visage, chaque geste qui pourrait l’aiguiller. Un léger nuage bleu turquoise planait au-dessus de Paul avec toujours des tonalités grisâtres.

— Je ne crois pas. On se dit tout et elle ne me parlait pas d’individus dangereux. Il lui arrive de recaler des clients insistants ou trop ivres, mais jamais de menaces, annonça Paul avec conviction.

— Quelles sont vos relations avec vos voisins ?

—Nous entretenons de très bonnes relations, ce sont tous nos amis les plus proches. Au fil des années, nous avons tous tissé des liens très forts. Les enfants sont tous du même lycée, nous faisons beaucoup d’activités ensemble.

Il n’y avait aucune once de mensonge dans sa voix, dans ses gestes. Pourtant, et elle se trompait rarement, elle sentait quelque chose d’anormal au-delà du fait qu’il s’inquiétait pour sa femme.

—Vous savez, il arrive souvent dans les disparitions qu’un proche soit à l’origine des faits. Il ne faut écarter aucune piste à ce stade.

—Je comprends bien entendu, mais je vois mal un voisin faire une telle chose. De plus, nous avons un système de vidéosurveillance dans le quartier. Et personne n’y a accès hormis le gardien. Vous pouvez lui parler si vous voulez. Vous pouvez également parler à Pauline, son associée, elle travaillait également ce soir-là. Elle pourra vous en apprendre plus, je ne l’ai pas vue depuis ce matin et tout allait bien. Judith était contente et ne semblait pas préoccupée par quelque chose en particulier. Enfin, je ne crois pas, je l’aurais senti !

Il avait assez vu de films et lu de livres sur des enquêtes de disparition pour savoir que les quarante premières heures étaient cruciales et qu’il fallait omettre aucune information. Il extirpa son portefeuille de sa poche et montra une photo de Judith à Marie.

—C’est une femme magnifique, il me semble qu’elle n’est pas originaire du coin, annonça Marie en analysant la photo dans le détail.

Par moments, la photo semblait se déformer, onduler. Certains détails bougeaient de plus en plus, comme si la photo était animée. Un goût métallique extirpa une grimace à Marie qui ne passa pas inaperçue.

—C’est votre truc, c’est ça ? On m’a dit que vous aviez une méthode particulière pour résoudre des enquêtes, s’exclama Paul, intrigué.

Marie n’aimait pas en parler et encore moins avec un client. Au-delà de l’aspect personnel, elle estimait qu’elle devait garder le secret professionnel. À l’instar d’un magicien, elle ne devait jamais dévoiler ses techniques, ses secrets d’enquêtrice.

Pour les plus sceptiques, Marie passait pour une manipulatrice en laissant planer le doute sur ses capacités afin d’attirer les clients en détresse. Heureusement, ses proches, ses collaborateurs savaient la vérité. Omettre certaines informations et garder les détails sur la synesthésie n’étaient pas du mensonge. Rares sont ceux qui connaissaient toute son histoire ponctuée d’amertume, de joies et de doutes.

—Bien, déclara Marie d’un ton solennel. Je vais vous prendre comme client, cela implique plusieurs choses. Vous ne poserez aucune question sur mes méthodes, comme vous venez de le faire. Je ne suis pas là pour rendre la justice ni faire le travail de la police. Vous m’engagez pour retrouver votre femme et trouver les réponses à vos questions. Je ne suis en aucun cas habilitée à mener des interrogatoires, perquisitionner. Si une personne ne veut pas me parler, me laisser entrer chez elle, je ne peux pas la forcer, même si cette personne est impliquée directement. J’enquête, j’espionne, j’amène des conclusions bonnes ou mauvaises.

Marie, en début de chaque affaire, exposait toujours ses conditions et diverses consignes afin de ne laisser aucune ambiguïté. Paul ne protestait pas, il se contentait d’acquiescer d’un léger hochement de tête. Marie rédigea un document attestant qu’elle acceptait de prendre Paul comme client et fixa le prochain rendez-vous. De sa terrasse, elle regardait Paul rentrer chez lui la tête basse, l’esprit embrumé de questions, de doutes. Marie, quant à elle, se posait qu’une question : quel était son secret ?

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