Une gifle me tira du sommeil. Je me redressai vivement et remontai ma couverture jusqu’à mon visage. Devant moi se tenait un homme furieux.
Dewis. Le directeur des lieux.
Je ne pus réprimer un frisson. J’avais beau avoir quinze ans (non, seize depuis ce matin), il me terrifiait comme lorsque j’étais petit. Ses yeux qui lançaient des éclairs ne laissaient rien présager de bon pour moi.
– Pour…
Il ne me laissa pas le temps de parler et me gifla de nouveau. Je ne tentai même pas de lui poser une autre question ou de me justifier. Sans aucune raison, il me haïssait depuis le premier jour où j’étais arrivé ici. Je n’avais rien fait qui puisse m’attirer sa colère, je n’étais pas vraiment différent des enfants qui vivaient ici, et pourtant, j’avais l’impression qu’il prenait un malin plaisir à me faire de continuels reproches.
– Tu es complètement inconscient ! explosa-t-il. Aller raconter des histoires horribles à des gamins de huit ans ! Mais qu’as-tu dans la tête ? On voit bien que ce n’est pas toi qui dois te lever la nuit pour leur expliquer pendant des heures qu’ils n’ont rien à craindre, que les monstres n’existent pas, qu’aucun mort-vivant ne se cache sous leur lit, et j’en passe… Je te croyais plus intelligent que ça ! Tu crois que peut-être que ça m’amuse de réparer tes bêtises ? Comme si je n’avais que ça à faire !
Je le laissai continuer sans l’interrompre et sans vraiment l’écouter. Tel que je le connaissais, il était capable de me sermonner pendant des heures. Je n’avais plus qu’à prendre mon mal en patience et afficher un air contrit. Il n’y avait rien d’autre à faire.
Heureusement pour moi, la cloche sonnant le repas de midi ne tarda pas à retentir, et il dut mettre fin à son discours.
– Dépêche-toi de t’habiller et de venir manger, conclut-il. Nous reparlerons de ça plus tard.
« Compte là-dessus », pensai-je alors qu’il quittait la pièce en claquant la porte.
J’attrapai un jean et un T-shirt, m’habillai en vitesse et ouvris les volets de ma petite chambre. Le soleil entra à flots, réchauffant tout de suite l’atmosphère glacée de la pièce. Aujourd’hui, c’était le solstice d’été et le jour de mon seizième anniversaire. Dehors, je vis des enfants traverser la cour et entrer dans le grand bâtiment principal pour regagner la salle à manger.
Nous étions entre trente et quarante à l’orphelinat des Ondes. L’âge des enfants variait en moyenne de quelques mois à dix ans. Et moi, je venais juste d’avoir seize ans, et il y avait seize ans que j’étais là. Je voyais partir des enfants que j’avais connus dès leur plus jeune âge, et puis, je voyais arriver des nouveaux, puis ces nouveaux repartaient, et moi, j’étais toujours là, et je semblais condamné à y rester jusqu’à ma majorité. Dewis me répétait sans cesse que les gens ne m’adoptaient pas parce que j’étais trop caractériel et sauvage. Il est vrai que je ne comptais pas parmi les plus expansifs, mais j’avais vu des adultes choisir des enfants bien plus réservés ou turbulents que je ne l’aurais jamais été. Au bout d’un certain temps, j’avais fini par comprendre que Dewis ne me laisserait jamais partir et que mon caractère n’avait rien à voir là-dedans. Si cela m’avait tout d’abord révolté, à présent, je m’étais résigné à mon sort. De toute façon, qui aurait maintenant voulu d’un garçon de seize ans ? Les gens préféraient adopter des bébés ou bien des enfants en bas âge. Dewis me le rappelait au moins dix fois par jour.
Aujourd’hui encore, je lui en voulais terriblement de m’avoir volé une enfance normale avec des parents et une famille.
Je n’avais pas été particulièrement malheureux à l’orphelinat : on m’avait donné ce dont j’avais besoin, j’avais assez à manger, suffisamment chaud l’hiver, je recevais des cadeaux à Noël ; l’année dernière, pour mes quinze ans, j’avais même eu le droit d’avoir une petite chambre pour moi tout seul, séparée du grand dortoir. Non, je n’avais manqué de rien.
Hormis l’amour d’une famille.
Je ne savais rien de mes parents, j’ignorais pourquoi ils m’avaient abandonné, je ne connaissais même pas mon nom de famille, et chaque fois que je posais la question à Dewis, il me répondait d’un ton agacé qu’il n’en savait pas plus que moi. Alors, je m’étais plus ou moins résigné à accepter mon absence d’identité, et j’avais renoncé à chercher des renseigne-ments sur mes origines. Je m’appelais Gwenvael, j’étais né quelque part il y avait seize ans, et j’habitais à l’orphelinat des Ondes.
Lorsque j’arrivai dans la salle à manger, tous les enfants étaient déjà à table. Quand je m’assis à une place, ils commencèrent tous en même temps à me harceler de questions. Apparemment, Laura et Hugo leur avaient déjà parlé de mon cauchemar en se chargeant de le modifier et d’y ajouter toutes sortes de créatures étranges. Je ne répondis pas à leurs interrogations, car je venais de croiser le regard noir de Dewis. Face à mon silence, ils se lassèrent vite et changèrent de sujet.
Je me sentais seul, seul avec des images qui n’auraient de cesse de me poursuivre. J’aurais tant voulu parler de mon cauchemar à quelqu’un. Mais à qui ? Je n’avais personne à qui me confier. En dehors de l’orphelinat, je n’avais pas d’amis, je ne connaissais personne de mon âge. Il faut dire que je n’étais jamais allé à l’école car Dewis s’y était toujours opposé. Il m’avait lui-même appris à lire, à écrire et à compter, m’assommant de dictées, opérations, devoirs et rédactions, jusqu’à ce que j’atteigne à peu près le niveau d’un élève de troisième. Et puis un jour, il avait cessé, jugeant que je ne serais jamais apte à faire de grandes études. Je crois qu’il souhaitait me transformer en homme à tout faire à l’orphelinat. Après tout, je savais très bien m’occuper des enfants. Ce projet n’avait pour moi rien d’excitant, mais je ne savais rien faire d’autre, je n’avais aucun don particulier et n’avais pas le choix. En attendant ma majorité, je passais donc mes journées à amuser les enfants, à lire, à me promener dans le jardin, à rêver.
Une vie trépidante pour un adolescent.
Après le repas, Dewis me demanda de surveiller l’atelier de dessin des enfants de cinq à dix ans, pendant que les plus petits faisaient la sieste et que lui-même partait faire une course. Alors que je regardais les enfants gribouiller, les conseillant vaguement sur les couleurs qu’ils devaient ajouter, l’un des dessins attira mon attention : celui de Jeremy, un petit garçon de six ans. Il avait séparé sa feuille en deux par un trait de crayon noir. D’un côté, il avait dessiné un personnage, et de l’autre, un chat avec des ailes. Un coup de feutre reliait l’homme et l’animal qui avaient tous les deux l’air tristes. Au milieu de la page, sur le trait noir, il y avait un cœur rayé par une croix. Je fixai le dessin, mal à l’aise. Cette nuit, j’avais rêvé d’un chat qui avait des ailes et souffrait atrocement.
– Qu’est-ce que ça représente ? lui demandai-je en m’asseyant à côté de lui. Pourquoi sont-ils séparés ?
– Parce qu’ils vivent dans deux mondes différents, m’expliqua-t-il, alors qu’ils ont besoin l’un de l’autre. Ils sont malheureux, parce qu’ils devraient être ensemble, mais un méchant les en empêche.
– Et pourquoi ton chat a-t-il des ailes ? Les chats ne volent pas.
– Qu’est-ce que tu en sais ? me répliqua-t-il avec colère.
– Les chats avec des ailes n’existent pas.
– Et pourquoi ? Comment tu peux le savoir ?
– Parce que personne n’en a jamais vus, répondis-je.
– Et alors ? rétorqua-t-il. Ça ne veut rien dire. Ce n’est pas parce qu’on ne les a jamais vus qu’ils n’existent pas. C’est comme les licornes, les fées et les centaures.
Il me tourna le dos et poursuivit son dessin. Je n’insistai pas. Jeremy avait toujours été un enfant très spécial. À plusieurs reprises, il avait eu des éclairs de génie et s’était avéré capable de résoudre des problèmes d’une extrême complexité pour son âge ; et à d’autres moments, il était un petit garçon comme les autres. Malgré les conseils du personnel de l’orphelinat, Dewis n’avait jamais pris soin de le montrer à un médecin qui aurait peut-être pu expliquer son comportement. Il le laissait tranquille, lui demandant parfois juste de se taire lorsqu’il se mettait à tenir des discours étranges.
Un jour, lors d’un atelier d’écriture, j’avais réussi à apercevoir quelques lignes sur le cahier de brouillon de Jeremy qui disaient ceci : « Cela prouve que notre univers n’est pas le seul. Il existe d’autres dimensions, d’autres espaces-temps dont nous ne soupçonnons même pas l’existence. Certains de ces univers doivent être habités par des gens comme nous, et sont peut-être régis par des lois qui leur sont propres. Ainsi se pourrait-il que la force de gravitation ne soit pas la même dans tous les mondes, tout comme les lois physiques et mathématiques sur lesquelles nous fondons tous nos calculs et toutes nos théories. » Avant et après ces lignes se trouvaient des tas de calculs que je n’avais pas eu le temps de déchiffrer et encore moins de comprendre, car Dewis était arrivé, avait saisi le cahier et donné quelques feuilles blanches à Jeremy en lui demandant de dessiner plutôt que d’écrire. Le petit garçon avait obéi docilement, et pendant ce temps, j’avais bombardé le directeur de questions. Évidemment, il ne m’avait pas répondu et s’était empressé de détruire le cahier.
J’avais alors laissé cette histoire dans un coin de ma tête, me promettant de la tirer au clair plus tard. En attendant, j’évitais de me poser trop de questions.
À suivre…