– Gwenvael… Je suis libre. J’ai réussi à tromper la vigilance des gardes.
– Oui, je l’ai ressenti, même si je ne peux pas l’expliquer. Mais je ne te vois toujours pas, et je ne sais toujours pas qui tu es…
– Je suis une partie de ton âme. Je suis ton cœur. Et je ressens une grande tristesse en toi…
– J’ai passé une mauvaise soirée. Je n’ai pas de réponses à mes questions, et j’ai peur. Je ne sais pas où aller, je ne sais même pas où je suis.
– Rejoins-moi à la source de Riñvier. Je vais me cacher là-bas.
– La source de quoi ?
– Je dois rompre le contact à présent. Tu ne m’entendras plus jusqu’à ce que nous soyons à nouveau réunis. Ne cherche plus à parler avec moi, sans quoi ils nous localiseront. Riñvier. Je t’attends.
Galahad me réveilla sans ménagement le lendemain matin. Il affichait un visage calme, mais je savais très bien qu’il n’était pas près d’oublier les évènements de la veille. Il ne me proposa pas de manger quelque chose avant de partir, et nous quittâmes l’auberge le ventre vide, sans échanger une parole. Je sentais toujours la brûlure de la blessure qu’il m’avait infligée. Il devait s’en douter, car je le vis jeter un coup d’œil à mon pantalon taché et déchiré, puis me regarder d’un air de dire « ça t’apprendra, maintenant tu sais de quoi je suis capable ».
Au moment où nous allions franchir les portes du village, les gardes nous interpellèrent – enfin, je veux dire, interpellèrent Galahad, parce qu’ils semblaient m’accorder autant d’importance qu’à une fourmi.
– Seigneur Galahad, commença l’un des gardes, soyez prudent sur les routes. Des Arzuhls ont été repérés dans la région ; d’après ce que l’on dit, ils sont à moins de deux jours de marche d’ici.
Il ajouta en baissant la voix :
– Et ils ne sont peut-être pas seuls. Les voyageurs disent avoir aperçu des ombres, les âmes damnées de Gurwan, les Dém…
– Merci, l’interrompit Galahad. Je ferai attention.
Il attendit que nous soyons assez loin du village pour me dire :
– Nous allons retourner dans la forêt ; je pense que nous y serons plus en sécurité que sur les chemins.
– Pourquoi ? demandai-je. Et que sont les Arzuhls ?
Galahad ne prit pas la peine de me répondre. Je sentis la colère monter en moi, mais je tentai de la réfréner. Ma blessure me faisait toujours souffrir, et je n’avais plus la témérité de tester sa patience.
Quand nous eûmes regagné la forêt et que nous nous y fûmes suffisamment enfoncés, je décidai de poser à Galahad la question qui me brûlait les lèvres depuis le matin.
– Galahad, dis-je, le souffle court (il ne m’avait pas laissé le loisir de me reposer une seule fois depuis que nous avions quitté le village), où se situe Riñvier ?
Il s’arrêta net et je faillis le percuter.
– Comment connais-tu cet endroit ? me demanda-t-il en me toisant d’un air soupçonneux.
– Je… j’ai entendu un voyageur prononcer ce mot, hier, à l’auberge. Alors je voulais juste savoir ce que c’était, c’est tout.
Il n’était pas convaincu par mon explication, cependant, tout en reprenant sa marche, il me répondit.
– Riñvier est une source qui se situe bien au-delà de la forêt, un peu avant les plus hautes montagnes d’Argan. Elle est très difficile à trouver, et très rares sont les humains qui peuvent y parvenir. C’est pourquoi je suis étonné qu’un quelconque voyageur ait décidé de s’y rendre.
En disant ces mots, il s’était arrêté et il me fixa intensément, mais je me forçai à soutenir son regard gris. Il avait beau savoir que je lui mentais, il ignorait totalement comment j’avais pu entendre parler de Riñvier.
– J’espère que tu es satisfait, conclut-il. Maintenant, remettons-nous en route.
Il ne me laissa pas le temps de protester ; il était déjà reparti.
Nous ne fîmes halte qu’à la fin de la journée. Comme l’avant-veille, Galahad m’envoya ramasser du bois pour le feu ; puis, nous mangeâmes quelques restes de viande et de légumes que l’aubergiste nous avait donnés pour le voyage.
Quand nous eûmes fini, Galahad déclara :
– Je pense que nous pouvons laisser le feu, à condition de ne pas le raviver trop souvent. Au moins, ça tiendra les bêtes sauvages éloignées.
J’acquiesçai. Cela m’était complètement égal que le feu soit allumé ou pas. J’avais d’autres préoccupations en tête.
– Qu’est-ce que tu attends pour t’allonger ? reprit Galahad au bout de quelques minutes.
Je n’avais pas bougé, me contentant de regarder danser les flammes.
– Je monte encore la garde ce soir, mais bientôt, ce sera ton tour, alors tu as intérêt à te reposer pendant qu’il est temps.
– Ouais, c’est ça, marmonnai-je.
Le visage de Galahad se durcit. J’avais parlé trop fort.
– Je crois qu’il va falloir que tu apprennes le respect, commença-t-il froidement. Tu…
Cette fois, je ne pus me contenir.
– Parce que vous croyez que c’est facile ? explosai-je. Vous me traitez comme un moins que rien, vous me donnez des ordres à tout bout de champ ! Je vous pose des questions et vous ne me répondez pas ! Vous me traînez dans des tas d’endroits bizarres ! Vous savez très bien où vous allez, mais je vous rappelle que ce n’est pas mon cas ! Vous ne m’expliquez rien, je ne sais même pas où je suis ; il y a moins d’une semaine, j’étais encore en ville, dans un orphelinat, et là, je me retrouve perdu dans une forêt, attaqué par des gens sortis tout droit du Moyen Âge qui organisent des duels puis m’offrent à vous comme si je n’étais qu’un objet… Comment voulez-vous que je vous respecte si je ne sais même pas qui vous êtes ni ce que vous attendez de moi ? Et pourquoi dites-vous à tout le monde que je suis un paysan, alors que vous savez très bien que je n’en suis pas un ? Pourquoi…
Je m’étais levé sans même m’en rendre compte. À présent, j’étais dans un tel état de fureur que les mots me manquaient ; je tremblais de rage, mes muscles me faisaient mal tellement j’étais crispé, et mon visage devait être livide.
Galahad, lui, était toujours assis, impassible. Comme j’étais incapable de poursuivre, il demanda calmement :
– C’est bon, tu as fini ?
Je haussai les épaules, me demandant comment il allait réagir après mon éclat.
– Assieds-toi.
J’obéis malgré moi. J’étais trop fatigué pour rester debout.
– Je te préviens que ce que je vais te dire va sans doute te bouleverser, m’avertit Galahad. Je pense que le moment n’est pas bien choisi pour te donner les explications que tu vas entendre, mais c’est toi qui l’auras voulu. Je ne vais pas tout te raconter maintenant – ne proteste pas, c’est comme ça.
Je m’étais en effet préparé à protester, mais finalement, je restai silencieux.
Après s’être assuré que je ne dirais rien et que je l’écoutais attentivement, Galahad reprit :
– Ilest tout à fait normal que tu te sentes perdu. Tu es passé dans un autre monde, un autre univers. L’univers de Jawahar.