«C’est moi, après l’hiver, qui colore de vert toute la terre. C’est moi qui remplis le ciel d’oiseaux, les océans de poissons…, c’est moi qui fait éclater la graine et surgir le germe.»Alexandre Jodorowsky, La voie du Tarot.
— Recommencez! Votre voix doit être puissante et assurée. Pensez à votre souffle, le son doit partir de votre ventre ici et pas seulement de votre gorge.
Les adolescents reprirent leur psalmodie. Ils étaient fatigués à force de chanter. Ils avaient commencé la répétition de la cérémonie qui devrait avoir lieu à la fin des calendes. Ils ne leur restaient que quelques jours avant de maîtriser leur rôle, leur place dans le rituel et Donna Major surveillait tous les détails. Elle ne laissait passer aucune approximation dans les places qu’ils devaient occuper, aucune faiblesse dans les voix.
Ils recommencèrent, comme elle le leur avait demandé. Lentement d’abord, et tout bas, les paroles s’élevèrent, puis le rythme s’accéléra, les sons s’amplifièrent, devinrent de plus en plus fort pour devenir une mélopée qui emplissait tout la pièce. On aurait dit que le chant enveloppait tout, ceux qui chantaient comme les prêtresses qui les entouraient, mais aussi les objets et jusqu’aux flammes des braseros au centre de la pièce. Le son était presque tangible.
Sur un geste de Donna Major, ils se turent brutalement. Tous s’entreregardèrent et le sourire sur le visage de la Grande prêtresse, leur fit comprendre qu’ils touchaient enfin au coeur du culte de Phanès. D’ailleurs, elle souligna:
— Je crois que vous commencez enfin à comprendre. Avez-vous sentie l’énergie vitale, la connexion entre vous? C’est cela Phanès. Laissez-le entrer en vous, circuler, vous apporter l’essence même de la vie. Je crois que pour aujourd’hui c’est suffisant. Vous pouvez aller prendre un peu de repos avant le repas de ce soir.
Les jeunes gens se dispersèrent mais une des jeunes filles arrivée avec le groupe de la veille resta en arrière, elle semblait vouloir lui dire quelque chose sans vraiment oser prendre la parole.
— Tu voulais me parler? Tu t’appelles Julia je crois.
— Oui Donna Major, Julia, fille de Marcus Julius Pompeius.
— Il y a quelque chose qui ne va pas, tu as des difficultés avec le rituel?
— Non, j’apprends progressivement mais je crois que j’aime vraiment ce rituel, j’ai ressenti exactement ce que vous avez décrit tout à l’heure. C’est plutôt notre divinité que j’ai du mal à comprendre.
Elles se tenaient dans la salle principale, devant le bas-relief représentant Phanès. Donna Major repris la parole.
— Tout est sur cette représentation, il n’y a qu’à déchiffrer les symboles. Tu vois la mandorle qui l’entoure? C’est comme tout l’univers qui entourerait Phanès. C’est l’origine mais aussi quelque chose qui se renouvelle éternellement. C’est l’infini. Et puis autour, toutes les figures représentent les signes du zodiaque, dans le ciel qui nous enveloppe. C’est pour cela que vous êtes douze, vous représentez ces figures, vous êtes là pour pouvoir appeler Phanès, pour qu’on puisse ressentir sa présence, qu’on puisse communier avec lui.
— Je crois que je comprends, mais Phanès en lui-même, je n’arrive pas à percevoir, si, …si c’est un homme…ou une femme?
— Ni l’un, ni l’autre, Julia, c’est une divinité.
— Oui mais, masculine ou féminine? Puisqu’il a des prêtresses comme vous, je pensais que c’était une déesse mais je ne sais plus trop.
— Encore une fois, ni l’un, ni l’autre, ou les deux à la fois peut-être. Il ne se situe pas à ce niveau là, il nous représente tous en tant qu’humains et il est plus grand que nous, bien plus grand. Mais je pense que tu finiras par comprendre, laisse faire les choses. Il est temps que tu ailles prendre un peu de repos, avec les autres.
La jeune fille jeta un dernier coup d’oeil sur le bas relief et en un éclair fugace elle perçut comme une présence. Elle frissonna malgré le feu qui brûlait près d’elle, et partit en courant rejoindre ses compagnons.
***
Mathilde s’était recroquevillée entre la porte arrière de la remise des outils et le grillage du chantier, dans l’angle nord-est de ce dernier. De là, l’ensemble de l’espace s’ouvrait sous ses yeux bien qu’elle ne distinguât pas grand chose. De lourds nuages d’orage montaient depuis la mer et cachaient la lumière de la lune et des étoiles. La fin d’après-midi s’était chargée d’électricité et maintenant le tonnerre roulait au loin. Mathilde se disait qu’au moins s’il y avait des éclairs elle verrait peut-être à deux pas devant elle. A quelques deux cents mètres, l’éclairage public jetait des taches de lumière mais cela ne suffisait pas pour éclairer le sol fouillé par les archéologues.
La chaleur était étouffante, mais Mathilde ne savait pas si elle redoutait l’air qui lui manquait actuellement ou la pluie qui surviendrait peut-être au milieu de la nuit, rendant sa planque plus qu’inconfortable. Nicole lui avait laissé les clés des préfabriqués mais elle savait que si elle devait se réfugier à l’intérieur, elle serait beaucoup moins efficace en cas d’intrusion. Si intrusion il y avait. Le mystérieux rôdeur avait peut-être été découragé par le mauvais temps et il ne se passerait rien cette nuit.
Mathilde est était là de ses réflexions, gagnée par une somnolence lancinante qui lui alourdissait les membres inférieurs quand elle crut percevoir une variation dans l’air autour d’elle. Quelqu’un venait de sortir du préfabriqué. On aurait dit un homme. Qui n’avait pas du tout une attitude furtive. Il se déplaçait grâce à la lumière d’une grosse torche qu’il venait d’allumer. Il ne balaya pas l’étendue de terre autour de lui comme les gens qui cherchent leur chemin. Au contraire, il dirigea le faisceau vers le sol et marcha d’un pas assuré. Il connaissait le chantier. D’ailleurs, il avait également des outils avec lui, une pioche, une petite pelle et une truelle.
Elle se dit que finalement le fameux rôdeur devait être un archéologue un peu trop zélé, qui n’arrivait peut-être par à dormir et qui venait travailler la nuit. Elle allait pouvoir rassurer Nicole; elle-même, se disait qu’elle l’avait affolée pour rien. Elle respirait plus librement, et réfléchissait à la façon dont elle pourrait sortir de sa cachette sans effrayer l’homme qui s’était mis à creuser, quand elle s’arrêta net dans son élan. Une autre silhouette s’approchait, se faufilait par un interstice des grilles qui formaient l’enceinte du terrain.
— Pourquoi je n’ai pas vérifié que la zone était bien sécurisée? ragea-t-elle intérieurement.
Maintenant, l’ombre avait rejoint celui que Mathilde prenait pour un archéologue. Ils entamaient une discussion, animée semblait-il. Les deux hommes se disputaient mais elle était trop loin ou ils parlaient trop bas pour qu’elle puisse entendre ce qu’ils se disaient. Il se tramait finalement quelque chose de pas très net sur le chantier de Nicole. Mathilde devait en avoir le coeur net mais elle ne voulait pas se faire voir des deux hommes, elle n’avait que sa matraque télescopique sur elle. S’ils étaient armés, elle serait en position de faiblesse.
Le deuxième homme faisait de grands gestes face à son interlocuteur puis il sembla abandonner la partie et se dirigea vers la brèche par laquelle il était entré. En une fraction de seconde, Mathilde se décida à la suivre. Elle longea le grillage dans l’obscurité en espérant qu’elle lui fournirait un abri suffisant pour ne pas se faire remarquer de l’autre homme qui semblait s’être remis à son travail de fouille.
Elle atteint la rue à peine quelques secondes plus tard et vit la silhouette au bout de l’avenue, qui tournait sur la droite. Elle ne devait pas le perdre de vue, mais le trottoir était désert et ce n’était pas les meilleures conditions pour faire une filature. Elle accéléra le pas tout en se déplaçant le plus discrètement possible. Ils arrivaient maintenant dans une zone plus animée de la ville, bien qu’il soit minuit passé. Mathilde était plus à l’aise au milieu des touristes et des fêtards, tout en gardant les yeux rivés sur le dos de celui qu’elle ne voulait pas perdre de vue. Si elle arrivait à découvrir son identité, elle pourrait peut-être éclaircir cette situation.
Plusieurs fois, l’homme se retourna, il semblait vérifier qu’il n’était pas suivi et en voulant éviter son regard Mathilde finit par le perdre. Elle pesta copieusement, continua son chemin un peu au hasard en espérant le retrouver un peu plus loin mais peine perdue; elle devait retourner sur le chantier, elle voulait parler au collègue de Nicole. Mais était-elle sûre que cette personne avait bien le droit de se trouver là? C’est ce qu’elle avait supposé tout à l’heure mais elle n’en était plus du tout aussi sûre. Elle accéléra le pas.
Il était presqu’une heure du matin quand elle rejoignit enfin son objectif. Toutes les rues se vidaient maintenant, et ce coin de la ville était plus désert que jamais. Elle n’entendait plus rien bouger. Elle passa par les préfabriqués et la porte dont elle avait la clé. Elle s’annonça, demanda d’une voix forte bien que peu assurée s’il y avait quelqu’un. Personne ne répondit, elle ne percevait toujours rien. Pourtant, elle distinguait la lumière de la torche, comme auparavant. Elle s’approcha de la cavité concernée mais ne vit personne. Elle se pencha pour comprendre ce qui pouvait bien susciter autant d’intérêt. Ce qu’elle vit la glaça d’horreur.
L’homme gisait, la tête dans une mare de sang. Au centre d’un cercle oblong formé par une douzaine de squelettes. Au fond de la tranchée, un bas relief représentant une figure encore à demi enfouie sous la terre, semblait veiller sur les morts.
Un coup violent à la tête la fit basculer à son tour dans la fosse.