«Je suis invincible. Je ne m’attarde pas dans les conflits: je fais la guerre. Je ne m’avoue jamais vaincu. Je suis la certitude. Nul ne peut me détrôner.»Alexandre Jodorowsky, La voie du Tarot.
Donna Major marchait dans la rue principale qui menait au forum. Comment à son habitude elle portait la tenue caractéristique qui l’identifiait aux yeux de tous comme la prêtresse, cheffe de son ordre: la longue robe pourpre, si longue qu’elle cachait ses sandales et le voile blanc et léger, presque translucide, ramené sur sa tête.
Les autres prêtresses ne sortaient plus du temple; elles lui avaient conseillées de se vêtir différemment, d’essayer de passer inaperçue mais elle avait refusé. Elle avec un rendez-vous officiel avec les édiles de la ville et elle avait bien l’intention de paraître avec tous les attributs de sa fonction. Elle ne voulait pas se cacher mais elle comprenait la peur de ses compagnes. Depuis qu’elles recevaient des menaces, elles avaient l’impression de vivre en cage, à la fois protégées et enfermées entre les murailles du temple.
En débouchant sur la place, elle contempla la statue qui se dressait au centre. La figure hiératique de l’homme la contemplait avec des yeux vides. Les cheveux lui faisaient comme un casque encadrant son visage. Le menton et le front lourds contribuaient à lui donner un air grave, solennel et un peu antipathique. «Je ne t’ai jamais rencontré, mais le pouvoir que tu incarnes, que tu nous impose, c’est un abus, une violence, qui dure depuis plus de 400 ans. Qu’avez-vous, vous tous les “princeps”, du Sénat et du peuple romain? » pensa-t-elle en poursuivant sa route et en ne lui adressant plus un regard. La statue de marbre représentant l’empereur Constantin ne pouvait guère s’émouvoir de ce genre de pensées, bien qu’elles fussent offensantes à sa mémoire. Donna Major faisait partie des quelques nostalgiques des véritables temps républicains bien qu’elle en vît aussi les limites. Plus important, elle participait avec d’autres intellectuels à ceux qui auraient voulu voir évoluer l’empire vers plus d’indépendance des cités, elle ne croyait pas à un pouvoir lointain et centralisé, elle pensait que les citoyens romains pouvaient espérer agir seulement au niveau de leur cité.
Le problème était bien là justement, ce genre d’opinion ne plaisait guère au pouvoir impérial qui était menacé par d’autres périls venus de ses voisins et qui le poussait à tenir à l’oeil ceux qui à l’intérieur pourraient vouloir le voir s’effacer. Donna Major était surveillée, menacée et ce jour, convoquée par l’administration. Si elle y allait la tête haute, sûre du pouvoir que lui octroyait sa fonction et son dieu, elle n’imaginait pas à quel point elle risquait sa vie avec cette attitude.
L’homme qui la suivait avait beau jeu de passer inaperçu, les rues étaient bondées en ce jour de marché. Les marchands encombraient les rues et la place avec leurs étals de fruits et d’autres denrées alimentaires. La saison était déjà bien avancée et les récoltes à profusion des terres alentours permettait de faire de la cité d’Arelate une des plus riches de la province. Mais ni Donna Major, perdue dans ses pensées, ni celui qui l’espionnait, le regard rivé sur sa cible, de prêtaient attention à l’agitation des commençants qui vantaient la qualité de leurs produits à grands cris.
Ils avançaient tous deux vers la toute récente préfecture du prétoire, qui venait d’être installée dans un bâtiment neuf, dans l’angle du forum. Donna Major, gravit les marches d’un pas calme, pour enrayer la nervosité qui la prenait malgré ses bonnes résolution; l’homme dépassa le bâtiment et entra dans une taverne d’où il pouvait surveiller la place, attendant sa proie comme une araignée au fond de son trou.
***
Quand Mathilde et Nicole arrivèrent à l’internat qui hébergeait les jeunes et les étudiants le temps des fouilles, elles furent tout de suite alertées par le niveau sonore qui régnait dans le bâtiment. Mathilde en particulier s’alarma, mais très vite elles comprirent d’où provenait l’agitation. L’assistante de Nicole était encerclée par le groupe des ados et des étudiants qui voulaient absolument savoir pourquoi ils ne pouvaient pas retourner sur le chantier. La jeune femme paraissait à bout d’arguments et n’arrivait plus à temporiser. Nicole prit d’emblée les choses en main, tapant dans ses mains pour ramener le calme, comme si elle gérait une petite classe. Mathilde se mit en retrait, attira Pauline avec elle et la tint par les épaules. Elle ne voulait pas qu’elle reçoive la nouvelle de plein fouet et espérait, par sa présence, amortir de le choc.
Nicole fit rapide, sobre et prit soin de leur préciser qu’une assistance psychologique leur serait fournie rapidement. Leurs parents avaient été prévenus. Certains étaient en route pour venir les chercher. Malgré son tact, ils restèrent tous abasourdis pendant plusieurs secondes. Mathilde sentit Pauline qui s’agrippait à elle. Elle parvint à contenir son émotion mais Mathilde sentit à travers la vibration de ses épaules, que c’était au prix d’un gros effort.
Alors que Nicole finissait son discours et qu’elle essayait d’avoir des paroles apaisantes, les membres de l’équipe du commandant Griffon débarqua et commença à prendre les choses en mains. Les uns mettaient de côté les plus jeunes qui devaient attendre leurs parents puisqu’ils étaient mineurs, tandis que les autres étaient appelés à tour de rôle pour être entendus par des agents.
Nicole réussit à obtenir que les adolescents soient amenés dans la salle de repos de l’internat, elle ne voulait pas les laisser seuls. Pauline se tenait toujours tout près de Mathilde, comme si elle représentait son ancrage dans la tempête. Les amis de Paule se rapprochèrent également. C’est Livia qui osa prendre la parole la première.
— Dites, qu’est-ce qu’on doit dire à la police?
— Pour le moment rien du tout, vous attendez que vos parents soient arrivés. Ensuite, ils vont vous poser des questions de routine, par exemple, que saviez vous de lui? avec-vous remarqué quelque chose de suspect dans son comportement, etc. Il n’y aura rien de compliqué, rassure-toi.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, je voulais savoir ce qu’on devra leur dire et ce qu’il vaudrait mieux ne pas dire.
— Mais il faut leur dire la vérité, c’est important, mais de toute façon vous ne travailliez pas avec lui, je ne vois pas bien…
C’est Théo qui l’interrompit pour préciser:
— Si, on sait des choses, on a vu des choses. On ne voulait rien vous dire parce qu’on voulait enquêter par nous même, mais maintenant, c’est peut-être important pour vous.
— Vous vouliez enquêter par vous-même?
Et Mathilde se tourna vers Pauline qui baissait la tête, et qui ajouta, des sanglots dans la voix:
— On sait bien que tu nous l’avais interdit, mais on voulait t’aider et puis toi tu n’étais pas tout le temps avec le groupe, nous on aurait pu être comme tes informateurs. Mais je t’assures qu’on n’a pris aucun risque, on a juste…
— Laissé traîné nos yeux et nos oreilles, termina Livia.
Mathilde regardait le groupe des trois adolescents, à la fois interloquée par leur audace et leur immaturité. Elle ne savait pas s’il convenait encore d’essayer de les raisonner. Elle leur précisa bien qu’il faudrait dire à la police tout ce qu’ils savaient, à part qu’ils avaient essayé d’enquêter pour l’impressionner, elle avait déjà assez de problème comme cela avec le commandant Griffon. Ils acquiescèrent et elle leur posa la question à laquelle ils brûlaient de répondre: qu’avaient-ils appris?