Mathilde observait les figures qui s’étalait devant elle. L’atmosphère de la pièce était plus qu’étouffante ce qui rajoutait à son malaise. Elle avait la nausée au bord des lèvres mais n’arrivait pas à se lever pour sortir de la pièce et retrouver l’air extérieur. La vieille femme en face d’elle vrillait son regard dans le sien et se mit à parler, d’une voix éraillée, à peine audible. Les mots ne formaient pas des phrases totalement compréhensibles ce qui rendait la situation encore plus énigmatique.
La vieille femme l’avait fait monter dans un minuscule appartement qui était saturé de parfums d’encens. L’unique pièce comportait à la fois un petit espace de cuisine et une alcôve avec un lit. Au centre se trouvait une table ronde sur laquelle un tissus élimé était jeté. Mathilde se cabra en voyant une boule de cristal, des cartes et des pendules, son esprit cartésien renâclait à se laisser entraîner dans ce genre de choses. Mais son corps semblait en avoir décidé autrement: elle s’assit en face de la gitane et fouilla dans ses poches pour en sortir un billet. Elle savait comment cela fonctionnait.
La vieille femme choisit le tarot et écarta les autres instruments de son art. Elle battit les cartes avec une dextérité surprenant pour ses pauvres mains recroquevillées par l’arthrose. Elle demanda à Mathilde de couper le paquet, étala lentement les cartes devant elle, face retournée et d’un geste de la main l’invita à choisir des cartes. Quatre cartes qu’elle organisa en croix devant elle. Mathilde fut soulagée de voir que la carte de la mort n’était pas dans son jeu. Elle avait lu quelque par que cette carte ne signifiait pas une mort imminente, elle préférait tout de même ne pas voir le squelette armée de sa faux.
La vieille femme observa longuement le jeu devant elle au point que Mathilde se demanda si c’était à elle de s’exprimer en premier.
— Vous voyez quoi? Je dois poser une question?
— Pas la peine. Le coeur des gens me parle. Toi…chercher la lumière. Seule, très seule. C’est bien…ou pas. Indépendante mais pas de soutien. Compter que sur soi. Sage, mais le chemin…pas terminé. Chercher les réponses, en soi aussi.
Mathilde ne comprenait pas grand chose, elle regardait la carte qui portait le chiffre neuf. Un vieil homme portant un lampion à bout de bras. Elle ne voyait pas en quoi cela pouvait bien la concerner mais à force d’être concentrée, elle ne sentit même pas que son malaise commençait à passer. Elle se laissait happer par l’univers de la vielle gitane et par les formes placées sous ses yeux.
La femme en face d’elle tapota sur une autre carte. Mathilde cette fois-ci regarda bien la carte. Un homme de pouvoir installé sur un trône, avec une couronne. Il était écrit “L’Empereur”. Elle arrivait bien à lire le texte car la carte était tournée vers elle.
— A l’envers, dit la vieille femme. La route sera longue avec celui-là en travers. Homme autoritaire. Pas d’aide. `
Mathilde déglutit difficilement, et ne put s’empêcher de voir apparaître, se superposant à la carte, l’image du commandant Griffon, assis dans son fauteuil, carré et buté.
La femme leva les yeux vers elle, perçut son trouble et esquissa un sourire.
— ça parle à toi, c’est bien.
En indiquant la carte la plus proche de Mathilde, elle sourit encore.
— Pas inquiète. Une femme aussi. Grande, belle, forte. Veille sur toi, à travers les âges, lei seicoli.
Elle mâtinait ses propos à l’envie, de mots tant espagnols qu’italiens.
— Maîtrise les mystères, i divini misteri. Te guide, depuis le passé. Pas peur.
— C’est vous? ne put s’empêcher de demander Mathilde. C’est vous qui veillez sur moi?
— Pas moi. Comme moi. Moi aussi, mais juste le lien.
Mathilde était de plus en plus troublée et l’envie de se lever la reprit. Mais elle ne pouvait toujours pas bouger.
Enfin, elle montra la dernière carte, la numéro 6.
— Lame numero seis, enamorado. Choisir il faudra.
Le coeur de Mathilde se serra. Là encore, elle ne put s’empêcher de penser à. sa propre vie, à Ange et Enzo. Mais choisir pour quoi faire? L’un ne voulait plus lui parler et l’autre s’était évanoui dans la nature, comme indifférent. Elle avait l’impression que le choix ne lui revenait pas, qu’ils avaient fait le leur, en sa défaveur. C’est vrai qu’elle se sentait seule, finalement.
— Pas seulement le choix du corazon. Choisir sa voie, sa vie. Tu peux faire ça, dit-elle en lui prenant furtivement la main.
Mathilde se demanda si elle lisait dans les pensée en plus de lire dans les cartes ou si elle avait pensé tout haut.
La femme n’avait pas terminé. Elle fit mine de calculer rapidement et chercha une dernière carte dans le paquet. Elle montra à Mathilde la figure qui s’y trouvait.
— El mundo, le monde. Bien ça Le début et la fin. Tout. Accomplissement. La réponse est là.
Son discours redevenait cryptique et Mathilde s’impatientait vraiment, tiraillée entre le désir que cette vieille femme lui décortique toute sa vie et celui de reprendre au plus vite le cours de cette dernière, en refermant cette parenthèse superstitieuse.
Mais la femme coupa court de toute façon et la poussa presque au dehors.
— Autres gens. Pars, mais reviens si tu veux. Tu voudras.
Mathilde marchait comme un zombie dans la rue. Elle n’arrivait plus à réfléchir clairement, mais les vapeurs parfumées s’estompaient progressivement et elle se remit peu à peu, se promettant de ne parler à personne de cet épisode et de l’oublier le plus vite possible. L’après-midi était vraiment très avancée, il était près de 18 heures maintenant, et elle se maudit d’avoir perdu autant de temps.
— Allô Nicole?
— Ah Mathilde enfin, est-ce que tu passes ce soir?
— Je ne sais pas, je suis fatiguée.
— Tu devrais passer, on va avoir un invité.
— Un invité?
— Un des conseillers municipaux va venir nous voir, pour nous apporter son soutien.
— Je vois, opération communication, on ouvre le parapluie et on ne fait pas de vagues.
— Tu as tout compris. Je préfèrerais que tu sois là, si ça ne te fait pas trop.
— J’arrive.
Elle soupira mais se remit en route vers sa première destination. Elle ne se sentait pas assez lucide pour poursuivre l’enquête, mais elle voulait faire un effort, ne pas céder à la pression dès le premier jour, une sorte de fierté mal placée la poussait à continuer sans rien montrer.
Arrivée à l’internat qui hébergeait l’équipe, elle vit que tout le monde était rassemblé dans la cour, autour d’un homme qui s’exprimait d’une voix forte et autoritaire. L’homme devait avoir à peine trente-cinq ans, mais il faisait de efforts pour paraître plus: lunettes à la mode, costume trois pièces et barbe de trois jours savamment taillée. Complexe, pensa Mathilde, et plutôt de supériorité que l’inverse. Il débitait une série de lieux communs, leur assurant de son soutien plein et entier. Mais au fil de son discours, il insista sur la nécessaire coopération de tous et de la discrétion dont ils devraient faire preuve.
— C’est qui? murmura Mathilde à l’oreille de Nicole.
— C’est le conseiller à la culture, c’est lui qui est chargé des autorisations pour les fouilles.
— C’est un peu votre patron quoi?
— Pas vraiment, les fouilles préventives c’est obligatoire, il n’a pas trop le choix. Et on ne peut pas dire qu’il était ravi, ils avaient très envie de construire leur parking à la mairie. Mais il a eu l’intelligence d’en faire un atout.
— Un opportuniste quoi.
— Oui, au moins. Je me demande ce que ça change ce meurtre pour lui.
— J’ai l’impression que c’est une nouvelle pierre dans sa chaussure.
«ça ne l’empêche pas de sourire« pensa Mathilde en observant sa dentition parfaite. Il finissait son discours. Les autres se dispersèrent. Pauline lui fit un petit signe de la main quand son téléphone sonna. Elle reconnut le numéro d’Ange et sursauta. Elle hésita à répondre, mais elle devait faire face.
— Mais c’est quoi ce bordel, Mathilde!
Elle n’avait pas eu tort. Elle voulut éviter de dire des choses qu’elle allait regretter par la suite et pris deux grandes respirations.
— Ange, calme-toi. Pauline va bien, elle est en sécurité.
— Tu peux m’expliquer ce que tu fais avec ma fille et pourquoi il y a encore un mort?
La rage contenue dans sa voix n’était pas plus rassurante que son coup d’éclat.
— Pour le premier point de ta question, c’est Pauline qui voulait me voir. Elle était censée de prévenir que j’étais là, mais elle a repoussé au maximum je crois. Je reconnais que ce n’est pas très malin de ma part de ne t’avoir rien dit. Excuse-moi pour ça, sincèrement.
Il ne répondit rien et elle poursuivit.
— Pour la deuxième partie de la question, ça n’a rien à avoir, ni avec Pauline ni avec moi.
— Mais tu vas enquêter?
— Oui, Nicole m’a engagée.
— Et Pauline va encore être en danger.
— Ecoute, viens la chercher si tu es inquiet. C’est normal, je peux comprendre. Et d’ici à ce que tu arrives, je t’assure qu’elle est en sécurité. Y a des flics qui restent avec les jeunes, le dortoir est sécurisé et personne n’ira sur la scène de crime. Tu peux venir quand?
— Peut-être demain si je trouve un train, au plus tard après-demain.
Il semblait s’être calmé.
— Fais au mieux mais rassure-toi, tout ira bien pour elle.
— Je n’ai pas tellement envie de te faire confiance, dit-il en raccrochant brutalement.
Mathilde regarda son téléphone maintenant muet, un goût amer dans la bouche.