C’était au moins ça.

4 mins

Cela faisait deux ans qu’il demandait à passer sur les RER. Il en avait assez des bus, ou plutôt, de les conduire. Assez des usagers malpolis, des infractions de la route, des automobilistes qui ne respectent pas sa priorité et se garent mal. Au moins, sur les rails, il sera seul. Au moins, dans sa cabine, il ne verra personne. Avec l’âge, il était devenu bougon. Il n’avait plus la force de supporter tous les désagréments qu’il endurait depuis des années. Alors, autant dire qu’en allant se coucher, ce soir-là, dans ce petit pavillon dont il avait presque fini de payer le crédit, dans ce lit où cela faisait bien longtemps qu’il dormait seul, pour une fois, il était un peu de bonne humeur. Il avait souri toute la journée. Il n’était pas heureux. Content. Mais pour lui, c’était déjà beaucoup.

La journée avait été longue. Cela faisait une semaine qu’il roulait sur le RER B. Il avait rencontré la plupart de ses collègues. Il y en avait même un qui avait un groupe de punk. Il lui avait promis d’aller le voir en concert un jour, sans vraiment y prêter attention. Il avait fait ses heures, et un soir, il finissait à 22h00 à Robinson. En descendant de sa cabine, il vit une femme, hagarde, sur le quai. Elle devait avoir pas loin de quarante ans. Assez grande, rousse, les cheveux bouclés, en bataille, les yeux verts avec le maquillage qui coulait, un vieux blouson en cuir élimé, un t-shirt Motörhead, un vernis marron écaillé sur ses ongles, un jean déchiré et des baskets défoncées par les heures de marche. Cette allure négligée laissait deviner un goût pour la fête. Mais celles-ci semblaient finies depuis un moment. Maurice s’approcha alors d’elle pour vérifier si tout allait bien. Il commençait à se faire tard et il avait peur qu’elle ne titubât sur la voie.

« Madame, vous allez bien ? Vous savez où vous allez ? »

Elle se retourna lentement vers lui, et se redressa, donnant l’impression de se reprendre d’un coup et de vouloir faire bonne figure. Elle lui décocha alors, entre deux hoquets, le sourire de celles qui savent qu’elles ont été sublimes dans leur jeunesse, et que ni les années ni les nuits blanches n’avaient entièrement emporté leur beauté.

« Oui, oui, tout va bien, enfin je crois. Ça fait des heures que j’erre ici. Presque la journée. J’ai pas pu.

-Vous n’avez pas pu quoi ?

-Sauter. »

Maurice s’arrêta. Il savait que ça arrivait. Et tout le bordel qui ça occasionnait. Les giclées de sang, les boyaux, les os broyés. Une équipe qui vient spécialement pour nettoyer. C’est étrange. Une vie qui cesse, par désespoir, dégoût, souffrance, le trafic s’interrompt, les collègues nettoient, remettent les machines en marche, les usagers se plaignent. Ils savent pourquoi la plupart du temps nous devons éteindre les machines. Mais que peuvent-ils en avoir à faire. La vie continue pour eux. Du moment que ça ne se passe pas sous leurs yeux, ils s’en fichent. C’est un incident, des minutes de retard, une statistique. Alors, il était bien content que ça ne lui soit pas arrivé. Et il ne le souhaitait à aucun collègue.

« Si vous voulez, on prend un café et on en discute, j’ai fini mon service. »

Ils étaient assis l’un en face de l’autre dans un tout petit bar déserté par les parieurs qui squattaient le lieu toute la journée, perdant aux courses et leur temps. D’un peu plus près, il pouvait l’examiner plus en détails. Elle était particulièrement pâle, les yeux verts oscillant entre la fierté, la malice, et des instants de profond désespoir. Bien sûr, une question était évidente. Mais il ne savait pas comment l’aborder. Les conversations avec les collègues ne dépassaient jamais les banalités autour du sport et de l’actualité. Jamais de religion, ni de politique. Il n’aimait pas tant que ça la lecture, ni le cinéma. En fait, le problème n’était pas les sujets de conversation. Le problème était la conversation. C’était bien pour ça que Jacqueline l’avait quitté il y a dix ans. Et il n’en avait pas rencontré d’autre depuis. Autant dire qu’il se sentait bête, ici, silencieux, devant cette quasi inconnue. Mais il attendait bien qu’on les serve après avoir commandé deux demis.

« T’as déjà voulu mourir ? »

Il ne savait pas quoi répondre. Ça faisait longtemps qu’il ne se posait plus ce genre de question. Non, en fait, il ne se l’était jamais posée. Et puis elle le tutoyait. Il se dit u’il n’allait pas relever, et en faire autant.

« Parce que moi, c’est pas la première fois. Mon psy dit que c’est des appels au secours. »

Elle remonta ses manches, et il vit sur ses poignées les cicatrices laissées par des entailles au rasoir. Et il n’y en avait pas qu’une. Il pensa à un code barre.

« Tu sais, si tu veux te suicider, y a plus simple, enfin, moins chiant pour les gens. Parce que là, ça retarde le train. Puis ça fait pas vraiment rigoler les gars qui doivent nettoyer. »

Elle le dévisagea et éclata de rire. Un rire franc, nerveux, sonore. Comme si on ne lui avait jamais raconté une meilleure blague de toute sa vie. Ayant bu son verre cul sec, elle commanda une autre bière. Elle se mit alors à parler, à parler, sans fin, de son enfance, de ses amours, des hommes, des femmes, de l’héro, de la désintox. Franchement, il ne demandait pas autant de détails. Elle avait été musicienne. Un peu actrice. Et danseuse. Elle avait eu quelques succès, à l’occasion, même si à long terme, rien n’avait vraiment marché. Elle finit par lâcher :

« Je peux dormir chez toi. »

Il ne savait uoi répondre.

« Si tu veux on dort ensemble. 

-Tu peux venir chez moi, mais j’irai sur le canapé »

C’était pas tellement son truc. Draguer. Si on peut appeler ça de la drague. En tout cas, tout ce qu’il voulait, c’était éviter un accident sur sa ligne. Elle lui sourit, comprenant que pour une fois, personne n’allait profiter d’un de ses nombreux moments de faiblesse. Lui ne savait pas s’il était un mec bien, mais il était content que personne ne meure cette nuit là, à la station Robinson. C’était au moins ça.

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