Accoudé au comptoir du Café de l’Église, l’inspecteur fouille dans sa poche et trouve assez de petit gris pour deux pipes. Il va falloir passer chez le buraliste et l’écouter râler encore sur les taxes, l’État qui lui prend tout et le petit commerce qu’on assassine. Il est même allé à cette réunion publique de ce nouveau syndicat, fondé l’année dernière, l’Union de défense des commerçants et artisans, d’un certain Pierre Poujade. Cette république n’a même pas dix ans et elle tient à peine avec la peinture. Il commence déjà à y avoir de l’agitation dans les départements d’Algérie et Ðiện Biên Phủ est tombée en mai dernier. Ce début de mandat du président Coty ne s’annonce pas extraordinaire. On a même De Gaulle qui s’agite de temps à autres. Sans parler des communistes. L’inspecteur ne sait vraiment pas où ça va aller tout ça, et de toute façon, il a d’autre chats à fouetter. En plus, il déteste le mois de novembre. C’est le plus déprimant de l’année, avec toutes les veuves qui font leur tour au cimetière avec des chrysanthèmes. Sauf une. D’ailleurs, il va falloir s’en occuper.
« Alphonse, un petit noir avec deux sucres !
-Il voudrait pas plutôt un p’tit jaune ?
-Il est encore un peu tôt pour moi, mais pourquoi pas. J’ai fini mon enquête. Alors un Ricard, non, mais je suis pas contre un galopin.
-À la bonne heure. Et puis ça me fait plaisir, c’est pour moi, c’est pas tous les jours qu’on a un vrai policier par ici. »
Et oui, un vrai policier, dans ce patelin où le pire crime normalement est le braconnage, alors un empoisonnement, qui plus est le crime passionnel d’une femme bafouée, voilà de quoi alimenter les conversations pour les années à venir.
Un vacarme épouvantable traverse la rue avant de s’arrêter devant le café. Encore ces saletés de blousons noirs qui viennent traîner ici. Ils entrent, deux garçons et une fille qui fait particulièrement mauvais genre, avec sa choucroute et ses faux airs à la…, comment elle s’appelle déjà cette actrice, Brigitte quelque chose, Bradot ou Bardot, enfin, une starlette comme on dit maintenant. Ils parlent fort, d’un film apparemment, l’Équipée sauvage avec ce bellâtre là, Marlon Brando. Au moins avant, on avait des Clark Gable, pas des gamins mal élevés. Les hommes savaient s’habillaient. Et vas-y que je te fais du bruit avec ce satanée flipper. Un psychologue expliquait dans le Monde que c’est un substitut sexuel, et si le quotidien de Beuve-Méry le dit, c’est que c’est du sérieux.
« Patron, deux Coca-cola et un Cacolac ! »
Non mais même pas un s’il te plaît, un bonjour, un merci ou rien. Génération de mal polis. Et voilà qu’ils lancent un microsillon dans le juke-box. Rock around the clock de Bill Haley. De la musique de sauvages. De toute façon, leur rock’n’roll, ça ne va pas durer. Et voilà qu’ils dansent.
« Dites donc les jeunes, ça ne vous dirait pas de faire moins de bruit, y a d’honnêtes gens qui veulent boire leur picon bière tranquilles ici. – lance Alphonse.
-Ouais, c’est bon l’ancêtre, on s’amuse, c’est tout.
-Non mais oh, comment tu me parles. Tu te tiens à carreau ou je demande à l’inspecteur de te coffrer. »
S’il y avait bien une chose dont il n’avait pas envie de se mêler, c’est de ce genre d’histoires, mais c’est vrai qu’ils sont agaçants. Et bruyants. Surtout bruyants. Mais entre ça, les communistes et Jeune nation, il ne savait pas ce qui était le pire. Mais ceux-là se calment, et c’est déjà ça.
Revenons à nos moutons. Une affaire bizarre. Mais pas tant que ça. Comme s’il existait vraiment des affaires « normales ». Comme si tout était évident. Bien sûr que non. On peut donner le bon Dieu sans confession à la pire crapule et un loubard peut s’avérer bon samaritain. En vingt ans de métier il a vu tellement de choses, plus rien ne l’étonne. Mais là, pour le coup, une empoisonneuse, c’était la première fois de sa carrière. Le Dauphiné libéré lui avait même trouvé un surnom, La Diabolique Angèle. Rien de bien original, mais faut avouer que c’est vendeur.
Au final, ça tenait à quoi ? Les questions que se posaient le médecin, qui ne comprenait pas vraiment comment il a pu partir si vite. Elle profitait juste d’un ulcère. En soit, c’est plutôt malin. Lentement empoisonner un vieux mari déjà malade. Mais il faut la recuire cette haine et cette colère pour le tuer comme ça à petit feu, le voir dépérir, sans broncher continuer, le laisser dans l’incompréhension. Ça, les cocues, ça peut cacher son jeu très longtemps. Mais la mort aux rats, ça laisse des traces, des sales traces, le genre à côté desquelles un bon médecin ne passera pas. Le juge a autorisé l’exhumation et l’autopsie. Alors, quand les résultats sont tombés, l’enquête a été rapide. Voilà une affaire rondement menée.
Il va enfin pouvoir quitter ce trou. Il bourre sa pipe, l’allume, repose le Dauphiné libéré sur le comptoir, vide d’un trait son galopin, remet son chapeau. Les loubards ont lancé Hécatombe de Georges Brassens sur le juke-box. Il y en a qui cherchent vraiment des histoires. Heureusement pour eux qu’il n’a pas envie de s’en occuper et qu’il a de la route. Il salue le patron d’un :
« Je fonce Alphonse. »
On dirait presque une réplique de film.