Dans son salon, la décoration était faite de bric et de broc. Des guitares rangées les unes à côté des autres, des piles de magasines de musique, d’histoire. Des bandes dessinées d’Astérix, de Gaston Lagaffe, quelques mangas. Une table basse fabriquée par son père il y a des années, un lustre fait à partir d’une roue de chariot en bois, récupéré dans une brocante. Beaucoup de bougeoirs. Des posters de ses musiciens préférés. Une collection de livres réparties dans plusieurs petites bibliothèques, vaguement organisée par thème. Ici la mythologie, là la poésie, plus loin les romans rangés par auteur, en haut, des essais. Dans le coin, une sorte de tente semi rigide dans un plastique faisant un effet miroir.
Dans des canapés défoncés par les longues soirées, tachés de nombreuses boissons au fil des années, ils étaient tous les trois avachis, bavardant. Enguerrand avait devant lui un pochon de beuh, du tabac à rouler et une pipe à eau. Rose posait sa tête sur ses genoux. Il émietta un peu d’herbe, ajouta du tabac, et alluma en aspirant très fort à travers l’eau. Il écoutait, ou au moins essayait, ce que racontaient Mahaut et Clotilde. Cette dernière parlait de son prochain exposé en classe de langue, histoire et civilisations des mondes grecs et romains. Enguerrand lui demanda :
« En gros, tu m’expliques là que t’as un cours sur le pinard, on est d’accord.
— En vrai, c’est hyper intéressant. Parce que le vin a des tas d’implications culturelles. Il est utilisé dans des libations, dans les symposiums qui sont des repas où il est d’usage de parler de philosophie. Il y a énormément d’impact économiquement. C’est une agronomie, avec des modes de culture très différents de ce qu’on connait aujourd’hui. Les dionysiaques en Grèce, ou bacchanales à Rome en dépendent largement. Alexandre le Grand était connu pour avoir de grandes colères en étant ivre. Il a même tué un de ses meilleurs amis pour une broutille dans un élan de colère. Au-delà du vin, il y a une sacralité de l’ivresse pour les Égyptiens, et dans Gilgamesh, le sauvage Enkidu n’est considéré comme civilisé qu’à partir du moment où il mange du pain plutôt que de l’herbe et où il boit de l’alcool plutôt que l’eau des mares.
— Peut-être bien, mais c’est un cours sur le vin.
— Pas que. C’est à la croisée de plein de choses. Religion, philosophie, art de vivre, économie. T’as même une sorte de dimension ethnologique puisque les Romains comparaient leur manière de boire du vin avec celles des Gaulois qu’ils trouvaient barbares parce qu’ils le buvaient pur, non coupé. Les Romains ajoutaient des épices, du miel, parfois de l’eau de mer. Mais il paraît que leur vin était vraiment pas bon.
— Ah, oui, comme quand tu rajoutes du coca dans un whisky bas de gamme.
— Exactement !
— Tu fumes ? »
Ce n’était que la deuxième fois de sa vie qu’on lui proposait de l’herbe. Et la première fois, elle avait fini par embrasser Mahaut, ou l’inverse, elle ne savait plus. Tout cela était assez confus pour elle. Elle attrapa le bang, et comme la bonne élève qu’elle avait toujours été, elle fit comme on lui dit. Elle toussa bien évidemment. Rose prit la pipe à eau ensuite, et tira une grosse bouffée. Elle dit :
« Quelqu’un a faim ? »
Et sans même attendre de réponse, elle se leva et alla fouiller dans la cuisine, à la recherche de quelque chose à manger. Elle trouva essentiellement de quoi boire, ainsi que quelques fruits. Du raisin. Des pomelos. Et un pot de sorbet au citron, et un de glace menthe chocolat. Ne sachant que prendre, elle entassa ses trouvailles sur une sorte de plateau et ramena tout. Avec un couteau, des cuillères, des bols, qu’elle avait trouvé en fouillant dans les tiroirs et les placards. Quand elle revint, Enguerrand avait attrapé une guitare, et grattouillait quelques accords. Elle posa le plateau sur la table.
« Merci. T’as trouvé tout ce qu’il te fallait ?
— Oui, ta cuisine est mal rangée mais ça va, j’ai l’impression d’être dans celle de mon grand-père. Qui veut quoi ? »
Mahaut attrapa la glace menthe chocolat, Clotilde le sorbet au citron, Enguerrand le raisin et Rose découpa un pomelos en deux et planta une cuillère pour le manger. Mahaut demanda alors à Rose.
« T’es pas bien bavarde, tu racontes quoi de beau dans la vie ?
— Je fais du woof. Je vais de ferme en ferme, on me loge et on me nourrit, je bosse sur place en fonction des besoins. Ça passe par un site, un peu comme Pôle emploi, mais en efficace. Et sinon, je fais de la photo. Là cet été j’suis partie en Lituanie, photographier des oiseaux surtout, des paysages. Faire des portraits aussi. »
Alors qu’il avait vidé une bouteille de bière, Enguerrand s’amusait à faire glisser le goulot sur les cordes de sa guitare, une folk toute simple qu’il avait récupéré à la fin d’un concert parce que l’ancien propriétaire avait cassé la tête et avait la flemme de la réparer, alors qu’avec un peu de colle et quelques jours dans un étau, ça fonctionnait pas trop mal. Rose se blottit contre lui, et commença à chuchoter dans son oreille. Il dit alors :
« Bon, nous on va aller se coucher, on vous laisse les canapés, vous devriez vous débrouiller »
Et alors qu’ils s’éloignaient, Mahaut et Clotilde se regardaient dans les yeux. Ce serait alors leur première nuit, et la première fois pour Clotilde, pas la première fois avec une femme. La première fois, tout court.