Mon nom est Giuseppe Tartini. Je suis violoniste, et compositeur. Je suis né le 8 avril de l’an de grâce 1692 à Pirano, et je sais déjà quand je vais mourir. J’attends, allongé sur mon lit, dans ma chambre. Le feu ronfle dans la cheminée. La flamme de la bougie sur ma table de chevet vascille. Je crois voir en chaque flamme le signal. Mais non, ce n’est pas encore le moment. Pourtant, je sais qu’il va venir. Depuis quelques jours déjà, j’entends des bruits de griffes contre la charpente de ma maison. Pour annoncer sa venue. J’aurais aimé que cela dure plus longtemps. Mais tout est déjà prévu dans le contrat. Je n’ai pas assez bien négocié. Autant commencer mon histoire par le début.
Ce fut en l’an de grâce 1713, par une nuit sans lune, peuplée de mes pensées dansant sous les étoiles. Une de ces longues nuits d’insomnie où rien ne vient. Je jouais un peu au hasard sur mon violon, à égrener les arpèges et les gammes, en cherchant une inspiration qui ne voulait pas venir. Euterpe, muse de la musique, était encore partie jouer les catins avec un freluquet. Me faire ça à moi, qui m’occupais si bien de son intimité. Alors que seuls mes doigts agiles savaient la satisfaire, parcourir la moindre parcelle de cette touche d’ébène pour la faire vibrer.
Rien ne venait, à part des pirouettes virtuoses tout juste bonnes à impressionner dans les salons. Ce n’était pas que je n’aimais pas les fréquenter. Mais la musique, ma musique était faite pour être jouée devant les papes et les empereurs. Pas simplement devant un parterre de marquises frétillantes. Mais ce n’était pas la simple virtuosité qui me ferait reconnaître. Ce serait la profondeur, le propos de ma musique. Le flot des émotions qu’elle provoquerait sur les foules transportées par mes notes.
Je cherchais. Différentes gammes, différentes techniques.
Un instant, la flamme de ma bougie frémit. Derrière moi, j’entendis quelqu’un se racler la gorge. Je me retournai. Se tenait debout, une femme, aux cheveux d’un roux écarlate, presque incandescent, la peau très pâle, les yeux verts. Sa tenue était singulière. Elle avait d’étranges peintures noires au dessus des yeux, rouges sur les lèvres, ainsi que sur les ongles. Et une tenue, d’une extravagance outrageuse. Nulle catin de Rome n’oserait se vêtir ainsi. À la rigueur, peut-être les esclaves des harems du grand turc. Elle portait un corset noir en cuir, remontant à l’extrême sa gorge généreuse. Un jupon extrêmement court, en cuir noir aussi. D’étranges bottes brillantes remontant jusqu’au milieu de la cuisse, tenue par un lacet sur le devant, avec de hauts talons comme je n’en avais jamais vus. Et d’étranges bas, dessinant comme une toile d’araignée, tenus par une sorte de jarretière. Surpris je lui dis :
« Mais enfin Madame, que faites vous ici, et quel est donc cet accoutrement ?
— Quoi ma tenue ? » Elle regarda un étrange bracelet autour de son poignet.
« Ah oui, mauvaise époque. » Et en un nuage de fumée, ses vêtements devinrent bien plus décents, similaires à ceux que portait cette duchesse allemande que j’avais courtisé le mois dernier à la fête d’Antonio.
« Quelle est cette diablerie ?
— C’est le bon mot. Diablerie. Il paraît que tu veux que l’on se souvienne de toi ? Je suis là pour ça.
— Mais qui êtes vous ?
— C’est évident. Regarde moi bien »
Je plongeais mon regard dans le sien. Tout d’abord vert, puis bleu, celui-ci vira en un violet, qui devint pourpre, puis rouge. Je me perdais dans les étincelles de ses yeux, devenant peu à peu des flammes ardentes. Un brasier incandescent, indécent, où résonnaient des cris de douleur et de plaisir, et je compris.
« C’est vous ?
— Bien sûr mon grand. Moi-même. Sublime, tout-puissant. Enfin, juste derrière l’autre là, le barbu.
— Je croyais que vous étiez un homme.
— Mais je suis ce que tu veux pour toi mon grand. » Alors qu’elle prononçait cette phrase, son visage se modifiait. « Si tu préfères un vigoureux mâle pour t’inséminer, je le serai, mais je ne te savais pas inverti, j’aurais dû vérifier mes fiches. » Se dressait devant moi un solide gaillard, grand, brun, portant une épaisse moustache, et une longue chevelure bouclée. Sous ses vêtements rappelant un uniforme dont je n’indentifiais pas le pays d’origine, se devinait une musculature laissant imaginer une vie de violence. D’une voix grave et virile, il me dit :
« Peut-être que tu préfères les éphèbes. »
Son apparence devint celle d’un délicat adolescent, vêtu d’une toge, parfaitement imberbe, une allure superbe d’Apollon hyperboréen, blond vénitien, lascif, délicat.
« Non, non, je ne suis pas un inverti. Mais que me voulez vous? Je ne vous ai point invoquée.
— Pas besoin mon grand. J’ai senti en toi l’orgueil et la luxure. Le terrain idéal pour que j’intervienne. » Il reprit l’allure de duchesse allemande que j’aimais bien.
« Je vous aurais plutôt imaginé avec une apparence plus… traditionnelle.
— Tu veux dire ça ? » Et soudain se dressait devant moi, un horrible démon tel que je pouvais en trouver dans les enluminures des manuscrits de mon grand-père. Une bête, de plus de huit pieds de haut, avec un groin de porc d’où se dressaient des défenses, des cornes de taureau sur la tête, une langue fourchue sortant de son museau, un tronc et des bras d’hommes, particulièrement puissants, dont les six doigts se finissaient par de longues griffes, des ailes de chauves-souris, des pattes de bouc, une queue de scorpion et deux serpents à la place du pénis. Le corps était recouvert d’écailles et d’épines de hérisson, et de ses orifices s’exhalait une fumée chargée de soufre.
« Si tu veux je reste comme ça, mais je peux revenir dans la peau de la rousse.
— Faites donc, oui. » Il redevint la séduisante rousse de sa première forme.
« Mais enfin, quelle est votre véritable apparence ?
— Tu n’as pas dû beaucoup écouter ton prêtre étant petit. Je suis un ange déchu. L’étoile du matin tombée des cieux. Le fils de l’aurore. Ma première forme fut celle d’un ange. Une sublime créature dont tu ne saurais supporter la vision, qui a servi Dieu durant des siècles. J’étais le plus sage parmi les anges, archanges, chérubins, séraphins. Puis vint la révolte, que je menais, moi, Lucifer, le porteur de lumière. Celui qui dispense le savoir aux hommes.
Les anciens Grecs m’appelaient Prométhée. Celui qui osa dérober le feu des dieux pour le donner aux hommes et que pour cela, je fus enchaîné sur le Caucase où un aigla féroce au bec acéré venait déchirer mon ventre pour dévorer mon foie, éternellement en train de pousser.
Les païens du septentrion me nommaient Loki, le dieu farceur, et disaient que les Ases m’avaient attaché dans une caverne avec les entrailles de mon fils, et qu’ils avaient laisser du venin couler de la bouche hideuse d’un serpent attaché au-dessus de ma tête, pour compléter mon châtiment. Au prétexte que j’aurais tué le plus beau d’entre eux.
Les idôlatres du Nil m’appelaient Seth, le dieu rouge, là aussi ligoté pour avoir porté atteinte au divin Osiris.
Pour les tribus du désert, je suis Iblis, chassé du ciel pour avoir refusé de me prosterner devant Adam. Ce misérable. Ce ridicule tas de boue sachant à peine marcher.
Pour les adorateurs du feu, je suis Dahak.
Mais ces mythes ne mesurent pas la grandeur de la lutte qui est menée ici-bas. Le Nazaréen vous demande une vie de vertu ennuyeuse pour espérer entrer au paradis. J’en viens. Je peux te dire qu’on s’y fait chier. Et pour espérer y entrer, tu vas aussi t’emmerder. Je te propose bien mieux. Une vie de plaisir, de jouissance, la gloire éternelle de ton nom auprès des hommes, le succès auprès des femmes, bien au-delà des marquises que tu arrives à trousser de temps à autre. En échange d’un simple contrat. Tout ce que tu souhaites, contre une toute petite chose. »
Un contrat pour mon âme. Une vie de jouissance, la gloire et la damnation. Mon confesseur me disait bien que j’irai en Enfer. Sans doute avait-il raison.
« Puis-je voir le contrat ? »
Elle me déroula un immense parchemin.
« Puis-je modifier des clauses ?
— Mais bien sûr mon Chéri, nous sommes là pour négocier.
— Parce que je veux bien céder mon âme éternelle, encore faut-il que cela en vaille la peine. Je veux… je veux… je veux d’abord, la gloire éternelle sur mon nom. Que tout le monde se souvienne de mon œuvre.
— L’orgueil, mon péché préféré, tellement facile à réveiller, à susciter. C’est accordé. Tu seras le compositeur du siècle pour le violon. Bon, je t’avoue, j’ai un poulain pour le siècle suivant, mais voilà, il n’est pas encore né, le petit Niccolò tu t’en fiches un peu.
— Donc, je suis bien le plus grand de ce siècle ?
— Oui.
— Ça me va. Je veux… je veux… les femmes, qu’elles soient en pâmoison lorsque je joue.
— Elles ne le sont pas déjà ?
— Si, c’est vrai. Mais je veux ne même plus avoir à faire d’effort pour avoir accès à leur couche.
— Ah, la luxure, celui que le vieux pardonne le plus facilement, avec la paresse, c’est toujours un excellent mélange. Je te met un supplément avec des garçons ?
— Euh, non.
— T’es sûr ?
— Oui.
— Sûr et certain ?
— Oui.
— Ah, tant pis. Que veux tu de plus ?
— Un siècle ?
— Comment ça ?
— Si je te vend mon âme, mon âme éternelle, celle pour laquelle le Christ est mort, je veux en profiter un peu avant une damnation éternelle. Un siècle.
— Tout doux papillon, tu en demandes trop. Le contrat de base, c’est dix ans. Je peux l’améliorer, mais faut pas pousser le bouchon trop loin. Vingt ans t’iraient ?
— Quatre-vingt dix ?
— Tu te crois où, chez le marchant de tapis ? »
Et après un âpre discussion, nous convînmes de cinquante-sept ans. Elle me dit :
« C’est un multiple de trois, cela me va. Le vieux n’aime pas quand j’utilise des multiples de trois, il trouve que c’est un blasphème. Pourtant, mon nom aussi est un multiple de trois. Le six cent soixante-six est deux fois un multiple de trois. Cela salit la trinité selon lui. Il est si jaloux. Et puis, cinquante-sept est un multiple de dix-neuf, la chaleur, la vitalité lumineuse, le succès, c’est très approprié pour toi. Maintenant, il va falloir sceller notre pacte. »
Elle me tendit une plume, et je dus signer de mon sang, puisé à mon poignet gauche, côté du malin, entaillé de cette plume aiguisée. Une fois le pacte signé, elle se mit à me lécher la plaie pour la cautériser et la nuit se poursuivit, par ses coups de langues habiles, en des endroits que je ne pourrai citer ici. Je me souvenais étrangement de ce poème :
Le visage d’un ange et le corps de Lilith,
Inspirent à l’âme troublée tous ses péchés :
Une croupe mérite d’être cravachée,
À la cadence de mon désir monolithe.
Naissent et se répandent mes envies subites.
Qu’il est devenu difficile de cacher.
La vue de ta nuque me fait me pourlécher,
Je ne pourrai garantir ma bonne conduite.
Le cœur bat à ta vision incandescente,
Qui a embrasé mes rêveries indécentes.
Mon appétit s’envole en transe à ton odeur.
Noyé dans ton regard, assoiffé de ta peau,
Je n’aurai alors plus une once de pudeur,
Mes fièvres galoperont bientôt en troupeaux.
Elle prit ensuite mon violon, et me joua une sonate extraordinaire. Je saisis du papier et une plume, et j’écrivis sous sa dictée. Ce fut le début de ma gloire.
Nous sommes le 26 février de l’an de grâce 1770, mais elle préfère dire, l’an de crasse. Depuis quelques nuits, j’entends des griffes gratter les poutres de ma maison. Je sais qu’elle vient. Elle sait que je l’attend. Je sens son souffle chaud. Et ses mains. Et ses griffes. Et ses dents. Et ses flammes. En ai-je assez profité ? La bougie s’éteint.