Petites amours > 2. Le bon profil

7 mins

Jean-René Foutriez, cadre bancaire à la Raiffeisen, section Arve-Rhône depuis 18 ans, palpe la boucle de sa ceinture en simili cuir. Déjà deux crans de gagné depuis qu’il s’est inscrit au fitness de son quartier. Le pantalon de son costume gris anthracite fait des plis à la taille.

Depuis que son épouse l’a quitté après un voyage all inclusive à Monastir, recommandé par leur psychologue dans le cadre d’une thérapie de couple, Jean-René est passé par des hauts et des bas marqués par une période de boulimie effrénée. Une nouvelle thérapie, celle-là cognitivo-comportementale, a finalement abouti à une meilleure prise de conscience de son corps, de ses envies et de sa vie. Sa psychiatre, le Dr. Beate Brayard-Edler von Musil, reconnaissable à son immuable pull noir à col en claudine perlée, le sentant enfin prêt, après 18 mois de séances, tous les lundis et jeudis de 18h à 18h45, lui a fixé comme objectif de rencontrer une femme dans le but très simple de plaire, car pour plaire, il faut se plaire.

D’abord désemparé, Jean-René a pris le taureau par les cornes et a décidé de se remettre à faire du sport. Joseph, son personal trainer et coach de vie, qu’il voit tous les mercredis et vendredis de 12h30 à 13h30, est dur avec lui, cependant il sait que ça lui fait du bien, ces deux crans de ceinture en moins en sont la preuve.

Depuis son box vitré, transparence bancaire oblige, Jean-René hésite. L’envie de se connecter au site « Swissfriends » le titille. Ce site de rencontre « de qualité » lui a été suggéré par Léa, l’employée du tea-room « A la bonne boule de Berlin » où tous les matins il va acheter son café à l’emporter et son escargot aux raisins. Léa a un côté vulgaire, avec ses pantalons serrés et ses cheveux teints en rouge, qui n’est pas pour lui déplaire. Souvent cependant, elle l’ignore et lui sourit artificiellement, sa bouche faisant un rictus qui le met mal à l’aise, une légère paralysie faciale se dit-il.
Sans elle, il n’aurait jamais imaginé que de tels sites pouvaient exister et il lui en est reconnaissant.
L’horloge de son bureau, offerte pour ses 15 ans de services par le directeur de la section Rhône-Arve, indique 12h15. La succursale est fermée durant la pause de midi, il est seul, c’est le moment d’agir. Par prudence, il se connecte sur le site avec son tout nouvel IPhone 8 grand écran. S’il avait attendu deux mois de plus, il aurait pu s’acheter l’IPhone X… Ce sera pour l’année prochaine pensa-t-il.
Swissfriends.ch, c’est fébrilement qu’il tape l’adresse du site, en mode privé, sait-on jamais, et là sur la home page, un slogan apparaît, en caractère rouge vif passion : » Vous cherchez l’amour ? Il sait où vous trouver ». Une goutte de sueur perle sur son front « Vivez des sorties palpitantes avec les célibataires de votre région ! Il ne manque plus que vous ». Le cœur de Jean-René bat la chamade, il transpire abondamment, il a des fourmis dans les jambes, Je suis : Il sélectionne « un homme » qui recherche : Il sélectionne « une femme », entre : Il sélectionne après quelques hésitations « entre 38 et 50 ans ». Il tape sur « suivant » avec fébrilité. Un pseudo, une adresse email, un mot de passe. Grand Dieu se dit-il. Le niveau de tension n’étant plus maîtrisable, il met son téléphone portable dans sa veste et sort prendre l’air, il a besoin de se remettre les idées en place.

Joseph pourrait peut-être me conseiller pensa-t-il, mais comment le lui demander ?

Mercredi 12h30, Jean-René a revêtu sa tenue de sport et attend à côté des poids et haltères. Joseph, à son habitude, arrive avec 5 minutes de retard. Il est grand, il est beau, il a un bras tout tatoué et bien sûr il est musclé.
Joseph : « Et alors, t’as pas commencé l’elliptique ? C’est pourtant dans ton programme, 12 minutes d’elliptique avant la séance… ».
Jean-René regarde le bras de Joseph, ce bras musculeux qui lui fait penser à un antérieur d’Okapi, vu récemment dans un documentaire télévisé, avec toutes ces zébrures et motifs tribaux. Il porte un marcel avec un col en V qui descend décidément très bas, laissant apparaître ses pectoraux et son téton vraisemblablement piercé.
Sortant enfin de son état contemplatif, Jean-René bredouille quelques mots dont Joseph ne tient pas compte.
« Tu commences par 4 séries de 10 pompes pendant que je vais chercher ton programme ». Jean-René s’exécute, il tient à rentabiliser son abonnement. Joseph s’éloigne, Jean-René est sur le ventre. Il y est toujours quand Joseph revient. Ses jambes sont très fines, complètement imberbes. Il doit faire du vélo pensa Jean-René en se relevant. « Un peu de motivation, on enchaîne sur trois séries de 15 squats… ». Jean-René, à nouveau s’exécute, comme le bon soldat qu’il était durant ses cours de répétition. L’heure de personal coaching s’achève enfin, Jean-René est en transpiration, sur le point de défaillir. « La prochaine fois, n’oublie pas ton elliptique » lui dit Joseph qui part s’occuper de son prochain client.

Non, décidemment, il ne pourra pas lui demander conseil. Il devra se débrouiller seul et finalement ce n’est pas si mal.
Jean-René est chez lui, il est 18h45, il s’est préparé un gin & tonic, les questions de Swissfriends défilent : 1,80 mètres, cheveux courts, barbe de trois jours, 50 ans (il aurait voulu mentir un peu mais il n’a pas pu, déformation professionnelle certainement), cherche femme de plus de 1,60 mètres, svelte, entre 30 et 40 ans… après réflexion il décide d’étendre son choix à 48 ans (50 ça fait un peu trop !).
Il doit maintenant rédiger un profil. Deuxième gin & tonic.
Johnny Halliday est à la télé, dans son cercueil blanc, Aline n’est pas à l’enterrement, son épitaphe sur sa tombe Saint-Barthinoise : « Souvenez-vous de moi comme d’un homme sincère ». Sincère, Jean-René ne le sera définitivement pas dans la description de son profil. Swissfriends donne quelques conseils afin de franchir cette étape cruciale : « Le profil doit être bref, drôle, se décrire de façon légère et amusante, si possible originale. Eviter toute forme de vulgarité et, point essentiel, insérer une photo récente sans nudité excessive, le webmaster se réservant le droit de ne pas publier un descriptif ou une photo ne respectant pas le code éthique du site ». Code éthique étant souligné et renvoyant à ladite page.
Jean-René porte le verre à sa bouche, l’amertume du tonic et la puissance du gin lui donne le kick dont il avait besoin. « Un Foutriez sait se mettre en valeur, un Foutriez est exemplaire, un Foutriez n’a peur de rien » se dit-il en repensant à ses dernière vacances all-inclusive au Sahara Beach de Skanes-Monastir. Je montrerai à Brenda, ex-Foutriez, que moi je ne me contenterai pas d’un garçon de plage, un simple baiseness-man, sans formation bancaire.

Responsable de l’agence Raiffeisen du Bois de la Bâtie, Jean-René doit sa promotion entièrement à son mérite, notamment en réorganisant la gestion des coffres forts de sa succursale. Son projet, retenu par la direction après constitution d’un groupe de travail ad hoc, a été de standardiser la largeur (30 cm) et la profondeur (50cm) des coffres. Trois hauteurs sont disponibles à la location permettant des dépôts de 0,0075 à 0,0255 m3 de, entre autres, billets, bijoux, bons au porteur et montres de luxe dûment répertoriés et déclarés au fisc. Le système Foutriez équipe maintenant toutes les agences de la section Arve-Rhône. Un certificat, signé par Hans-Ruedi Pincenz, CEO de la Raiffeisen Suisse, le félicitant pour son engagement remarquable dans le développement de la gestion du volume de stockage au sein du groupe, a été encadré et installé au-dessus du broyeur de documents de son bureau. Jean-René étant le seul de son agence à bénéficier d’un bureau fermé (bien que transparent, éthique bancaire oblige), il s’autorise, raisonnablement, à se consacrer à quelques activités personnelles voire intimes, si l’on considère le temps qu’il passe dorénavant sur Swissfriends.ch.

Son profil a finalement été rédigé à l’instinct, sans rien omettre et en essayant de se révéler au mieux :
« Dirigeant bancaire, à l’apogée de sa carrière, tout juste 50 ans, en excellente santé, sportif, d’un bon niveau culturel, jovial, aimant sortir, la nature, le ski, danser, les parties de jass entre copains, voyager, plonger, faire du vélo, de la voile, de la natation, des jeux de société, du bricolage, piloter des drones, tirer au petit calibre, souhaiterait rencontrer son âme sœur pour une relation basée sur la confiance, le partage et l’amour. Les plans Q, les femmes mariées ou en couple, les croqueuses de diamants, les égocentriques, les hystériques, les nymphomanes ne passez pas votre chemin sans me contacter ».
Jean-René a hésité, il est vrai, sur le dernier paragraphe. Après réflexion, il a trouvé amusant de ne pas se prendre trop au sérieux.

Depuis que son profil est « online » avec sa photo à 12m de profondeur en tenue d’homme grenouille, il a « liké » et envoyé des messages à une trentaine de femmes dont Fanny12769, Wildcat71, Xeniathewarrior82, Kifemalife781, Bonheuretpassion1948, Chaudebiscotte68, Fitandfun66, Jeannetteblanchod58, Dragonne7 et particulièrement Deepinsidetheabyss avec qui il « chatte » régulièrement. Deepinsidetheabyss n’a pas mis de photo sur son profil et demeure très énigmatique. Elle ne répond souvent pas à ses questions si ce n’est de façon laconique et utilise la panoplie complète des Emoticons pour communiquer. Tout ce qu’il sait d’elle c’est qu’elle est brune, qu’elle mesure 1,66 mètre, qu’elle habite en centre-ville, qu’elle aime aller au cinéma, souvent seule, que son soutien-gorge a un bonnet C et qu’elle est plus mer que montagne.

Tous les soirs, vers 20h30, Jean-René et Deepinsidetheabyss « chattent » ensemble pendant plusieurs heures, se confiant de plus en plus, abordant des sujets de plus en plus personnels. Comme lui, elle aime les meringues à la double-crème de Gruyère, les Malakoffs de Luins, les Bains bleus, les randonnées alpines et les dîners en amoureux. Saisissant la perche tendue, Jean-René l’invite à prendre un verre. Enfin répond-elle, je pensais que tu n’allais jamais me le proposer ! Cela fait quand même plus de 10 jours que nous échangeons quotidiennement.
Rendez-vous est fixé le lendemain à 18h30 à l’Atelier Cocktail Club, un bar branché du quartier des Eaux-Vives.

Comme à son habitude, Jean-René arrive en avance, il a du mal à déchiffrer les quelques mots scotchés à la porte d’entrée : Ouverture à 19h, lui semble-t-il, ce qui explique le vide intergalactique dans le bar et la porte hermétiquement close. J’espère qu’elle arrivera en retard pensa-t-il en faisant les cent pas sur le trottoir. Il n’y a que moi pour donner un rencart à 18h30 devant un bar fermé.
18h35, une femme seule, la démarche altière et déterminée, s’approche. Elle regarde Jean-René dans les yeux. Elle porte des pantalons en cuir d’agneau très serrés, ses yeux s’illuminent, elle se met à rire « Jean-René, je m’en doutais », « Léa » balbutie-t-il.  

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1 Commentaire
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Audrey Baille
3 années il y a

Jolie chute !

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