Philibert Desseilles est un bel homme. Grand, longiligne, des abdominaux, une barbe de trois jours entretenue minutieusement, il est toujours très élégant. Ses tempes grises, son regard vif, un port de tête princier et son autorité naturelle lui donnent un charisme fou. Son statut de haut-fonctionnaire dans un département clé du canton assoit le sentiment de force qu’il dégage. Philibert ne porte plus de cravate, il n’en a plus besoin et parfois même des chaussures en toile kaki sans chaussettes.
Il habite un loft de 180 m2 dans un attique et se déplace exclusivement en transports publics, parfois il s’autorise un taxi Uber bien qu’il ne cautionne pas les conditions de travail des chauffeurs. Dès qu’il le peut il passe quelques jours en Floride dans son condo de Big Pine dans les Keys.
Philibert est divorcé, il n’a toujours pas compris comment sa femme avait pu le tromper. En plus avec un avocat sans plan de carrière et sans cheveux. Elle est partie du jour au lendemain, abandonnant mari et progéniture.
Le couple disposant de quelques biens, une villa à Corsier, un chalet à Verbier ainsi qu’un petit immeuble de rendement sur la côte d’Azur, iI a accepté la garde des enfants, presque majeurs, sous conditions de pouvoir conserver sa résidence floridienne. La procédure a été longue ; comme toujours Philibert est parvenu à ses fins, cependant la blessure infligée a nécessité une assistance. Ne souhaitant pas consulter un psychiatre, sa dernière thérapie ayant été un échec, il a préféré s’adresser à un coach de vie, trouvé sur internet, garantissant à 100% la réalisation de tous ses objectifs en termes de réussite professionnelle, d’amour, de bonheur et d’abondance. Un engagement minimum de dix sessions à CHF 180.- les 45 minutes, non remboursées par les assurances sociales, étant indispensable pour atteindre un résultat.
Tatiana Bellinakovskaya, son coach, docteur en langues orientales, titulaire d’un MBA en finance, gymnaste d’élite ayant participé aux jeux olympiques de Pékin en 2008, lui proposa d’emblée de reprendre possession de son corps et de sa vie en effectuant quelques exercices de remise en confiance. Elle lui fixa comme objectif, pour la prochaine séance, d’inviter des amies à prendre l’apéritif après le travail.
Son contexte professionnel et sa position ne se prêtant pas à une telle démarche, Philibert entreprit de consulter tous les contacts de son IPhone. Les quelques appels qu’il fit, principalement, à des amies de son épouse, elles aussi divorcées, se soldèrent par de polis refus, dans le meilleur des cas. Dépité, Philibert s’essaya à courtiser les serveuses des restaurants où habituellement il prenait son déjeuner. Là aussi, aucun résultat si ce n’est des propositions de commander un digestif avec son expresso. Ce qu’il accepta à plusieurs reprises.
Jean-René, un ami banquier, lui conseilla le site de rencontre qu’il fréquentait assidûment. Succès garanti l’encouragea t’il.
Philibert prit un abonnement sur Arship.ch, un site de rencontre affichant un taux de réussite de 38% pour célibataires cultivés recherchant une relation durable, sérieuse, heureuse et épanouie. Le prix le rebuta un peu mais il décida malgré tout de s’y inscrire.
Le test de personnalité, les réponses aux multiples questions et la rédaction de son profil lui demandèrent du temps. Efficient de nature, il espéra que ses efforts lui permettraient, avant sa prochaine séance avec son coach, de rencontrer quelques femmes. Au bout de trois jours, enfin, les premières prises de contact prirent forme. Que de questions, d’interrogations à lever avant afin de fixer le premier rendez-vous.
Béatrice, cadre supérieure dans le domaine des biotechnologies consentit, avec quelques réticences, à accepter de prendre un verre. Philibert la rencontra à l’Atelier du Cocktail, rue de la soif. Il s’aperçut tout de suite qu’elle lui avait menti sur son âge. Qu’elle n’était pas blonde, pas mince si ce n’était il y a quelques années, qu’elle était peu diserte et qu’elle avait une sacrée descente. Le prix de la planchette, boire donne soif, le surprit. Décidément ce coaching et ses activités annexes lui coutent cher pensa t’il.
Il invita Chantal, secrétaire de direction, dans un bar plus traditionnel. Elle prit malgré tout un spritz et l’apéro se termina par un repas.
Géraldine, banquière, préféra le bar des Bergues, encore des cocktails mais plus chers. Il déclina le diner, prétextant un mal de tête.
Françoise, éducatrice, se contenta de la Barge, une buvette au bord du Rhône. Sa simplicité, sa gentillesse le mirent mal à l’aise. Il la trouva jolie mais pas assez élégante.
Inès, account manager dans une multinationale, accepta de le retrouver à la Petite Reine, un bar alternatif derrière la gare Cornavin. Grande et déliée, elle lui proposa de manger un morceau et d’aller danser au Wunderbar. Philibert la trouva sympathique et il acquiesça, son budget pour la soirée explosa.
Il ne revit aucune d’entre elles, l’exercice n’était-il pas de prendre l’apéritif ?
Tatiana Bellinakovskaya lui rétorqua qu’il était normal de tenter d’entrer dans une relation plus intime et que ne pas le faire était somme toute dommage, voire une perte de temps, n’était-ce pas le but ultime d’un site de rencontre ?
Philibert entreprit donc de toutes les recontacter sauf Béatrice.
Géraldine refusa de le revoir, Chantal, Françoise et Inès acceptèrent.
Cette fois il proposa d’emblée un dîner. Il choisit le café de la paix, boulevard Carl Vogt. Un peu cher mais service impeccable. Il espéra ainsi les impressionner et, éventuellement, leur faire visiter son loft situé à deux rangées d’immeubles.
Seule Inès accepta de l’accompagner chez lui. La relation fut brève mais intime, Philibert ayant oublié où il avait caché sa boite de Viagra.
Tatiana Bellinakovskaya félicita Philibert et lui demanda ce qu’il avait ressenti. Il ne sut que dire, tant il était concentré sur la fragilité de sa semi-érection. Il n’en pipa mot à Tatiana bien sûr. Son coach l’invita à renouveler l’expérience, cette fois en se concentrant sur son corps, en évitant toutes les interférences provoquées par sa conscience.
5 rencontres pour 1 relation consommée. Pas très efficace pensa Philibert, son taux de réussite étant de 20%, contrairement au 38% indiqué par Arship.ch
Comptable de formation, il décida de calculer le coût de son unique succès :
Approche initiale :
5 apéritifs : 60.- environ
1 planchette : 30.-
2 dîners : 190.-
2 entrées en boite de nuit : 60.-
2 cocktails : 60.-
Soit un sous-total de 830.-
Deuxième approche pour conclusion :
3 dîners : 220.-
Soit un sous-total de 660.-
La nuit avec Inès lui aura coûté 1490.-, sans compter l’inscription sur le site de rencontre et une éventuelle utilisation de pilules bleues.
Avec cette somme, il réalisa qu’il pouvait se rendre presque deux fois à Big Pine Key. Cette découverte le troubla. Il devait absolument optimiser les coûts générés par la prise de conscience de son corps.
Le succès d’une rencontre étant par définition inconnu, à moins d’affiner sa stratégie de séduction, la seule possibilité de contrôler, voire de réduire le coût d’une relation serait de maximiser son taux de réussite. Philibert conclut très vite que pour cela, il fallait dramatiquement modifier son mode opératoire.
Alangui sur son transat, un verre de gin & tonic à la main, Philibert observe la biche broutant les jeunes pousses de sa haie d’hibiscus. Depuis la terrasse de son condo vert pastel sur Lobstertail road, il a une vue sur le canal et la maison, vert pastel, elle aussi, de ses voisins qu’il n’a encore jamais croisés. Il feuillette la brochure remise la veille par le concessionnaire Boston whaler. Le 350 Outrage trouverait idéalement sa place sur son débarcadère privé. Il va définitivement falloir qu’il passe son permis. A moins qu’il ne se décide à construire son couloir de nage de 12 x 3 mètres.
Philibert se sent bien. Il a recentré sa vie sur ses séjours bimestriels à Big Pine Key. Terminé le coaching, les rencontres, les sorties stériles, il se concentre dorénavant sur l’essentiel : Lui.
Se désabonner de Arship.ch fut particulièrement frustrant. Il y eut d’une part cette Loana qui refusa catégoriquement de le contacter sur son email privé et d’autre part, il omit de lire les conditions générales stipulant que son abonnement de 3 mois se renouvelait automatiquement sur une période de 12 mois. La résiliation devant intervenir 2 mois avant la fin du contrat initial.
La nuit avec Inès lui aura coûté une fortune.
Son verre est vide, il tourne la tête pour appeler Maria-Luisa qui arrive avec un nouvel Aviation gin (celui de Ryan Reynolds) & tonic et des noix de cajun. Maria-Luisa doit avoir 45 ans, elle vient du Nicaragua et était déjà au service des anciens propriétaires. C’est une jolie femme, toujours discrète. Elle fait partie des meubles et vit dans la chambre du rez-de-chaussée, à côté du garage où est parqué son pick-up GMC et du congélateur à appâts utilisés pour la pêche.
Pour quelques dollars supplémentaires, en plus du ménage, des courses, de la cuisine, du linge, du jardin, elle a accepté de s’occuper du corps de Philibert.