Walter prend place dans le fauteuil. Le tissu bleu clair est rêche, le rembourrage insuffisant, les accoudoirs trop étroits. Un Ikea pense-t-il.
Il transpire, le dos de sa chemise sur mesure en vichy bleu (comme le fauteuil mais légèrement plus foncé) est trempé. Traverser la ville à vélo sans s’arrêter, brulant un feu rouge sur deux, empruntant plusieurs rues en sens interdit, a déclenché une suractivé de ses glandes sudoripares. Il ne met pas de casque, ça aplatit les cheveux. Tout cela est déraisonnable se dit-il, il repoussera le prochain rendez-vous s’il devait y avoir une suite. Il ne peut décemment se comporter comme un coursier à bicyclette.
Arieta von Musil, le regarde, ses yeux plissent légèrement, les coins de sa bouche se relèvent imperceptiblement. Elle porte une chemise blanche, épaisse, qui ne laisse rien transparaitre, fermée hermétiquement par un col lavallière. Ses jambes sont invisibles sous une longue jupe noire. Ses cheveux sont regroupés en chignon compact maintenu par une couronne de sixtus. L’ovale de son visage a conservé toute son élasticité, les yeux sont noirs en amande, soulignés par un trait d’eyeliner parfaitement tracé, la bouche est charnue. Ses efforts pour cacher sa féminité n’arrivent pas à faire barrage à une sensualité qui déborde. Walter l’imagine nue, des seins lourds, une croupe accueillante. Aucune bague à son annulaire. La sueur recommence à perler.
– Alors ? dit-elle, cela va faire 6 mois que nous ne nous somme plus revus.
– Je n’ai pas compté lui répond Walter
– Venez-vous pour vos problèmes d’agressivité ?
– Ca va beaucoup mieux docteur, je viens pour autre chose
Silence
– Et ?
– C’est… délicat…
– Si vous n’êtes pas prêt, vous pouvez repasser. Je ne sais du reste si je pourrai vous aider ?
– Je suis prêt
Silence
– Lancez-vous !
– Je… Je n’arrive plus à… aimer…
– Vous n’aimez plus votre mère ? Dit-elle sourire en coin
– Je n’arrive plus à aimer
– A aimer en général ?
– A aimer une femme
– Vous aimez un homme ?
– Je crois que je n’aime plus personne à vrai dire. Ce qui me préoccupe ce sont les femmes
– Pourquoi cela vous préoccupe-t-il ?
– J’ai envie d’aimer, je suis fatigué de passer d’une femme à une autre, je prends de l’âge, j’ai peur de finir seul
Silence
– Continuez
Walter détourne le regard sur son jeans gris délavé, labellisé sans sablage. Il plisse inélégamment à l’endroit de son entrecuisse. Il croise les jambes, ce qui fait remonter son pantalon et ressortir ses bottines, des Paraboot couleur café. Il a l’impression de sentir l’odeur de son sexe, ou de ses pieds, ce qui le gène un peu.
– Je suis inconstant, je n’arrive pas à me fixer
– Pourquoi cela ?
– Je consomme les femmes et m’en sépare après… usage. Je veux toujours mieux ; plus intelligente, plus excitante, plus belle, plus… je ne sais plus. J’ai perdu l’envie de construire, j’ai perdu l’envie de partager, je ne sais plus ce qu’est aimer
– Vous voulez changer cela ?
– Oui, je n’en peux plus
Silence
– Comment pensez-vous procéder ?
– Je vais faire une pause, me désabonner des sites de rencontres, réapprendre à être seul
– Il y a peut-être une forme d’addiction à tout cela, en avez-vous conscience ?
– Je m’en doute bien, j’aime séduire, l’excitation de la première rencontre, la chasse, le goût du sang, l’adrénaline que tout cela provoque en moi
– Le goût du sang ?
– Une façon de parler docteur, ne vous inquiétez pas
– J’imagine que vous vous sentez prêt, vous ne seriez pas là sinon. Faire une pause vous fera certainement du bien, si c’est évidemment ce que vous souhaitez ?
Silence
Arieta von Musil consulte son Apple Watch rose série 6. Elle se penche en avant pour se lever, les pieds parallèles, bien à plat sur le sol en lino. Elle porte des mocassins noirs avec un mors argenté sur le dessus. Des mi-bas sombres recouvrent ses mollets. La chaine qui entoure une de ses chevilles fait une légère boursouflure. Des chaussettes longues, même de couleur, auraient été d’un meilleur effet pensa-t-il.
L’ameublement du cabinet est minimaliste et bon marché. Sur le bureau un chat japonais en céramique remue la patte inlassablement. Une chaise en polycarbonate transparent rouge trône dans un coin. Le papier peint en paille d’avoine est défraichi.
Walter se lève à son tour, tire le tissu de son pantalon vers le bas. Enfile sa doudoune sans manches (en véritable duvet récolté dans le nid ; l’étiquette indique que le canard, pour son bien-être, n’a pas été plumé). Il remarque les éclaboussures parsemant le cuir de ses chaussures, il les essuie d’un rapide mouvement sur l’arrière de son jeans.
– Revoyons-nous si vous êtes d’accord la semaine prochaine pour discuter de vos progrès. Essayez de me donner des exemples plus concrets lorsque nous nous reverrons.
Arieta sort son agenda, elle tient un Caran d’Ache rose entre ses doigts. Ses ongles sont courts et vernis. Elle le regarde dans les yeux et cette fois sourit franchement.
Il sort son Iphone pour noter la date de la prochaine séance. Il recule l’heure du rendez-vous de trente minutes.
Il s’apprête à sortir, entrouvre la porte, se retourne vers Arieta von Musil et lui demande :
– Ne voudriez-vous pas dîner avec moi cette semaine ?