Réflexions aquatiques

3 mins

J’étais au bord de l’eau, mes yeux bleus imprimés dans la vase marron du fond du lavoir. Le reste de mon visage en sortait éclairé d’une lumière sombre, maléfique, comme si des projecteurs étaient fixés sur mes pupilles.
Une feuille passe, mon œil droit disparaît, réapparaît. Elle emprunte ensuite la route du nez et caresse le philtrum, impassible. Soudain, elle croise un de mes cheveux échappé de mon chignon, lui tourne autour et finit par arrêter sa course, lentement.
J’en profite pour revenir à la contemplation de mes yeux. Ils sont restés là, impassible, d’un bleu toujours aussi éclatant. Comme je les aime ces yeux, ils ne m’ont jamais abandonnés, ils ont toujours tenus bons, et surtout, ils n’ont jamais versé une seule larme.
— Salut Emma, aujourd’hui j’ai pas trop de choses à te dire. C’était une journée ordinaire, banale, insignifiante. Les journées que je déteste le plus.
Une courte pause, la feuille a disparu, mes yeux sont toujours là, dans l’eau transpercée de poussière, immobile, comme dans un gel.
— C’est mon sixième jour de jeûne. Bien sûr, je mange toujours le soir à la maison, mais je me porte déjà mieux.
Les yeux dans l’eau me jugent, durs.
— La cantine du collège n’est pas bonne pour la santé, de toute façon, dis-je en relevant la tête pour éviter le regard.
L’autre côté du lavoir est envahi d’herbes folles, on distingue à peine la pierre maintenant. Je me tourne pour m’allonger sur le dos, entre le ciel grisâtre et le toit noir du lavoir.
— Tu sais… Je me pose de plus en plus de questions. J’ai envie de reprendre ma vie en main, mais je n’en ai pas la force. Ni la motivation.
Un rire amère s’échappe de ma gorge.
— Tu m’entends ? Reprendre sa vie en main à treize ans, c’est risible. Je dois juste faire des efforts. Me « sociabiliser », énoncé-je le mot interdit.
La poutre qui soutenait la toiture du lavoir était dans l’obscurité. On aurait dit qu’un lutin l’avait façonnée pour qu’elle ait cette forme biscornue.
— Ah, je ne te l’ai pas dit. Ma mère a remarquée qu’on m’avait coupé une mèche de cheveux. Je lui ai dit que j’avais fait ça pour m’amuser, mais elle n’a rien répondu. J’ai l’impression qu’elle a compris que ce n’était pas pour m’amuser. Ou alors elle était fatiguée. Elle est beaucoup fatiguée en ce moment. Elle rentre tard, et je dois passer la soirée avec papa.
Je vois un sillon traverser la mer de nuages, et je me demande si les passagers de cet avion ont des vies aussi compliquées que la mienne. Sûrement. Obligé. Ils sont dans un avion. Je n’aime pas les avions. Voler dans les nuages, oui. Mais dans une carcasse de métal, non merci. Je préfère encore prendre mon vélo.
— Ce midi j’ai lu un livre au CDI. C’était un carnet de voyage, d’un photographe qui a fait le tour de l’océan austral en bateau. Je veux faire ça plus tard. Marin. Ou aventurière, si je ne peux pas devenir marin. Je n’aime pas ce mot, « marin ». « Matelot » ? « Matelote » ? C’est pas très beau non plus, mais au moins il y a un féminin, soupiré-je.
— Le carnet de voyage, il raconte toutes les îles qu’il a visité, dans les Quarantièmes Rugissants et les Cinquantièmes Hurlants. Tu sais, c’est la ceinture qui entoure la Terre, au sud de l’Australie. Je trouve ça tellement romantique comme nom, ça me donne envie de partir à l’aventure, de découvrir de nouvelles terres et de pouvoir dire « je suis une aventurière » à la face du monde. Pour que ces petits abrutis qui me servent de compagnons de classe se rendent compte qu’ils avaient tort.
L’avion a finit par disparaître à l’horizon. Des traces de son passage sont toujours là, mais il a fui devant ma diatribe enflammée.
— Enfin, il faudrait déjà qu’ils se souviennent de moi… murmuré-je en fermant les yeux.
La voix de mon père brisa le calme du moment :
— Emma ! Tu viens m’aider à mettre la table ?
— J’arrive tout de suite !
Je me lève alors, jetant un dernier coup d’œil à mon reflet dans l’eau. Mes yeux étaient toujours là, comme pour me dire d’être forte. Moins durs, plus compatissants. D’ici, le trou dans mes cheveux se remarque très bien, malgré ma frange arrangé pour le cacher. À chaque fois que je le vois, j’ai envie de pleurer, mais je tiens. Je suis forte. Je tourne le dos à ma confidente et sors du lavoir, la tête haute. Je suis forte.

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