2. Lettres gabonaises : Libreville

4 mins

L’air est tenu dans la chaleur.

Les gouttelettes naissent sur les fronts, sur les nez, forment des mosaïques humides, ruissellent sur les corps en stagnation. Chacun porte cela sur lui, résigné.

Les premières salles de l’aéroport semblent elles aussi disposées à attendre, et seul dieu sait combien de temps encore. Cela excite les américains qui atterrissent et qui ont emmené avec eux leurs attentes, leurs habitudes culturelles, leur sang-chaud.

Il y a d’un côté cet occident qui se tient sur les nerfs, personne ne l’a prévenu qu’il faudrait qu’il se défasse entièrement. Ses nerfs gonflent à vue d’œil, son visage prend le teint carmin, son égo s’affirme. On ne sait plus s’il a chaud ou s’il est sous l’emprise de ses états d’âme.

De l’autre côté, il y a l’Afrique noire qui sourit paisiblement. Il est béat, tranquille, sa démarche est presque nonchalante lorsqu’il appuie le coude sur le comptoir, son autre main dans le dos. La grosse femme lui tire son regard dur et réprobateur habituel, cela n’empêche pas son œil d’être mouillé de patience. Il attendrait encore deux heures ainsi sans se froisser, et on le verrait repartir avec encore la même démarche relâchée, les chaussures frottant le carrelage avec la même cadence reposée qui le menait pour arriver.

Le premier, l’occident, emmène et exhibe des attentes qu’il suppose légitimes. Il portera ainsi sûrement des préjugés. Le second ne sait pas qu’il pourrait perdre du temps, il est préparé à toute attente et rien qui ne soit grave ne le précipite.

Attente et Attente deux mots si identiques dans la forme, si antagonistes par le sens. Les confrontations des sens, des us et coutumes, sont des détonations pour l’observateur, elles révèlent les altérités les plus essentielles, elles explorent les distances, et ce sont justement les distances séparant les cultures qui nous en dévoilent les traits avec le plus de clarté.

Devant les vapeurs cuisantes qui stagnent, les murs se déteignent, deviennent jaunes et moites, les lumières se brumisent, se tamisent. L’air au dehors est noir, lourd encore, mais la brise constante tempère l’impression première d’étouffement.

Quand l’occidental reçoit son papier d’autorisation d’entrée, il sort précisément dans cet air noir, et là, il hume pleinement quelle folie, quelle liberté le prend tout à coup, lorsqu’il considère sa position sur la Terre et qu’il prend conscience qu’il se trouve alors les deux pieds sur l’équateur.

Au marché.         
           Libreville est une emprise urbaine où se côtoient tous les chaos et merveilles de l’Afrique. Il suffit de faire un tour au grand marché de Mont Bouët pour témoigner de ce chaos véritable.

La foule excitée hâle des corps sans exigences, les soumet à des mouvements qu’ils ne choisissent pas, ils titubent sur un goudron éventré de part et d’autre qui ne laisse plus qu’un grand creux de terre de la largeur de deux voitures. C’est l’entre-deux du macadam et de la piste.

Partout, des échoppes se dressent et sont criées dans le noir par des bouches multiples, d’autres tablées sont mises à même l’asphalte et accompagnées des jambes croisées de leurs hôtes. Entre elles, les déambulations de mille yeux béats font une procession indéchiffrée. Ce sont des Librevillois qui fouillent leurs nécessités au sein du grand chaos, et ils le font en incarnant autant un parfait désordre qu’un parfait ajustement au sein de leur environnement. Cela fait l’effet d’une immense errance, un grand vagabondage des esprits, et ils sont là comme quelqu’un qui serait tranquillement perdu.

L’obscurité avive les peaux blanches.

Tout autour, ce sont des Camerounais, des Ivoiriens, des Béninois, des Maliens qui adjurent derrière les comptoirs, car les richesses du Gabon attirent. Certains se laissent louvoyer dans la file des gens, d’autres s’égarent de tous côtés, et parfois la rue en jouxte une autre parcourue de voitures où il faut jouer entre les roues. Chacun a développé son sixième sens d’évitement des rétroviseurs et, dans le même temps, les corps s’esquivent adroitement, aucuns ne se bousculent et tous pour finir se frôlent une épaule.

Musique de diable sur les caissons d’un boutiquier, les déhanchés sont entrainés. La ruelle est observée de mille regards semés dans toutes les directions, rien n’y passe sans être l’objet d’un œil ou d’un autre. On pointe du doigt le blanc, on l’appelle en anglais, en espagnol, en langues. C’est un être rare qui suscite l’émotion.

Entre temps, la foule immense et incontrôlée perpétue son mouvement. L’inertie des plus rapides génère un vent qui soulève les coiffures, remue les robes traditionnelles des femmes, certaines colorées de jaune et rouge pétillants, d’autres de deux nuances de bleus.

Ces joyaux qu’elles portent, pleines de dignité, font chanter les scènes africaines d’un chant de savane intensément sauvage. Mais ces visions du sauvage fondu au sein des villes percutent. Les ethnies ancestrales ont heurté les bitumes. Elles sont à l’image des apparitions d’oiseaux colorés, ces lézards géants, les varans, les glorieux tropiques qui s’incarnent jusqu’en pleine ville, lorsque l’herbe dansante, d’un vert pur et soigné, rattrape tout effort de transition culturelle. Déjà le changement qui se met en marche se trouve nu devant l’essence des choses qui le rattrape, qui rappelle partout et constamment où se trouvent les racines. La forêt humide déconstruit petit à petit ce qui n’est pas lié à elle, à ses territoires, à sa nature. C’est à l’image de ce prêtre qui sermonne à la messe à propos du modèle familial. Il invite tout croyant à ne pas oublier ses origines, mais lui-même qui sermonne ne connait pas ses origines. Il les a perdus un siècle auparavant, troquées pour l’image de Dieu, quand la source ancestrale de son âme est la forêt de ses ancêtres. Il semble alors que les coutumes des forêts profondes se soient accoutumées précipitamment aux coutumes des villes, et cela fait l’effet d’une déflagration profane.

C’est que les fondements des deux sont incompatibles. Alors, les femmes, les robes, zigzaguent pour, parfois, esquiver un de ces monticules de déchets multicolores qui occupent insouciamment l’espace et que l’on retrouve partout, à chaque carrefour, entassés pacifiquement et pleins de puanteurs. Ils trônent ci et là sur les places ainsi que des figures, les monuments indolents du tiers-monde, symboles du désordre, du désœuvrement présent dans le fond des esprits.

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