L’eau claire.
Les fillettes arrivent sur la berge en déferlant et, tout autour d’elles, un éclat de papillons se soulève et embrasse leurs formes d’un mouvement d’ailes colorées. L’eau de la rivière est miraculeusement claire, d’une limpidité qui est invitante. Alors, chaque enfant s’y lave le corps entièrement noir et nu, sautille, bondit, effectue des pirouettes, excite l’onde en refluant la nappe de surface.
Pendant ce temps, le courant d’apparence molle dessine des croquis de lumières en descendant le cours, et des martinets noirs viennent y rafler une fraicheur en y trempant le ventre en vol. La matière liquide pourrait être une gouache que les petits pinceaux ailés frôleraient afin de s’en imprégner la couleur, un bleu aigue-marine qui est dominant.
On ne sait pourquoi, toute la rive est perlée de ces papillons jaunes, bleus, violets ou verts qui colorient d’une nuée virginale la rive ainsi que les sourires parsemés. Le cœur ne peut qu’y voir une harmonie de scène : le rassemblement de deux éphémères innocences qui soulève une tendresse.
Sur la courbe de la rive, les mamas lavent le linge en chœur. Le visage penché vers l’onde, l’eau à hauteur de cuisse, les pieds fixés dans le sable argenté, elles frottent énergiquement chaque vêtement sur des tôles métalliques blanches, des armatures de réfrigérateurs ou de lave-vaisselle reconditionnés, disséminés de loin en loin aux emplacements de la besogne.
D’abord réservés, les jeunes garçons nous rejoignent finalement dans l’eau claire. A l’imitation du crocodile, ils s’ébranlent, jouent l’amusement, s’enfuient, reviennent, se prennent au jeu. Leurs mamans se mettent à rire elles aussi de ce qui semble être un bon cœur. Partout les kyrielles de papillons se répandent comme des confettis dans l’air électrisé. Les éclaboussures sont comme des perles bleutées jaillissant de la rivière transparente. La rivière, on n’y plonge non pas le corps, mais l’âme, tant qu’elle est d’un bleu-clair de sable. On y plonge aussi la pièce du portefeuille pour le bon accueil comme pour rendre compte de la transparence de l’eau, c’est ce que chacun fait pour s’en rassurer.
Sur l’autre bord, d’autres mamas sont plongées dans l’eau jusqu’à leur cou. Au milieu d’une langue d’eau immobile et brune, celles-ci agitent les bras. Elles s’occupent du manioc qui doit rouir en restant immergé dans les sacs. Les sacs contiennent la pâte, ils sont amarrés à l’aide de structures en branches, des claires-voies émergentes. Cela fait un effet de village sur pilotis pour petits homoncules.
L’une des femmes surgit péniblement de la savane en portant un épais sac d’igname sur le dos, deux claquettes rose plastique aux pieds, un chapeau de cowboy sur le crâne et le bagage tout buriné s’élevant deux fois par-dessus sa tête en brandissant un manche de machette. Quand elle se tourne, ce n’est que pour signifier d’un regard complet qu’elle « n’a pas le choix mama, si on ne fait pas ça on n’a rien pour manger » et sa voix atteste sa peine. La nécessité de vivre surgit de ce regard. Quand Camus pose le problème du suicide philosophique, il exprime un fondamental à résoudre en première instance. Pourtant, c’est d’abord par la naissance que l’être humain est autorisé à explorer sa peine. Une fois né, il n’a plus d’autre choix que de porter sa croix. Mais encore, ces femmes aux traits de bronze sont là comme pour témoigner d’une vérité qui les transperce intégralement sans ne laisser que des symboles : la naissance, la croix qu’elles portent ne peut être pour elles l’origine d’un suicide. Leur corps les portera jusqu’à la rive.
C’est ainsi que le plupart des femmes, qui fournissent tant d’effort et nourrissent l’entièreté de leur peuple, portent le plus souvent des visages sculptés par la terre, lézardés par de longues rides, ornés de vieilles fossettes, attestant leur âge et leur vécu, et le poids qu’elle soulèvent tout au long et jusqu’au bout de leur nuit.
Lékoni
La route se déploie comme une couleuvre dressée sur son ventre. Large, le long trait d’asphalte semble ignorer le village qu’il coupe en deux, il semble préférer le ciel éblouissant vers lequel il se tend sur le relief. La route ignore le village alors même qu’elle en est l’axe principal sur lequel tout le monde accourt.
De droite et de gauche sont disséminées des cases qui passent pour des cubes d’aluminium froissés et qui s’illuminent d’un éclat d’argent devant toute lumière. Il y a aussi les habituelles maisons modernes africaines qui tiennent des places le long des rubans de bitume, elles sont souvent rectangulaires et de plain-pied. Plus que de maisons, il s’agit d’un empilement de parpaings cimentés et tapis de crépis coloré, et leur constitution force la chaleur du climat à en pénétrer l’intérieur pour n’en plus s’enfuir, grâce au principe d’inertie thermique auquel elles se rendent favorable. Echoppes, moulins à farine foufou désignés d’un écriteau, plus on avance plus la vie semble posséder l’espace. C’est le soir, un homme élève un feu qui brasille devant le seuil de sa casemate, une fumée couleur saumon s’en exhausse comme pour s’harmoniser au crépis.
Un beau chien svelte traverse la ruelle au niveau d’une raie lumineuse si bien que son corps est mis devant son projecteur, et d’emblée, élevé dans le monde comme une statue grecque traversant les noirceurs des âges, il freine, se contient, tourne le museau vers mes yeux qu’il voudrait certainement transpercer d’un regard divin, et derrière lui la seconde se fige au beau milieu du crépuscule orange, couronné d’un vaste cumulonimbus démentiel, très vite dominé par la stature du chien qui semble surplomber le ciel depuis ce sommet de colline où nous sommes. L’horizon s’éteint dans les tonalités vespérales coutumières du vaste plateau, comme appesantis sous la masse nocturne, la ruelle est striée des nappes blanches de lumières alternant avec la substance noire de la nuit prise au vif, et le chien se tient digne devant le grand cadre du monde, digne d’être son symbole, digne d’apparaitre à cet instant précis afin que l’univers se tienne en ce point du globe.
Mais enfin il reprend son flux, rejoint l’autre bord, cette fois la seconde s’échappe. Et comme chaque fois que les apparitions forcent ainsi le respect de mon cœur, je confesse et me contiens entièrement dans cette certitude que le présent recèle son éternité. Qu’une bribe du présent tire son rideau, je ressens l’éternité qui juste derrière se prosterne, l’absolu des choses, voilé dans le cours du temps, dévoilé soudainement par un accord sensible, par un rassemblement d’harmonies ou d’éléments harmonieux. L’éternité se manifeste à l’unisson du présent. C’est là toute ma croyance, tout ce que je peux concevoir de spirituel. Mais l’éternité n’est qu’une mathématique offrant ses larmes, et nous sommes chacun le nombre fini pour lequel tout infini n’est que symbole.
Mais l’agitation de nos sens nous emmènent toujours brusquement vers un réel plus insensible.
A un certain point, on sent la tension humaine se lever d’un cran.
Des gens viennent d’une rue à gauche, d’autres reviennent de la venelle à droite, on est vite intégré à ce mouvement qu’il faut suivre sans se dérober, se laisser porter comme par un cours naturel proposé par les éléments, le flux du bitume humain. Celui-ci nous mène au centre du village.
Il y a clairement un attroupement qui patiente contre un mur éclairé. Une porte bleu ferraille, un mur noirci, un foyer qui chauffe une grande poêle d’huile, et dernièrement une mama qui, la face tournée vers le mur décoloré et le nez baissé vers son ouvrage, semble contenir la foule qui la suit, et dont on ne discerne nettement que des ombres et silhouettes de suie, ondulantes, projetées par l’éclair jaune des flammes. Elle est assise sur le tabouret, voilée d’une longue robe chamarrée qui l’enveloppe depuis la racine de ses cheveux jusqu’aux malléoles, ne laisse paraître qu’un visage rond et sensuel ainsi que deux sandales de cuir brun et des orteils noirs, légèrement rosis. Sa main droite pioche machinalement une pâte au fond d’un bac cylindrique, on sent que la forme de son ouvrage se décide entre ses mains précisément à cet instant délicat, une brève seconde pour modeler la balle, affiner la pointe résultante. Elle jette une boule de pâte dans l’huile qui crache alors un frémissement, émet une jouissance, un crachotement rance. Une à une, les boules tiennent tout l’espace d’huile permis. Elles blondissent, bronzent enfin, et c’est là toute la saveur patiente qui illumine les yeux de la foule. Les enfants appellent cela les gâteaux.
Je sais que je pourrais lui demander une photo de la scène, mais une chose m’empêche. Je me réduits à décrire cela par des mots tandis qu’une seule image aurait tout résumé. Mais la pudeur que j’attribue aux humains n’est plus celle d’une nature morte. Je sais que par ce geste je risque une méfiance, une désillusion. Et si la méfiance peut être allouée par ma peau blanche, elle peut être encore plus persistante qu’une couleur de peau, et se définir au-delà vers les malédictions et les graves superstitions qui ont trop d’enjeu pour que je n’y prenne part. J’ai besoin de connaître l’orientation de la personne, j’ai besoin de me convaincre moi-même que ma photographie propose une dignité, un respect.