IMMORTALEM MEMORIAM Livre premier – Le cabinet des mignardises Chapitre 3

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                                                              Chapitre 3

Héloïse et Catherine avaient gagné leurs appartements pour n’en sortir qu’à l’heure du souper, qui avait généralement lieu fort tard parce que tous attendaient le retour de Thibault, passant à l’ordinaire l’essentiel de l’après-midi sur les routes, dans les champs et les vignes, et prenant aussi le temps de visiter des amis de la famille et certains de leurs vassaux pour leur transmettre de la part de la famille Larroque l’expression de leur considération. Ce soir-là il rentra particulièrement tard, et tout le monde était exténué, bien que ravi de se retrouver à table en famille.
Le soleil avait fortement décliné dans le ciel, qui s’obscurcissait avec l’imminence d’une nuit noire et hâtive. Chaque pièce du château brillait des flammes en multitude des candélabres et des chandeliers. Dans la grande salle brillait au-dessus de la longue table massive un lustre imposant qui illuminait le cristal des verres et l’argent étincelant du service trônant fièrement sur la nappe soyeuse et finement ouvragée de broderies. La plus grande pièce de l’édifice était meublée selon la vogue de ce siècle, et rehaussée de part et d’autre de deux miroirs en pied, dont la vulgarité se trouvait attestée par monsieur le comte, qui y voyait la prime expression de la vanité de l’homme. Dans sa grande sagesse, Héloïse avait répondu à cette affirmation exempte d’argument que personne dans la maison, parmi la famille ou les domestiques, ne se mirait dans ces miroirs et qu’ils avaient pour seule fonction d’agrandir encore la pièce en lui attribuant une plus grande clarté, ainsi qu’une illusion d’infini, explication à laquelle le patriarche n’avait rien su répondre, hormis le marmonnement dont il usait à l’ordinaire pour alimenter sa propre vitupération. Même à l’autre bout de la table, madame la comtesse avait eu l’occasion d’entendre qu’il y était question de la « fantaisie » avec laquelle elle avait fait rénover la grande salle, qui n’avait « jamais été aussi pompeusement ridicule ». Si Catherine s’était avisée de prendre la parole comme Héloïse l’avait fait, elle aurait été châtiée. Or monsieur Larroque se fiait à sa cadette plus qu’à quiconque, et davantage encore qu’à son épouse, qu’il malmenait de son mépris de plus en plus souvent. Vieillir l’aigrissait d’autant plus que ses humeurs ; or personne ne pouvait se rendre responsable de ses malheurs.
Les domestiques assuraient silencieusement le service, tandis que, chose étrange, Thibault se taisait ; or il avait pour habitude de relater avec volubilité les faits de la journée, une sorte de compte-rendu destiné au père de famille qui distrayait également les jeunes filles, cependant tenues à l’écart de la conversation par leur ignorance à l’égard des affaires du domaine. Ce soir-là, le patriarche ne rompit même pas le silence pour questionner son fils, qui visiblement était particulièrement éreinté ; il fixait gravement son assiette de foie gras et de garbure, plat paysan qui, un tant soit peu amélioré et richement garni, faisait l’essentiel des repas de la famille.
Le souper touchait à sa fin et l’on se resservait du goulade lorsqu’enfin le patriarche prit la peine de s’adresser à tous :
— Profitez bien de ce repas, ma petite Catherine, car il est le dernier que vous recevrez ici, dit-il soudainement, rompant le silence d’une grave voix monotone trahissant cependant une note de défi ; demain dès l’aube vous quitterez le domaine pour n’y plus paraître ; et vous serez faite nonne.
L’assistance pâlit. Thibault reposa ses couverts, lourdement désappointé, tandis qu’en son for intérieur madame d’Aubressac priait pour que cette décision ne soit pas définitive, et qu’Héloïse accusait la nouvelle avec une peine affichée. Catherine quant à elle lâcha ses couverts et s’empressa de dissimuler son visage de ses douces mains, qui retenaient les larmes abondant, agrémentées de hoquets sans retenue. Le patriarche s’irrita de ces sanglots que personne ne se risquait à épancher, tandis que Thibault demeurait interdit, jusqu’à ce qu’il rencontre le regard de son père. Alors il le toisa, et le vieux s’en emporta de rage :
— Vous prononcerez vos vœux aussi bien que vous m’avez craché au visage, j’en fais le serment ! cria-t-il à l’égard de la jeune fille, qui ne prenait pas la peine de tempérer ses sanglots et avait refermé ses doigts sur le rebord de la table, comme pour essayer de la détruire de ses petites mains tremblantes.
A ces mots se produisit ce dont personne n’aurait douté : Thibault, toujours si calme et respectueux, comme qui dirait docile et quoi qu’il advienne modéré face à sa sœur autant qu’à son père, tapa férocement du poing sur la table en se parant d’un regard qu’on ne lui connaissait pas, si noir que même le patriarche en trembla.
— Il est hors de question, tonna-t-il, que Catherine passe ne serait-ce qu’un instant dans une cellule de religieuse ; et moins encore qu’elle y prenne le voile !
Personne n’osait dire un mot. Madame Larroque se tendit, regardant tour à tour Héloïse et Catherine, pétrifiées, interdites. Le père se leva et rougit, se tenant à la table à défaut de pouvoir se soutenir de lui-même, ses yeux aussi mauvais que ceux de son fils, qui à son tour s’était levé.
Les deux hommes se faisaient face, tendus, prêts à l’assaut ; ce que redoutait la comtesse. Catherine, anxieuse, s’impatientait de connaître l’issue de ce combat, sachant par trop que son frère jouait là sa dernière carte.
— Comment osez-vous ? Tonna le patriarche. Comment osez-vous vous placer entre ma fille et moi ? Je ne suis pas encore mort, que je sache ; et tant que je subsisterai j’aurai encore la primeur de toutes les décisions !
— J’ose vous tenir tête car je suis ici le maître ! Gronda Thibault, aussi convainquant que pouvait l’être son père. Vous m’avez laissé les rênes, j’en ai gagné le pouvoir ! Je n’ai jamais rien demandé, continua-t-il en recouvrant la maîtrise de sa personne, mais sans se départir de la force de ses convictions : je vous ai toujours obéi, me partageant entre les études à l’académie, une carrière militaire et la direction des affaires de notre fief, où je vous seconde désormais bien moins que je prends peu à peu votre place, selon votre souhait ; et je me destine à toujours vous servir ; cependant je ne puis cautionner l’avenir que vous vouez à votre fille aînée, et vous prie de revenir sur votre décision, ou d’au moins en retarder l’échéance, afin que j’eusse le temps de vous proposer une autre solution !
— Le maître ! hurla le père en pointant son index furieux sur son fils, comme s’il n’avait rien écouté d’autre, comme s’il avait ignoré totalement son plaidoyer. Vous seriez ici le maître ! clama-t-il avec une stupéfaction outrée. Pour qui vous prenez-vous ? Oubliez-vous un seul instant ce que me coûtent les dépenses de votre charge ? Un officier se doit d’être pourvu au mieux, et dois-je vous rappeler que vous nous quitterez d’ici peu, encore, pour grossir les rangs de l’armée de la Couronne ? J’en suis fier, fit-il en portant ses mains à sa poitrine, et que Dieu me soit témoin que je préserverai à jamais en mon cœur cette fierté qui parvient encore à le faire battre lorsque je le sens s’alanguir ; mais que n’ai-je sacrifié pour toi, mon fils, dit-il en pointant de nouveau le doigt sur le jeune homme ; et que vais-je encore faire ? C’est pour toi que je vais me défaire de ma fille ! Tu es l’avenir de la famille, l’avenir de la lignée ! Et la fierté de notre race, que tu honoreras par les armes et perpétueras bientôt par une glorieuse alliance ! Tu dois me laisser faire ! reprit-il avec autorité. Tu dois m’obéir !
— Non. Maintint fermement Thibault.
Il avait dit cela sans se départir de son flegme, dévoilant enfin dans toute cette affaire le fond de sa pensée.
Le père Aubressac sortit de ses gonds, et s’élança sur son fils, qui l’attrapa et l’amena contre lui de toute sa vigueur, refusant de relâcher son étreinte puissante, qui contenait avec humiliation les vains assauts du patriarche :
— Et que feriez-vous pour vous opposer à moi, vieillard ? Railla le vigoureux jeune homme, assuré de sa suprématie. Qu’avez-vous en votre pouvoir, dans vos poings fébriles ; qu’allez-vous fomenter dans votre esprit sénile ? Vous tenez à peine debout, et je ne suis plus en votre puissance ; vous n’avez même pas l’ascendant sur les mauvaises humeurs qui vous alitent par trop souvent ! Tandis que moi, sous l’empire bienveillant de la fleur de l’âge, je puis tout espérer de la vie, et jusques à l’invincibilité ! D’ailleurs, il ne m’en faut point autant pour venir à bout de votre tyrannie. Voyez-vous ; regardez votre mine et votre allure. Vous feriez mieux de vous enquérir d’un sujet moins vaste que celui de la condition humaine ; car la vôtre est désormais misérable.
« D’ailleurs, n’eût-elle jamais cessé de l’être ? », persifla Catherine en son for intérieur.
Puis il relâcha son père, qui s’était considérablement amenuisé et avait failli s’évanouir dans les bras de son vigoureux fils.
— Renoncez, où c’est vous qui finirez vos vieux jours dans un monastère, dit-il d’un ton d’où pointait une menace sans équivoque. Et vous vous êtes suffisamment disputés, tous deux, dit-il en regardant tour à tour son père et sa sœur ; que l’on n’en parle plus.
Puis Thibault se rassit, laissant coite l’assistance qui le voyait appeler d’un signe de la main la servante qui attendait, portant un pichet d’eau. Elle le servit et resta près de lui, désirant se voir remplir à nouveau son verre, qu’il buvait à grosses gorgées. Le patriarche demeurait immobile, et ne daigna même plus manger alors que deux jeunes femmes apportaient les desserts qui égayaient d’ordinaire les visages. Lentement une servante et sa suivante posèrent sur la table des fromages des Pyrénées, des cabécous de Rocamadour, mais aussi une tarte aux pommes et autres douceurs dont raffolaient les jeunes filles, qui pourtant ne se délectèrent pas de ces mets.
— Phaéton n’en fit que selon son bon vouloir, marmonna le vieil homme. Il voulut se mesurer à son père ; il n’en n’obtint que d’être cruellement châtié par Zeus…
— Mon père n’est point Apollon, répliqua Thibault. Ce mythe ne saurait me tenir lieu d’avertissement. Apprenez en outre qu’auprès de « Zeus », je deviens quelqu’un ; or il y a un certain temps… que vous n’êtes plus personne.

                                                                       *

Thibault frappa doucement à la porte de Catherine, plongée dans la lecture d’une œuvre de Pierre Corneille, tranquillement assise près de la fenêtre ouverte et donnant sur l’obscurité, d’où émanaient les essences de la forêt voisine. Elle leva les yeux de son ouvrage et sourit à son frère, qui se tenait contre l’encadrement de la porte, éreinté par sa journée de labeur, éprouvé autant par la chaleur que par la fougue avec laquelle il avait su opposer la plus grande résistance à son père. Il ne se trouvait nullement fier d’avoir agi de la sorte ; cependant ses convictions l’avaient sommé de désobéir, pour une fois, et de prendre la liberté de clamer son opinion. Par cette audace, peut-être, le père trouverait-il à reconnaître le courage du fils, et la toute-puissance des moyens que possédait le jeune homme afin de le faire céder. De toute façon, il fallait bien s’imposer afin de démentir la fadeur qu’imputait le vieux Larroque à la personnalité de celles et ceux qui n’avaient pas la même prestance que lui, trop enclin d’ailleurs à oublier la réalité de sa présente condition. Mu par une incontestable mauvaise volonté, il ne reconnaissait même pas la remarquable qualité dont il affublait sa lignée en ses propres enfants.
Catherine, de nouveau plongée dans son ouvrage, ne vit pas Thibault lui rendre son sourire, ni ne le vit s’asseoir sur le lit, face à elle. C’est parce qu’elle sentit un regard insistant l’envelopper aussi chaleureusement qu’elle releva le regard, parée d’une surprise telle que l’on aurait pu croire qu’elle ignorait qu’auparavant son frère s’était présenté à elle. Le jeune homme, comme bien souvent en ce cas, se trouva insidieusement inspiré par un terrible agacement, rebuté de constater qu’inlassablement sa petite sœur semblait échapper à ce monde en laissant divaguer son esprit. Or il regrettait de se soumettre en ces courts instants à ce féroce ressentiment, que ne méritait pas Catherine. Assurément elle n’était pas commune ; mais elle n’était pas non plus monstrueuse.
Il refoula bien vite son irritation, la contemplant avec toute son affection retrouvée, pendant qu’elle posait tranquillement son livre sur ses cuisses, les deux mains jointes l’une sur l’autre au-dessus de l’ouvrage renfermant toute la poésie d’un auteur que la jeune fille aimait tant lire, à défaut d’avoir vu, sur une scène parisienne somptueusement décorée, des acteurs déclamer les vers qui résonnaient en son cœur, malgré le silence de la lecture qui l’isolait souvent du pragmatisme de la vie.
Que lui importait, puisque les mots vibraient en elle aussi sûrement que si elle avait été Rodrigue, déclamant des vers enfiévrés en guise de serment d’allégeance à son amour ; Polyeucte, le fervent, la pitoyable âme de Dieu dont le fanatisme était un violent abandon de soi au profit d’une cause, même insensée ? Elle s’était crue voir en Médée, dont la hantise de mélancolie l’enveloppait comme un suaire et ôtait l’âcreté de la cendre à son visage virginal et pourtant non dénué de passion ; elle avait ainsi pu ressentir en son corps ce que ressentaient les protagonistes de ces mythes grandioses en vers éloquents. Pour elle, bien loin d’égaler le génie d’un dramaturge, pour la seule raison qu’une jeune fille bien née, toute à son devoir d’épouse ou de nonne en chef, ne pouvait trouver d’utilité d’acquérir de telles compétences, la seule œuvre de sa vie serait un sacrifice discret, trop moindre aux yeux du monde pour mériter le nom de tragédie.
Catherine songea pensivement que l’existence, affectant de s’en défendre, se révélait être une tragédie en trois actes pour quiconque se donnait la peine de vivre au mépris de la fatalité, qui pourtant soumet d’autant plus qu’elle paraît trop triste pour demeurer irrévocable au cœur de celui qui ose n’aspirer qu’à la quiétude : la naissance, la survivance, la mort. Chaque acte, fort malignement réduit et concentré en malheur, se voyait composé de scènes pitoyables destinées à mettre à l’épreuve l’ensemble des protagonistes, la dernière se devant de briller par un final flamboyant aussi sûrement que l’éclair qui fend le ciel avant de disparaître dans le néant. Or l’essence même de cette œuvre vouée à sa perte prématurée, en dépit de son inachèvement, s’avérait absurde, inutile.
Cette maussaderie aurait pu la conduire à renier l’existence, ou à tenter de trouver quelque espoir de salut ; cependant Catherine n’était capable que de s’émouvoir et de se dresser avec exaltation contre l’objet du scandale. Aussi sauvage qu’un animal refusant d’être dressé, aussi faible qu’un enfant abandonné aux corrections d’un intransigeant maître, dédaignant le salut pour cause qu’elle ne savait pas croire, Catherine aurait pu tout aussi bien être considérée comme perdue. Pourtant, sans éprouver la légitimité d’une telle certitude, la jeune fille discernait une forme d’espoir, au-delà de toute preuve évidente qu’elle pouvait avoir raison de s’abandonner à croire en cela, au-delà même de toute conception matérielle et d’exemple concret de ce que pourrait être sa réussite ; mais elle savait qu’elle se tirerait de ce piège, et trouverait le moyen de s’imposer, de ne jamais plus renier ses convictions.
Thibault pouvait aisément percevoir la flamme de cette résolution dans ses yeux ; cette insolente liberté, réprimée dans le corps de cette modeste jeune fille ne cherchant qu’à s’affranchir par la violence, peut-être même par la mort : elle était aussi terrifiante qu’elle pouvait être exaspérante. Mais en tous les cas, Thibault se trouvait fier d’avoir une sœur de cette trempe. Il la contemplait avec la quiétude des pères satisfaits de leur création, sans ignorer toutefois qu’il n’en possédait pas les prérogatives ; mais l’heure n’était plus à se tourmenter : il était temps de mettre à profit ces instants pour espérer encore que des jours meilleurs s’annonceraient, avec des auspices favorables au bonheur de Catherine.
— Je suis content de ton retour parmi nous, dit-il en brisant d’une voix émue le silence qui avait envahi la chambre, où régnait une atmosphère pesante due à la chaleur, mais aussi à quelque impression que toute une congrégation de curieux se trouvait présente dans la pièce ; or elle était presque vide, si l’on exceptait la place que prenait le lit et le rudimentaire mobilier de toilette, le paravent, quelques commodes, quelques chaises.
Le vide de cette chambre était semblable au vide qui s’était fait dans l’esprit de Catherine, et dont Thibault avait douloureusement conscience, comme si sa sœur était là sans être présente, comme si elle était morte et que seule perdurait son enveloppe molle et tiède. Ainsi, la jeune fille ne semblait pas encore disposée d’accorder son attention à son frère, ce qu’il déplorait avec la certitude que de la sorte, des choses importantes ne seraient peut-être jamais dites ; et c’était justement pour lui parler de l’affection indéfectible qu’il lui portait que Thibault souhaitait parler, parce qu’il estimait important qu’elle ne se trouve pas reniée de toutes parts, tandis qu’Héloïse ne lui était pas si proche, que madame leur mère n’était que l’ombre de son époux, et que le patriarche s’avérait méprisant pour tout ce qui était étranger à sa paix, ce dont pour sa quiétude il souhaitait même se débarrasser.
En dépit de l’amour qu’elle portait à son frère, Catherine trouvait le moyen de survivre sans allié, davantage sensible à la solitude et aux occupations qu’elle lui octroyait. Cela était une chose difficilement supportable pour Thibault, déplorant de voir que sans lui, elle trouverait toujours le moyen de se défendre, pensée virile d’un homme qui croyait avoir trouvé une mission à laquelle se vouer tout entier. Si sa chambre ressemblait à un cloître pour son austérité, le cabinet dont bénéficiait la jeune fille renfermait quant à lui une vaste bibliothèque qui courait le long des murs, bien que la haute fenêtre de la pièce fût dégagée, et sa lumière bienvenue ; un grand bureau trônait au milieu, avec des tiroirs fermés à clef ; mais puisqu’elle avait passé peu de temps en cet endroit, elle n’y avait jamais rien renfermé.
— Tu as tant grandi ! s’exclama le jeune homme avec la joie d’attirer l’attention de sa sœur, à peine consciente qu’il essayait de lui parler.
Les mots étaient obsolètes pour Catherine, dès lors qu’ils n’étaient pas écrits, mais formulés. On pouvait user de la parole pour dire des choses qui ne révèleraient en rien le fond de sa pensée. Ils pouvaient être des leurres, pour quiconque les entendait ou s’évertuait par un désir honnête à trouver la conviction de les dire ; ils pouvaient blesser comme provoquer des joies indues, fallacieux termes melliflus sensés adoucir le monde ou énoncer des vérités, ce que du moins l’on représentait comme telles. Un homme fidèle à sa sœur, une fille dévouée à son frère, unis par les liens du sang et plus encore par les convictions, se devaient aux yeux de Catherine de communiquer par des sens beaucoup plus subtils que cette vaine parole. Car c’était alors un lien véritable qui faisait partager à ces deux êtres l’intimité nécessaire à les rendre hors du commun, et d’autant plus accessibles à l’entendement de toute chose fondamentale.
Les mots étaient grandiloquents sur le papier, mais ne signifiaient rien lorsqu’ils étaient prononcés. Cela ressemblait à la désacralisation que l’on pouvait faire d’une idée à laquelle on conférait toute la hauteur due à sa remarquable essence, décortiquée comme un fruit que l’on souhaite étudier, toute considération grandiose et idéaliste saccagée par un examen méticuleux, impudique, sensé offrir des révélations qui, après avoir détruit la simplicité de son raisonnement, devenaient inutiles.
L’insipidité d’une conversation ne seyait nullement à la relation que Catherine souhaitait entretenir avec son frère ; mais lui, si logique, tant habitué à la simplicité d’un monde qu’il ne voyait qu’avec ses yeux, et non comme sa sœur avec de multiples regards, des inquiétudes persistantes, une défiance perpétuelle ainsi qu’un mépris prononcé, aux confins du dégoût ; cet homme, qui n’espérait que vivre sans trop essuyer de terribles coups du sort, qui attendait patiemment d’éprouver un jour la satisfaction d’avoir trouvé quelque beauté dans le monde malgré les impondérables et la fatalité d’une modeste condition de mortel, était bien loin de la torture qu’à son avis la jeune fille infligeait à son esprit si peu enclin à raisonner positivement, et moins encore à sommeiller quelquefois en faveur du pragmatisme bienheureux que l’on trouve à vivre au jour le jour avec les nécessités du moment.
— L’année dernière tu n’avais encore que dix-huit ans ! Songea-t-il en ayant peine à croire que le temps pouvait subordonner à ce point toute vie humaine, et la modeler selon ses souhaits, tout admiratif à ce qu’il avait été favorable à Catherine. Il m’avait alors semblé que tu avais poussé d’un coup ; mais désormais, tu es incontestablement la plus belle jeune femme qu’il me fut donné de connaître.
— Et tu me connais si bien ! répondit Catherine avec autant d’émotion dans la voix.
Devant tant de bonne volonté, Catherine se résolut à s’y soumettre à son tour, éprouvant même la satisfaction de s’accorder quelque légèreté avec son frère. La douceur du miel faisait son effet ; au moins, Thibault lui adressait de véritables paroles, et ne tenterait jamais en rien de la leurrer.
— Je t’ai attendu avec impatience, redoutant parfois, je l’avoue, que tu finisses par te plaire au couvent, et que tu décides d’y rester, admit le jeune homme avec la honte de livrer ainsi les faiblesses de son cœur.
Mais il était soulagé d’avouer ce qui avait pesé à son esprit, désormais qu’il se trouvait tout à fait certain que sa sœur ne pouvait le décevoir et s’en retourner avec empressement en cet endroit qu’il n’aurait jamais supporté.
— Le temps passait si lentement que j’avais l’impression de voir s’écouler plusieurs années en une seule, lui confia-t-elle avec le même soulagement d’ouvrir son cœur à la seule âme qui soit semblable à la sienne ; le train monotone du quotidien était harassant ; je subissais chaque souffle comme une épreuve. Les heures d’études étaient les plus pénibles ; surtout, je ne parvenais à discerner le bien fondé de la couture et de la lecture d’évangiles. A quoi cela pourra-t-il me servir ? Songeais-je alors, tandis que je feignais de mettre du cœur à l’ouvrage ; quoi que je devienne, j’aurai toujours des gens pour coudre ; quant à la foi, elle ne m’inspirera jamais, et jamais plus je ne m’en cacherai.
Thibault perdit son sérieux, les lèvres fendues d’un grand sourire qui inspira Catherine d’en faire autant, incrédule cependant devant les si grandes dispositions de son frère à se montrer aussi gai. Mais il fut par trop empressé de lui instruire les raisons d’une si soudaine bonhomie pour la mettre mal à l’aise.
— Tu ressembles fort à un ami que je fréquente à Paris, dit-il. S’il t’entendait, à n’en point douter  il me demanderait ta main !
— S’il est un esprit libre, il se lassera bien vite d’être marié, rétorqua Catherine avec assurance.
— Ah ! Ma chère Catherine ! S’exclama Thibault avec admiration. Tu n’as encore rien vu du monde, et pourtant tu le cernes si bien ! Il me semble parfois que c’est toi qui m’enseignes ses lois. On dirait que privée de sa jouissance tu en as évité les écueils, et te trouves toute disposée à t’engager sur les voies accueillantes et paisibles que tu as su découvrir. L’assurance que tu éprouves face à ton jugement te sera bénéfique tant que tu sauras te méfier de tout élan du cœur, car il peut parfois t’induire en erreur ; mais, admit-il, le froid jugement que tu possèdes sur ce que tu peux observer et comprendre est irrévocable, du moins suis-je porté à le croire.
C’était bien plus qu’il n’en fallait pour mettre Catherine mal à l’aise. Elle n’appréciait pas d’être le centre d’une conversation, se sentant singulièrement étrangère au sujet. Elle s’était toujours crue trop modeste pour supporter de parler d’elle et d’entendre ce que l’on avait à lui dire ; la vérité s’avérait être plutôt la crainte qu’on la targue aussitôt d’égoïsme, si l’on venait à découvrir qu’il lui était agréable de constater à quel point l’on pensait à elle.
— Cet homme t’est-il proche ? S’enquit la jeune fille avec curiosité, soucieuse d’apprendre que son frère pouvait fréquenter un des nombreux esprits libres qui savaient s’affranchir de la pensée universelle et des considérations immuables d’une société figée, en dépit de l’ouvrage qu’avaient entériné ceux qui espéraient quelque changement dans les mœurs, dans les idées, certains même dans le fond et la forme que devait prendre l’Etat en faveur de la paix.
— Il est en effet de ceux avec lesquels j’ai passé les meilleurs moments de mes études, répondit-il avec la déférence que lui inspirait le souvenir de cet homme ; et qui m’ont fait oublier la solitude qui m’étreignait. Tu sais combien je peine à me rapprocher des autres, puisque c’est une particularité que nous partageons tous deux. Mais ce gentilhomme est si remarquable, qu’il attire la sympathie plus encore que l’ire de ceux qui sont jaloux de lui. Quant à moi, je lui suis fidèle autant que, j’en suis assuré par son dévouement, il sera toujours rallié à ma cause. C’est une belle amitié que renforcent encore quelques-uns de nos amis communs.
— Dis-moi comment un jeune dissident peut bien t’inspirer une déférence telle qu’il se poserait volontiers en qualité de frère dans ton cœur autant que l’est Jacques d’Aubrillac.
Devant l’apparente admiration que son frère vouait à cet homme, une sourde pensée était apparue de plus en plus clairement à l’esprit de Catherine. Thibault devait avoir à Paris une vie complètement différente que celle qu’il menait en leur domaine. Mais y était-il le même homme, ou était-ce un autre Thibault d’Aubressac qui allait dans le monde avec une constitution toute nouvelle ? Avec un visage songeur, presque soucieux, Catherine hésita, avant que de lui demander avec prudence :
— Est-il enfin plus proche de toi que Jacques ?
Thibault observa un temps de silence, trop court pour marquer quelque hésitation, mais néanmoins trop long pour ne pas trahir l’imperceptible embarras du jeune homme.
— Ainsi que tu as su le dire, Jacques est tout à fait comme mon frère, répondit le jeune homme avec gravité, ainsi qu’une concision signifiant qu’il ne désirait pas s’étendre davantage sur le sujet.
Catherine fut quelque peu déçue, constatant amèrement qu’il devait rêver d’une vie meilleure à Paris, et qu’il serait peut-être enclin à sacrifier les instants qui lui seraient donnés ici même au profit de l’exaltante capitale et de ses nouveaux amis, certainement plus extravagants que ne pouvait l’être Jacques d’Aubrillac ; ou alors, sacrifierait-il cette opportunité de vivre avec intensité au centre du monde afin de se vouer tout entier à l’existence de sa sœur. Elle ignorait ce qui pourrait bien être le plus intolérable à ses yeux : être la cause du renoncement de son frère, ou se voir délaissée afin qu’il soit libre. Naturellement, sa raison inclinait en faveur de la liberté, toujours, et pour tous ; mais elle se trouvait dans un tel désarroi qu’en écoutant seulement son cœur, elle espèrerait ardemment que la résolution de son frère lui soit favorable.

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