Partagée entre la honte et la résignation, elle se résolut de ne pas amener la conversation à ce sujet. D’ailleurs, il n’était pas temps de songer à l’avenir. Le présent semblait s’étirer à l’infini, comme s’il n’y aurait jamais de lendemain. Cette idée se faisait réconfortante, et l’apaisa quelque peu. Elle prit le parti d’égayer la conversation, et de s’évertuer à détourner son frère de la morosité, espérant échapper elle aussi au bourrèlement que lui infligeaient ses inquiétudes.
— Alors, dit-elle en affectant le plus grand déplaisir ; tandis que je me morfondais, tu passais du bon temps en compagnie de tes amis, des frères d’armes ; des coquins de ton acabit !
Elle parvint tel qu’elle l’espérait à lui faire de nouveau perdre son sérieux. Elle pouvait, lorsqu’elle n’était pas irascible, amuser et distraire avec un talent certain. Mais elle n’en usait pas assez, selon les constatations affligées de son entourage.
— L’injustice est bien grande, mais je te promets de la réparer. Je te présenterai mes amis et te ferai partager mon bonheur de les avoir rencontrés. Ils te connaissent déjà pour ce que je leur ai dit de toi, en des termes élogieux qui hélas ne leur auront point tant représenté la valeur que tu possèdes à porter dignement la tête haute que la grande beauté qu’ils prêtèrent aux traits que je leur ai dépeint de toi ! S’amusa-t-il. Cependant je puis t’assurer qu’ils sauront reconnaître en toi tout ce qu’ils attendent d’une amie, et qu’ainsi tu pourras découvrir la délicieuse jouissance d’être considérée dans le monde, et de ce fait libre de t’épanouir hors des murs de ce château.
Catherine dévisagea son frère avec réticence.
— Crois-tu vraiment que mon avenir dépende de la somme des courtisans qui devant moi courberaient l’échine ?
— Absolument.
— C’est une idée attrayante que de fréquenter de fins esprits. Rompre la solitude pour une autre sorte d’emprisonnement en est une beaucoup moins séduisante. Je crois que je préfère être ferrée en mon propre château que d’être libre dans un salon clos.
— Incorrigible pessimiste ! S’exalta Thibault. Ce n’est point en fuyant la compagnie de l’homme que tu parviendras à imposer ta conduite ! J’ai bien peur que tu te méprennes sur mes intentions. Assurément, tu ne saurais croire que je souhaite te duper ; tu me connais fort bien pour savoir que je préfèrerais me perdre que de te compromettre. Mais cela ne t’empêche pas de douter quant à l’exactitude de mes desseins, et de croire à tort que je n’ai rien entendu de ton mal-être, et de tes espérances. Sache que même étant homme, étant libre de ce fait, je puis savoir ce que recèle ton cœur, et quelle est la cause que tu défends en défendant ta vie. Je souhaite même que tu saches que je t’admire, et que je respecte ta cause ; car je sais que tu te trouves dans le vrai. J’espère seulement qu’elle ne te gardera pas d’être optimiste, et de trouver le bonheur, quel qu’il soit, pourvu néanmoins que tu ne t’écartes pas trop du genre humain.
Catherine soupira. Cette dernière phrase l’avait désenchantée. Elle se sentait capable de survivre à quelque institution que ce soit, sans le réconfort communautaire des hommes, sans la rigidité de leur hiérarchie et de leurs classes, sans la distinction entre la bête et l’humain. Or Thibault demeurait incapable d’entendre cela. Mais il avait d’autres qualités. Il était homme à ne pas importuner le monde, à se contenter de vivre, à se contenter d’aimer. Son cœur était aussi léger que celui du nourrisson, et il dormait avec la quiétude de ceux qui n’ont jamais rien commis de malhonnête. Si la famille signifiait peu de choses pour lui, à moins bien sûr de représenter une énième institution rigide et dénuée de toute évolution, ses petites sœurs étaient bien dans son cœur assurées de la meilleure place ; et si d’autres personnes venaient à les côtoyer, il savait bien qu’elles ne feraient jamais que d’y figurer pour un temps, hormis la jeune femme qui le faisait soupirer d’ardeur. Mais il y renoncerait volontiers pour Catherine, si ce sacrifice pouvait bien servir à quelque chose ; car si le monde était cruel, absurde même pour la jeune femme, il avait ses lois, et la vie n’avait qu’à s’y soumettre aux yeux du raisonnable Thibault. S’il ne partageait pas la fougue de sa sœur, il se trouvait soulagé de savoir en elle la force de contradiction qu’il aurait dû posséder, ou du moins partager. La rébellion de Catherine était à ses yeux une révolte salutaire pour tous les deux, chose que ne comprendrait jamais Héloïse, quelque peu hautaine et méprisante lorsqu’il s’agissait de poser le regard sur le sage dissident et la vénéneuse effrontée.
— Je vois que toutes ces années où nous étions séparés n’ont pu avoir raison de notre attachement, soupira Catherine de soulagement. Nous sommes toujours les mêmes, et nous sommes abonnis.
— Crois-tu réellement que nous pouvons être meilleurs qu’autrefois ? Que nous distingue-t-il des jeunes gens que nous étions, à l’heure où notre conduite nous est plus que jamais dictée, par nos devoirs cette fois et non plus par des maîtres ? Que crois-tu que nous ayons appris, quelle révélation avons-nous eue ?
— Je sais désormais que notre père ne me tuera jamais, quant bien même je refuserais de me soumettre, et que je n’ai rien à craindre de quiconque. Cette pensée m’a libérée. C’est ainsi que je sus ce qu’était la liberté.
— J’avoue n’y avoir jamais songé, sourit Thibault.
— Oh je ne le sais que trop bien ! Et maintenant, que comptes-tu faire ?
— Je l’ignore, considéra-t-il avec gravité. Cette révélation n’est pour moi qu’accessoire. Mes préoccupations sont dictées par leurs seuls effets, et non sur leur philosophie. C’est en outre cela qui nous distingue tous deux. Pour autant, avoua-t-il avec soulagement, je me suis toujours senti libre. Lorsque le ciel se voile et que le soleil décline ; lorsque les lumières s’éteignent et que règnent dans le château le silence et l’obscurité de la nuit, je me mets à songer à ce qui m’est le plus agréable. J’ai des pensées qui me caressent, qui me réconfortent, et qui m’arrachent parfois quelques larmes de rires : cela me suffit, puisqu’en ces instants délicieux je me transporte ; je vais aux confins des plus belles choses qui m’ont été donné de voir, de sentir, de toucher, et je les reproduis dans mon théâtre personnel, loin des regards indiscrets portés à mon cœur et des brimades qui pourraient toucher mon âme. Je vis en mon esprit une seconde journée oh combien palpitante, en attendant le jour béni où je pourrai l’appréhender pour de vrai. Je songe souvent à Charlotte, et me mets à rêver du jour où elle acceptera de prendre ma main. Je pense même au jour où tu me présenteras toi-même celui qui enfin aura trouvé grâces à tes yeux. Tout en me révoltant du destin qui t’est imposé si tu continues de refuser le couvent, je me prends à espérer que tu puisses te réjouir d’être la femme de quelqu’un. Après tout, ce n’est pas le plus important à tes yeux, d’autant que tu ignores ce qu’est l’amour ; mais enfin, ce peut être agréable. Et je sais bien que ta vie sera comblée par quelque haute cause plutôt que par la médiocre jouissance d’être une bonne maîtresse de maison. De toute façon, je n’ignore pas qu’en ce domaine tu seras fort mauvaise !
— Cela est bien vrai ! S’esclaffa la jeune femme.
Thibault ne céda qu’un moment à l’hilarité qu’il avait provoquée. Tout en soupirant de contentement, il put sentir doucereusement affluer la sensation aigre et douce que rien n’était plus amusant que l’absurdité. Ces hoquets arrachés par surprise auraient pu tout aussi bien être des bêlements d’effroi.
— Cependant, dit-il enfin avec la langueur que lui inspirait Catherine, tu feras rayonner ta maison d’un esprit sensible et entier, qui triomphera de la morale et plus encore des réticences de ce siècle.
La pièce entière semblait s’être glissée de nouveau dans la mélancolie. Si elle avait pu se distinguer, elle aurait formé un voile opaque retombant comme une multitude de plumes autour de ces deux êtres torpides tristement charmants, ayant cependant leurs attraits quelque peu éventés.
— J’ai le regret de constater que tu me tiens en trop haute estime pour que j’honore comme il se doit cette marque de confiance, considéra Catherine.
— Vois cela comme un encouragement, l’assura son frère en recouvrant son sourire ; de toute façon, tu ne me décevras jamais.
Les deux jeunes gens se contemplèrent avec affection. La satisfaction qu’ils avaient de se regarder était semblable à la joie de se mirer dans une glace, et d’y voir le fond paisible de son âme. Ainsi, chacun se voyait être le reflet de l’autre, comme s’ils étaient des jumeaux en tous points identiques, et qu’ils partageaient la même âme. C’était un sentiment délicieux que Catherine se savait incapable de partager avec quiconque, sinon avec son frère, qui lui tenait tout autant lieu de père, d’ami ; de conscience.
— Nous ne nous étions retrouvés ces derniers temps que quelques jours de l’année ; mais ils étaient les plus merveilleux au monde ! lui dit-elle avec enthousiasme. Nous sommes si semblables, soupira-t-elle en parant néanmoins son visage d’une certaine mélancolie, comme si quelque charme s’était soudain brisé ; être en ta compagnie, c’est apaiser les tourments de mon âme.
— Tu as dû t’ennuyer là-bas, petite Catherine, murmura Thibault en caressant la joue veloutée de sa sœur. Toi si sauvage, qui ne te plais que dans les bois, à galoper dans les sentiers !
— Le couvent était bien triste, et je dois avouer avoir longtemps envisagé de m’y enfuir si notre père avait décidé de m’y laisser. Mais pourquoi m’y extraire s’il faut que j’y retourne, et définitivement ?
Thibault se contracta. Tout au plus Catherine bénéficierait-elle d’une petite année dans le domaine familial avant que le père rendît la décision de confier la petite aux soins de bonnes sœurs tristes et décharnées, à moins de lui trouver quelque prince qui veuille bien de sa dot, et surtout de son jolis minois. Cela c’était vu, bien sûr, qu’un homme très bien né s’éprenne d’une jeune fille de qualité dont la noblesse et la beauté se trouvaient être ses seuls apanages ; cependant, en ce moment, les princes avaient besoin d’argent, et encore inlassablement, afin de mener leurs troupes au front épars de la guerre de Trente Ans, et plus insidieusement de trouver à comploter contre Mazarin, ou contre ceux qui espéraient mener une rébellion sans précédent contre le ministre.
Une bonne décennie d’affrontements face à l’Espagne et aux Provinces Unies accablait tant nobles que soldats, qui menaçaient de perdre la vie dans la précarité la plus totale. Les caisses de l’Etat étaient vides, comme celles de la plupart des hommes de guerre. Mais la même situation se trouvait dans la plupart des pays frontaliers. S’il y avait une crise, elle avait englouti l’Europe. Elle avait mené à une coercition cinglante du Parlement anglais, à des révoltes en Italie, à une précarité semblable en Espagne. La frontière du nord entre la France et les Flandres était dévastée. C’est le manque d’argent qui causait du tort à tout le monde, y compris à Catherine, cette aimable jeune personne dédaignant tout ce monde belliqueux. Elle s’était accoutumée au tumulte de la guerre ; c’était là une grande chance d’être si bien née, loin du désarroi des gens misérables qui mouraient aux portes des villes, ainsi que dans les villages offerts aux pillages des uns et des autres.
— Il se trouve que notre père a cherché à te marier, mais qu’hormis des faquins cherchant à faire main basse sur ta dot pour financer leur rébellion, il n’a trouvé aucun homme digne de devenir ton époux. Tu as refusé ceux qu’il t’avait présentés ; ta réputation de jeune personne indocile a enfin traversé les murs du couvent, et les rares hommes de bien qui auraient pu prétendre à demander ta main ont décliné les propositions de notre père.
Catherine comprit alors qu’il serait peut-être temps de faire l’une de ces concessions qui lui répugnait. Mais sans doute était-il trop tard ; cette pensée lui arracha de chaudes larmes.
— Crois-tu que je vais les laisser faire ? S’emporta Thibault. Crois-tu que je pourrais les laisser te mener au couvent avec la résignation qu’ont les lâches, et à laquelle j’ai toujours dédaigné me soumettre quand bien même ce m’eût été plus simple ? Je ne saurais transiger sur ce point !
— Mon salut demeure dans le mariage, alors… comment puis-je accepter cette idée ? Comment pourra-t-on me trouver un époux malgré ma mauvaise réputation ?
— Je te trouverai un bon parti, qui saura te convenir, et qui sera heureux d’être aimé par une femme telle que toi ! Je ne puis rien faire d’autre, puisqu’il faut te marier ; mais je tâcherai de trouver un époux qui soit digne de ce nom ; un homme qui soit digne en effet de te recevoir avec l’humilité de ceux qui se voient gratifiés du présent le plus précieux qui fût au monde. J’estime que la place de ma petite sœur n’est certainement pas dans un cloître à perpétuité. Je refuse d’autant plus l’argent de notre dévote tante, la maréchale Lauvon-Dubois, s’il induit à te fournir une charge d’abbesse, au mépris d’une dot plus grande qui te laisserait libre de te proposer à quelque meilleur parti !
Au paroxysme de la colère, Thibault entreprit de se rasséréner. Catherine l’observait en silence, les yeux grands ouverts comme ceux d’une enfant attentive à un discours qui la dépasse, alors qu’elle en avait tout entendu ; et c’est un peu de cet espoir qu’elle discernait parfois qui lui apparut lorsqu’elle vit son frère clamer sa résolution de se battre encore pour elle. Pourtant, l’inquiétude la prit lorsque soudainement le regard embrasé de Thibault perdit de son éclat, jusqu’à ternir presque sous l’effet du doute. Mais Thibault s’était engagé ; au risque d’échouer. Et puis, plus que de l’incertitude, c’était de la lassitude que dépeignaient ses traits.
— La liberté coûte décidément trop cher aux femmes de cette ère, soupira-t-il en baissant le regard, qu’il avait abattu.
— Si tu ne trouves point à me marier, ils vont m’y abandonner de nouveau. Mais je n’irai pas, assura-t-elle avec intransigeance, les larmes menaçant de se répandre et d’abîmer ses joues. Je partirai.
— Sont-ce alors là des adieux ? Demanda-t-il en souriant, ne prenant pas au sérieux les dernières paroles de sa soeur.
— Je le crains, dit-elle en s’approchant de lui. Il me faut me préparer à partir, et à vous quitter, Héloïse et toi.
— Ne sois pas sotte ! grogna-t-il en l’accueillant sur ses genoux, comme un père bienveillant qui tiendrait à réconforter sa fille. Où iras-tu ? Et par quel moyen vas-tu t’enfuir ? Tu ne connais personne qui pourrait veiller sur toi.
Se sentant sotte, elle ne répondit rien. Elle savait bien qu’en dépit de son désir, son frère avait raison et qu’elle ne saurait prendre la route sans qu’il ne lui arrivât malheur. Sans but, il est d’autant plus difficile de s’aventurer dans le monde ; c’est en considérant la chose avec imagination qu’elle se sentit tout d’un coup au désarroi face à la perdition ; il ne lui fut pas difficile de se voir comme un cheval s’étant enfui de son écurie, tout étourdi par la vitesse qu’il avait mis à semer le bourg, et affligé de contempler l’immensité du monde avec un désir ardent, toutefois modéré par la crainte de ces nouveaux espaces qui à coup sûr mèneraient le partout, et surtout nulle part. Elle connaissait fort bien la détresse que lui infligeait cet étourdissant sentiment ; cela était sa hantise, depuis qu’elle avait émis l’éventualité de ne jamais trouver sa place en quelque endroit que ce soit sur terre.
Thibault, l’air rembruni, considéra la chose. Catherine, qui s’accrochait fermement à sa nuque de ses petits bras noués, craignait de perdre l’estime de son frère plus encore que d’être punie par leur père si Thibault venait à lui apprendre ce qu’elle avait avoué ; mais la perspective de ne pas avoir l’occasion de se sauver l’effrayait bien davantage ; et cet instinct de fuite, quoique ridiculement primaire compte-tenu des circonstances, n’était qu’une ultime échappatoire à la démission puis à la résignation dont jamais personne ne devrait se livrer aussi tristement, soumis à la servitude et à l’indigence de ceux qui ont perdu leur gloire pour quelques reliquats d’une vie qui ne leur appartient plus.
— Vas-tu dévoiler mes propos à notre père ? Demanda-t-elle avec inquiétude.
— Je ne dirai rien ! Répondit-il en cédant à l’envie de perdre son sérieux. Je ne dirai rien si tu restes ici sagement, et si tu me fais confiance. Si j’échouais dans mon entreprise, je ne t’abandonnerais pas ; nous partirions tous deux, en attendant que je raisonne notre père et que je te constitue une dot qui ne pourrait se refuser.
— Sauras-tu convaincre notre père ? Il est excédé, je doute qu’il soit dans de bonnes dispositions pour accepter ta proposition.
— tu le malmènes trop, Catherine. Sois plus gentille et il s’adoucira. Il a tout de même de tendres sentiments pour toi.
— Parfois que je sens bien qu’il me porte une certaine affection ; mais à d’autres moments, je sens son ire ruisseler sur ma peau comme de l’huile brûlante ; et je l’agonis de propos méchants afin de taire les hurlements de détresse que me fait éprouver cet ardent ressentiment à mon égard.
Le regard posé sur les contours rigides du parquet, Thibault ne répondit rien à ce terrifiant aveu.
— Je crains l’avenir, Thibault.
Thibault la serra fort contre lui, et finalement Catherine vint poser la tête contre son épaule et laissa se déverser ses larmes au creux de son cou légèrement parfumé. La lumière vacillante des bougies peignait des ombres sur leurs visages inquiets ; et tandis que l’ombre grandissait en leurs pensées, la nuit avançait inexorablement vers le jour, et il fut rapidement convenu qu’il fallait se souhaiter bonne nuit et se quitter malgré la mélancolie qui les enveloppait languissamment. La maison tout entière s’assoupit donc sans plus craindre le lendemain, dans le silence et la tranquillité nocturnes.
IMMORTALEM MEMORIAM Livre premier – Le cabinet des mignardises Chapitre 4
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Chapitre 4