— Ce vin est fameux mais il fera bientôt défaut, décréta Boissec en approchant le goulot de son œil, considérant le fond de la bouteille avec une lassitude émue.
Si son regard était humide, cela n’était pourtant pas dû à quelque tristesse, mais bien à l’ivresse que son corps, indépendamment de son esprit éteint, semblait enclin à déplorer.
Les musiciens disparaissaient discrètement, courbés dans une révérence qu’aucun des amis ne considérait ; c’était tout juste s’ils se rendaient compte qu’ils demeuraient désormais les seuls à festoyer encore, tandis que le reste du château s’était assoupi avec les dernières clartés du jour. Les flammes vacillantes des chandelles commençaient à étouffer au bout de leurs bougeoirs, la cire éparpillée jusqu’à la nappe maculée de vin, froissée par endroits, vestige peu reluisant d’une nuit qui semblait ne prendre jamais fin. La lassitude pourtant avait étreint l’assemblée ; cependant aucun des comparses n’aurait trouvé de bon ton d’achever ces tristes réjouissances pour gagner le lit à la faveur du repos.
La mine défaite, Saint-Adour se trouvait bien aise d’une telle déchéance. Il lui semblait avec réconfort que le présent se trouvait semblable au passé, et que nulle maussaderie ne pourrait plus jamais l’accabler comme auparavant. Cet espoir mû par l’ivresse était bien le soulagement qui lui octroyait quelque légèreté d’esprit ; néanmoins, le lendemain devenait semblable à ce qu’avait été la veille, et seule une nuit telle que celle-ci pouvait lui faire gagner de nouveau l’insouciance passagère dont il avait besoin pour daigner encore subsister en ce monde.
Ses amis, enfin satisfaits de le divertir, outrepassaient de bonne grâce les limites de leurs ressources ; et ils avaient gaiment remplacé le quatuor à cordes en chantant de fort mauvais goût, martelant la table de leurs poings. Layemars et Saint-Adour dansaient sans talent, sans respecter les mesures bancales des mélodies gaillardes que claironnaient Boissec et Vielly ; Houdanville, quant à lui à demi-conscient, dodelinait de la tête dans un coin de la pièce, avachi au fond d’un imposant fauteuil qui le faisait paraître aussi frêle et ténu qu’un garçonnet.
— Ah ! Que n’y a-t-il de jolies danseuses qui monteraient sur la table et remueraient la jambe ! s’exclama Boissec à l’adresse des deux saltimbanques. Ce n’est point pour vous désobliger, soupira-t-il avec regret, mais vos apprêts desservent tristement l’imagination, exaltée par les tièdes arômes du vin, mais retombant tristement à la vue de votre spectacle, comme la pâte d’une tourte ratée ; votre port est assurément moins gracieux que celui de ces dames qui nous font tant défaut.
— Pardonnez-moi, répondit Saint-Adour en s’écroulant de nouveau dans sa chaise, si ma maison n’est pas encore un bordel, et que je me dois d’observer un comportement bien loin de la légèreté avec laquelle nous pouvons vivre à Paris, mes amis ; cependant, continua-t-il en riant de ce que les autres en l’écoutant perdaient eux-mêmes leur sérieux, je vous concède qu’ici je croule comme un vieux célibataire qui regarde avec nostalgie les grisantes années d’insouciance et de splendeur qu’il vécut auprès de vous, en attendant que se profile demain l’ombre de la morosité qui s’abattra sur lui comme la sentence du prêtre qui le contraindra moins à la respectabilité qu’à la routine rédhibitoire d’un ménage convenu. « Vous êtes désormais mari et femme ; vous pouvez étreindre la laideur qui gigote à votre bras. Et avec l’aide de Dieu, car au moins convenez-en il faudra bien cela, faites des héritiers panachés et superbes ! »
Boissec applaudit. Le « marquis de La Croupe » se leva violemment de sa chaise, qui chut derrière lui mais dont il ignora le fracas, levant haut son verre en devisant, tandis que Saint-Adour, ivre au moins autant que ses comparses, se frottait les yeux, qui épanchaient quelques larmes.
— Levons nos verres à une telle perspective, aussi réjouissante en bienfaits que le pourrait procurer l’amour permis * ! criait La Croupe.
— Je vous en prie, Charles ! dit Vielly, luttant lui-même contre les effets de l’ivresse, mais en toute occasion solvable d’un esprit raisonnable, quand bien même il y serait allé comme ici de quelques abus. Ne croyez-vous point vous hasarder à quelque vue de l’esprit fort maussade et indigne en tous points de l’aménité de votre caractère ?
Layemars, en silence, esquissait outrageusement une négation de l’index. Ses yeux étaient fermés, comme si l’alcool qu’il avait ingurgité était allé se loger dans ses paupières. Il avait une moue tout à fait hilarante, aussi fantasque qu’un comédien de farces, aussi déluré qu’un bougre rebelle, avec toute la délicatesse d’un homme né noble et tout à fait satisfait de sa condition. Pour beaucoup de gens, le marquis de Layemars passait pour méprisable ; mais en réalité, il n’était qu’un jeune idiot qui attendait avec grandiloquence une bonne raison de mûrir.
— La Croupe a raison, claironna Boissec avec une moue méprisante. Nul ne devrait s’affranchir de quelque réflexion auparavant du mariage. Aucune femme n’est plus distrayante qu’une autre ; et si toutes sont différentes, il en est qui s’avèrent moins commodes que d’autres. Et toutes ont en commun de nous échauffer la bile. Voyez, dit-il en plissant le regard, comme s’il observait quelque chose de lointain, ou qu’il souhaitait prendre quelque air mystérieux, tendant le bras vers un improbable horizon en le caressant de sa main. Elles sont comme une chose précieuse qui requiert trop de soin, et s’avère au final n’être rien de moins qu’une breloque inutile.
La désobligeance de ces dernières paroles interrompit sa transe ; sa main était retombée, avec la dévotion qu’il avait mise dans son discours. Il s’esclaffa ensuite, tandis que ses amis le regardaient interdits, et quelque peu sceptiques.
— Comme vous y allez fort ! S’emporta Vielly, Layemars lui faisant écho.
— Est-ce l’alcool qui vous fait parler ainsi ? lui reprocha ce dernier. Serait-ce quelque emportement à la mesure de votre ivresse, ou est-ce bien là une vérité absolue opportunément révélée par la confiance que vous ressentez à nous livrer le fond de votre pensée grâce aux effluves du vin ?
— A quoi bon répondre, monsieur, puisque je vous ai offusqué ? demanda Boissec avec une intonation d’ivrogne. Vous devriez déjà savoir que je suis un rustre, un faquin ; aux mœurs dissolues, à la vie de débauche ; de telles paroles ne servent que d’aussi vils intérêts ! Je ne suis pas comme vous autres un gentilhomme digne du nom ; je n’essaie même pas d’en affecter l’allure. Et pourtant, vous avez su m’accueillir dans votre fratrie, en pensant peut-être que je pourrais changer, ou que recelait sans doute en moi quelque grandeur d’âme, ou bien d’esprit. Cela est sûrement vrai, pas pour l’âme, cela s’entend. Et je me prends, avec toute la goujaterie dont je suis capable, à espérer dans détour et avec la plus grande vigueur que vous continuiez à m’accorder votre confiance, ainsi que votre amitié.
Le silence se fit durant quelques instants. Si ces quelques secondes avaient pu suffire à inquiéter Boissec, elles n’avaient pas eu le pouvoir de le dégriser pour autant. Il secouait la tête en tâchant de recouvrer ses esprits, comme s’il pouvait chasser de ce mouvement la brume qui troublait sa vision. Le reste de la tablée dodelinait de la tête, et pourtant tous semblaient mesurer leur décision avec la plus grande clarté ; or ils étaient tellement ivres qu’ils ne désiraient que faire fi de toute cette affaire. Elle n’était que broutilles, et ils n’étaient que des loques.
— Vous serez toujours notre ami, affirma Layemars.
Puis, en perdant tout à coup son sérieux, il ajouta :
— Cependant, n’espérez plus rien quant à notre confiance. Au défaut * de dire qu’elle fût remise en question, j’avouerais plutôt que nous ne vous l’avons jamais accordée qu’avec moult réserve. Et pour cause ! Comment auriez-vous pu nous inspirer quelque invincible sentiment de sécurité ? Reconnaissez au moins, avec bonne foi je vous prie, à quels dangers notre amitié pour vous nous exposent : n’est-ce point assez de luxure et d’ivresses, de combats côté à côte, et d’une intimité favorable à tous les vices que vous avez en tête ? Ivrogne, maraud, Italien !
Le comte incriminé sourit de la taquinerie. Il avait l’air de reconnaître un peu de ce qui lui était faussement reproché. Cependant, il n’était pas homme à se voir moqué sans rien oser rétorquer.
— Si vous ne m’avez jamais accordé votre confiance qu’avec parcimonie, dit-il sur le même ton, je vous prierais de bien vouloir entendre que je ne vous ai jamais estimés qu’à demi ; et jamais vous n’auriez pu me plaire, car les freluquets hautains ne sont pas à mon goût.
Saint-Adour se leva en applaudissant, clamant des « bravo ! » rendant justice au comte, son compagnon d’armes, imité par Vielly, qui se contentait pourtant de taper dans ses mains d’une manière fort élégante, confortablement assis sur son siège, comme s’il eût agi de quelque mondaine conversation. Tout ce grabuge éveilla Houdanville, qui avait cédé aux chaleureuses invitations de Morphée. Il eut à peine le temps de deviner la raison d’une telle agitation avant de somnoler de nouveau, malgré le tumulte qui faisait bourdonner ses oreilles.
— Tels que vous nous voyez nous sommes les plus grands des pécheurs, affirma Vielly lorsque cessa le rire fou qu’avait eue l’assemblée. Après tout, ne sommes-nous que des reliquats d’hommes en ces sublimes instants de flottement et de nébulosité. Nous sommes tous faillibles, et aucun de nous n’est parfait. Heureusement ! Je préfère être imparfait et m’amuser de la vie que de me trouver policé à n’en point pouvoir profiter du monde. Les gens austères peuvent passer pour parfaits, mais ils n’en sont sûrement qu’à la moitié du chemin.
— Et si l’autre moitié nous incombait à parcourir en demeurant fidèles à nous-mêmes ? S’enquit Layemars avec ferveur, le regard brillant, habité tout à coup par une flamme qui en un éclair de lucidité lui avait fait entrevoir quelque réflexion digne d’être évoquée, défendue, même, tandis que la petite troupe de vauriens applaudissait de ces quelques instants d’invraisemblable philosophie.
— Croyez-vous seulement vous trouver à peu près dans le vrai ? s’exclama Saint-Adour avec stupéfaction. Comment pouvez-vous représenter rien qu’à vous seul quelque sagesse ? Vous parliez sûrement de nous autres, en ayant le soin de ne pas vous y inclure ! Corrigea–t-il avec hilarité. La plus stricte représentation du Malin aurait ainsi pu croire qu’elle était utile en ce monde ; cela est émouvant.
Pour toute réponse, Layemars secoua la tête en une sorte de révérence. La gravité qu’il feignait, et dont il savait parer ses traits contrastait tant avec la gaieté du duc que Boissec, Houdanville et Vielly se mirent eux aussi à gorge déployée. Puis, Layemars les rejoignit dans leur hilarité. Nul doute ne se faisaient qu’ils étaient tous faits pour s’entendre malgré les quelques dissemblances qui recelaient en leurs caractères. Cela était bien dérisoire.
— Je me trouve alors en concurrence avec Boissec ; car c’est bien lui le fils aîné du Diable ! répondit soudain le marquis, tandis que s’étaient éloignés les derniers instants de rétorquer quelque saillie qui ferait mouche.
Cela lui fut d’ailleurs amèrement reproché, mais l’on rit tout de même, le comte diabolique se mettant à danser en entraînant son marquis. Au gré de ces réjouissances, la conversation se détourna pourtant de nouveau sur la grande question des femmes, ainsi qu’il était souvent lors de ces rencontres, plus encore désormais que Saint-Adour devait songer à se marier, puisque sa mère le priait de se trouver une épouse, et que lui-même commençait à y penser afin de se détourner, pour toujours, l’espérait-il, les réminiscences d’horreur qui le tourmentaient encore.
Beaucoup de fanfaronnades avaient jailli du vin dans cette même pièce ; et lorsqu’ils se retrouvaient pour entrer dans le salon, ils avaient tous coutume de dire qu’ils allaient s’entretenir de l’hymen dans le cabinet des mignardises. Cependant, la légèreté s’était atténuée avec la brièveté de l’échéance avec laquelle madame sa mère l’avait enjoint de se trouver des prétendantes, au défaut desquelles elle se permettrait de lui en trouver ; depuis, les nuits s’achevaient sans qu’aucun ne parvienne plus à articuler. Ce soir-là, pourtant, l’on n’en était point encore à cette extrémité ; la bonhomie avait su d’autant plus tempérer le zèle de la conversation pour en venir à ce que les amis entre eux préféraient de loin : la gaillardise en des farces et des paroles toutes faites.
— Puisque Boissec, dit Vielly, n’a point connu tant de femmes que Layemars, et que son jugement se trouve faussé par ses indéniables lacunes en la matière, souffrez donc mon ami, fit-il en s’adressant à l’ignorant, que l’habile connaisseur vous parle un tant soit peu de son art.
— Je passe tantôt pour un grand amoureux des femmes, affirma Layemars en prenant très à cœur sa qualité de professeur ; et si elles sont bien difficiles de caractère, et fort distrayantes lorsque l’envie leur prend de s’acoquiner, elles sont bien comme vous le dites une chose précieuse, un joyau qui brille et qui demeure bien le seul à nous émouvoir encore en ce monde bas et violent. Je respecte les femmes pour ce qu’elles apportent aux hommes, en déplorant parfois, il est vrai, que nous autres ne semblions rien leur apporter. Changeons d’époque, mes amis, s’anima-t-il soudain, changeons de temps ; et vous verrez alors combien il est facile pour une femme douée d’un tant soit peu de sens pratique et de clairvoyance de s’affranchir d’un ménage pour exister par elle-même ! Elles se voient contraintes de nous supporter, et nous ne pouvons que déplorer souvent d’être unis à la mauvaise d’entre elles, celle en vérité qui nous sied seulement le moins. Convenez-en désormais que vous avez été rude, monsieur le Comte !
Pour toute réponse, Boissec soupira en ayant un désinvolte geste de la main, d’une désobligeance qui aurait pu irriter son comparse si seulement il n’avait détourné le regard à cause que la tête lui tournait d’avoir trop longtemps concentré son attention sur son interlocuteur. Ignorant le discours fiévreux de son galant ami, le fâcheux comte à la verve acerbe crut bon de rétorquer à Saint-Adour quelque pertinente remarque qui achèverait de l’opposer à Layemars :
— Aurez-vous l’audace de vous placer du côté de ce joli cœur ? Demanda-t-il avec désobligeance.
— Ma foi oui, répondit le duc avec aplomb. Pour étayer ma réponse, continua-t-il avec davantage de tendresse et de fantaisie * dans la voix, j’invoquerais même les agréables instants que je retiens en ma mémoire de certaines créatures qui s’étaient plues à me rendre la vie fort belle ; et j’ai coulé des jours de douceur indéniablement chers au souvenir que je me fais de chaque femme, ainsi qu’au désir d’un jour trouver la quiétude dans les bras d’une unique compagne. C’est un doux rêve que j’ai, que je fais lorsque je songe à mon avenir. Pour l’heure, j’aurais préféré demeurer fidèle à cette frivolité apaisante ; mais puisque je dois m’unir en ces temps, je me prends à croire qu’il me serait possible d’avoir la paix, que j’eusse choisi ou non celle qui sera dans mes draps.
— Aurez-vous seulement le temps de découvrir son visage et d’avoir vent de ses manières ? Railla Boissec. Vous cherchez votre promise avec bien trop de désinvolture pour éviter que ce soit votre mère qui vous trouve un bon parti ; et je ne serais point surpris qu’à force de se concentrer uniquement sur sa naissance, votre mère vous unisse à une hommasse * à la jambe lourde, et dépourvue de quelque agrément que ce soit et pourtant fort utile à pallier la misère d’un port commun voire pire : bancale ! Défectueux ! Que ferez-vous donc d’une femme qui ne va pas droit ? Mima-t-il sans élégance. Les dents gâtées, le regard vide, la peau flasque, ou gorgée de mélasse ? Je ne vous vois guère survivre à un tel mariage ! Il faudrait que vous ayez perdu vos sens, et jusques à l’ambition, pour vous accommoder d’un si funeste présent !
— Il se pourrait, contra Vielly avec une étonnante pondération en dépit de sa griserie, que cette jeune personne dépasse vos espérances.
— Imaginez qu’elle soit sotte, renchérit Layemars, qui faisait les cent pas dans la pièce d’une démarche peu assurée, effectuant des gestes de la main qui répandaient le faible contenu de son verre, qu’il tenait mollement, sur le sol garni du tapis rouge profond, ce qui avait pour effet de faire rire ses comparses sans qu’il n’y prête attention. Il ne faudrait point cependant qu’elle vous haïsse, dit-il avec un effort de gravité, vidant de nouveau son verre en pointant le doigt de sa main en direction du duc, car elle vous mènerait la vie impossible, ou qu’elle vous aime ; car alors son amour débordant et fanatique vous priverait de toute liberté.
Silencieusement, Boissec acquiesça du chef, souriant de la tournure de la conversation, et de ce que Layemars demeurait fidèle à lui-même, en dépit de l’éloge qu’auparavant il avait su clamer en faveur de la cause des femmes. En effet, nulle passion ne pouvait étreindre fort longtemps le flamboyant marquis ; et s’il avait des opinions, la plupart du temps il les gardait pour lui, préférant divertir une assemblée gaillarde et peu portée sur l’esprit de niaiseries et de discours insipides, qui selon lui seyaient mieux à la fête. La sévérité dans les manières et dans le langage était selon lui une obligation de précieuse, et il fallait bien s’y soumettre dans la société. Il le faisait alors avec délectation, de surcroît auprès de ces dames, et des gentilshommes dont il avait à se méfier pour sa réputation ; car un marquis en supplante bien un autre, et qu’il n’est pas prudent d’avoir l’esprit fatigué. Mais à son sens, il ne fallait pas se montrer toujours si délicat, raffiné, et si étroit d’esprit. Si l’homme avait des pensées cocasses, c’était bien pour les partager en certaines occasions. D’ailleurs, il n’avait aucune difficulté à passer de la bienséance d’un salon à la gouaillerie d’un tripot.
Satisfait de sa prose, Layemars fut éconduit dans sa fierté par le regard terne d’Houdanville qui, non loin de se trouver plus ivre que les autres, avait de nouveau surgi de la somnolence pour savourer son verre de vin, en prêtant peu d’attention à la scène qui se jouait devant lui. Son regard, qui venait de croiser celui de son comparse déçu, se perdait à présent dans sa coupe, où le breuvage quelque peu pâteux en léchait les parois, suivant les mouvements distraits que son poignet peu assuré lui faisait suivre. L’intensité de la couleur du vin s’avérait aussi dissuasive que la noirceur d’un puits. Enfin, lorsque la lassitude le gagna encore d’une façon intolérable, Houdavnille détourna négligemment son regard.
— C’est pour cette raison, et pour toutes les autres qui passent pour des discours exagérés, qu’il me serait difficile d’accepter mon sort, soupira Saint-Adour en posant sa tête sur ses bras, croisés sur la table. Néanmoins ceci est mon devoir, concéda-t-il en se redressant avec vigueur ; de plus, soupira-t-il, ma mère demeure la seule femme qui puisse me faire plier sous ses volontés, et c’est peu dire qu’elles sont de fer !
L’assistance eut un rire tonitruant, mettant le duc au dépourvu, sensible à cette évidente gausserie. Layemars, riant à gorge déployée, vint à l’aveuglette trouver de quoi s’asseoir. Il chercha le dossier, puis les bras de sa chaise, tout en s’asseyant sur l’arête, alors qu’il croyait son séant posé bien au milieu du siège. L’on ignora dans l’assistance comment il avait su éviter de se cogner les jambes contre les pieds du meuble convoité, parfaitement horizontaux et parallèles au sol, que menaçait de rejoindre à grand fracas le chancelant monsieur le marquis ; quoi qu’il eût évité cette mauvaise chute, son dos en s’inclinant ne trouva pas le dossier, qui reposait sur le sol, et tomba à la renverse. Il se trouva donc assis tel qu’il l’avait souhaité, mais les jambes en l’air. D’ailleurs, son mouvement l’emporta si loin que ses pieds allèrent loin trouver le sol, et que son séant se leva pour passer au-dessus de sa tête. Ses amis, cois de le voir choir ainsi, avaient cédé leur frayeur contre une hilarité redoublée ; mais le voir ainsi faire suivre une roulade à sa précédente chute acheva de les faire suffoquer de rire. Le protagoniste, d’ailleurs, n’était pas le dernier à s’exclamer en applaudissant devant son ridicule.
— Vous voilà en fort commode posture, monsieur de La Croupe ! Plaisantait Boissec en allant au secours de son compagnon le pas mal assuré, l’avant-bras gauche posé sur son bas-ventre en position phallique, certain d’en amuser ses comparses. Attendez donc que je vous redresse et je vous ferai de La Trousse !
A ces mots, Saint-Adour frissonna bien malgré lui, comme si son corps avait agi indépendamment de son esprit. Le marquis de La Trousse existait bel et bien ; et ce n’était pas un nom vulgaire affublé entre misérables ivrognes. Il avait croisé le chemin de cet homme en plusieurs occasions, en l’occurrence il y avait deux mois à peine. C’était en Catalogne, à Lérida ; un enfer aride dont il aurait volontiers échangé les souvenirs et la campagne même contre un peu de sa renommée. Mais durant qu’en son esprit cette réminiscence s’imposait, la conversation avait changé de tournure, et se concentrait de nouveau sur lui et ses déboires avec cette Femme dont il ignorait tout et qui déjà, à peine promise à lui, se trouvait disposée à le tourmenter.