IMMORTALEM MEMORIAM Livre premier – Le cabinet des mignardises Chapitre 7

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                                                              Chapitre 7

La main d’Houdanville, amène, se posa sur son épaule, et il ne sut adresser à son beau-frère qu’un regard interdit, pendant que les autres se trouvaient attablés de manière plus correcte, quoi qu’ils continuassent à sourire. Tâchant avec empressement de recouvrer la gaieté, et affectant du moins de paraître concentré davantage sur les pitreries de ses comparses que sur la maussaderie qui accaparait son esprit, il étreignit à son tour l’épaule d’Houdanville en le secouant joyeusement.
— Vous vous dites mes amis, s’exclama-t-il à l’encontre des gentilshommes en affectant le plus grand désespoir, les pointant tour à tour du doigt en les rabrouant avec bien moins de colère que d’allégresse ; mais je n’en crois rien au vu de la fable dont à vos yeux je fais l’objet ! Voilà, s’emporta-t-il soudain avec la même colère factice, comment vous traitent ceux que vous conviez à votre table, et dont vous vous laissez aimablement déposséder de vos biens, de vos meubles, de votre ripaille et de votre sœur ! Peste soit de vous !
Les fâcheux individus, incriminés avec tant de ardente affliction, rirent de plus belle en renversant leurs têtes en arrière et trinquant avec le contenu d’une autre bouteille de vin. Saint-Adour porta une bourrade amicale à Houdanville, qui continuait lui aussi de boire plus que de raison. Il avait coutume, surtout lorsqu’il se trouvait au château, de veiller à ne pas basculer dans les excès, car il savait son épouse de mauvais gré de le voir ivre, gris ou gai. Or dans ces occasions-là elle se trouvait si importune et désobligeante qu’il tâchait à tout prix d’éviter de la mécontenter. Cependant cette fois, il s’était abandonné de bon cœur à l’incartade, la lassitude l’ayant gagné à l’égard d’une si pesante autorité, par trop conscient de l’évidence que son épouse trouverait toujours quelque chose à lui reprocher.
— A propos, comment se porte ma sœur ? Demanda Saint-Adour à son beau-frère, en portant à ses lèvres un nouveau verre plein.
Houdanville, qui souriait avec bonhomie, changea tout à coup de disposition.
— Demandez-le lui, rétorqua-t-il avec désormais une froideur véritable ; elle vit à quelques pas de vous, dans cette même demeure !
Saint-Adour ne daigna objecter ; il ne répondit rien, semblant davantage concentré sur son verre de vin, comme s’il pouvait en savourer tranquillement le breuvage en dépit de la colère qui brûlait les pupilles ardentes qu’Houdanville posait sur lui, ayant depuis longtemps cédé son impatience contre de vifs reproches, qu’il exprimait désormais avec toute la désobligeance d’un homme qui sait s’octroyer la liberté de dire enfin ce qu’il a toujours pensé.
— Vous refusez de la recevoir, et n’ouvrez vos portes que pour nous laisser entrer, dit-il en prenant à parti le reste de l’assemblée ; cependant, personne ne souhaitait se ranger de son côté, jugeant la femme incriminée indigne de quelque soutien.
Néanmoins, Houdanville continuait de répandre ses vitupérations, insensible à la solitude dans laquelle il se murait en défendant son épouse. D’ailleurs, il agissait davantage pour éviter de se trouver en fâcheuse posture entre le frère et la sœur que pour réconcilier deux entêtés. Or tous entendaient sa démarche, qu’ils respectaient, et jusqu’au réticent Saint-Adour qui concédait volontiers mettre son ami dans un indéniable embarras ; cependant elle était vouée à l’échec, car aucun des deux Saint-Adour ne laisserait l’autre avoir le dernier mot, et que le marquis serait bien infatué de la reconnaissance qu’avait eu l’auguste famille de le convier sur son arbre généalogique s’il croyait qu’il pourrait les pousser l’un vers l’autre et les raccommoder sans savoir de quoi il en retournait. L’amitié qu’Houdanville apportait au duc était indéfectible, et son mariage avec sa sœur l’était tout autant, en dépit des réticences du couple à véritablement s’aimer et se respecter. La froideur jetée sur la fratrie n’était pas pour durer ; mais tant que l’orage ne serait passé au-dessus du château, il faudrait bien cohabiter en bonne intelligence ; d’ailleurs, Houdanville aurait pu se repentir d’avoir ravivé la douleur d’une si épineuse discussion, si seulement il n’avait agi à cause que lui aussi souhaitait répandre son ire comme le faisaient si bien les deux autres.
— Vous osez prendre la peine de vous enquérir de sa santé, continua-t-il ; j’en déduis fort aisément que malgré que vous preniez toutes les précautions requises pour l’éviter, elle se trouve toujours disposée de la meilleure place dans votre souvenir. Mais en vertu du rôle qui m’est dévolu par votre requête, et par lequel vous m’autorisez quelque curiosité, puisque je suis un intermédiaire par lequel ordinairement vous vous abstenez de passer, aurais-je par conséquent le privilège d’apprendre de votre bouche la raison pour laquelle vous préférez prendre de ses nouvelles auprès de moi plutôt que d’elle-même, alors qu’il vous serait plus commode et d’autant plus agréable de vous résoudre à lui rendre visite et de vérifier par la même occasion comment elle se porte, en ayant le loisir de vous entretenir avec elle de ce qu’il vous plait à évoquer ?
Saint-Adour demeura coi quelques instants, luttant contre la brume qui envahissait son esprit et la gêne qu’il avait éprouvé à se trouver éconduit. Il regrettait amèrement d’avoir posé cette regrettable question. Reprenant intimement contenance, son regard s’anima d’un coup d’une braise qui eut le mérite de déstabiliser quelque peu Houdanville, mais ce dernier tint bon ; il connaissait par trop son beau-frère pour s’émouvoir encore de ses spectaculaires parades.
— Pourriez-vous en convenir, mon cher frère ? Persista donc le marquis avec la même audace. Auriez-vous l’infinie obligeance d’éclairer ma lanterne et d’apporter quelque lumière sur le froid jeté entre votre sœur adorée et vous-même ? C’eût été un honneur de ma part que de recueillir vos confidences ; et puis, vous savez bien que nous nous trouvons entre amis !
La mordante ironie d’Houdanville blessa tout le monde. Durant le froid jeté sur l’assemblée, Saint-Adour, gagné malgré son flegme par l’irritation de son beau-frère, serra les poings tout autant que les dents. Dans de semblables moments, il avait le regard noir et sa mine renfrognée représentait force vindicte, ainsi qu’une irrépressible violence intérieure. Lors de ces instants, il pouvait entrer dans une sinistre colère et briser en silence tout ce qui se trouvait sur son passage. Fort heureusement, il avait acquis suffisamment d’esprit pour se rasséréner ; mais afin de prouver qu’il était capable du pire, il ne se dépossédait jamais tout à fait de cette expression incroyablement puissante, d’autant que son visage pouvait se parer subitement de l’amabilité la plus pure à l’ire la plus absolue, ainsi que se pouvait être le contraire. Une flamme ardente traversa ses prunelles, et la tension de ses muscles trahissait une force sourde bien supérieure à ce qu’elle fût jadis, en dépit de la morne lassitude qu’il représentait lorsqu’il était au repos ; monsieur le duc avait changé ; il en paraissait plus dangereux encore.
Devant l’assistance interdite, assommée par l’alcool, il se contenta, tout en perdant de sa superbe, de grommeler des paroles pour lui, et d’avouer sur le même ton :
— Elle m’agace ! Maugréa-t-il pendant que les traits de son visage s’adoucissaient quelque peu. Elle m’agace à vouloir me présenter des amies, à vouloir m’enseigner la façon de paraître plus agréable aux femmes dignes de porter le titre d’épouses et de tenir mon rang, affublées de mon nom ! Ses amies, ses gentilles amies, ses sottes d’amies dont elle ne craint rien, elle qui veillerait presque comme une mère sur mes intérêts, comme si j’avais besoin du recours et de la sollicitude qu’elle pouvait m’apporter ! En qualité de quoi ? De sœur ? Mais ma sœur est mariée, et tend un peu trop à l’oublier à mon goût. Vous ne la comblez pas assez, mon ami ! déplora-t-il à l’attention d’Houdanville, qui loin de se tenir prostré arborait toute la fierté dont il se sentait capable, se sachant par trop digne de tenir tête au duc. Sachez l’occuper, je vous en prie, et besogner tant qu’il faudra pour qu’elle éprouve un lointain souvenir de son frère, et ne se préoccupe que de se sentir honorée comme une reine auprès de vous, qu’elle n’a certes point choisi, pas plus que vous n’avez souhaité former un ménage avec elle ; mais qu’elle reconnaisse enfin toutes vos qualités et s’empresse d’employer toute sa fougue à vous révéler les siennes !
Toute bonhomie avait laissé place à une gravité pesante. Le désespoir de Saint-Adour s’étendait à la vue de chacun et les gagnait comme la propagation d’une maladie. Peu à peu leur parvint le son de l’horloge, aux aiguilles tintant dès qu’elles avançaient. Chacun eut en tête à ce moment-là que les musiciens étaient partis trop tôt, et faisaient cruellement défaut en ces instants qui eussent pu être supportables si la vie avait semblé suivre son cours au gré des mesures festives des instruments à cordes. La maussaderie ayant gagné l’assemblée excluait chacun d’entre eux du monde paisible qui s’écoulait en silence ; or le silence qu’ils percevaient était différent, semblable plutôt à quelque démonstration du néant, ou bien à l’éternité qui succède à la mort. Davantage que ses amis, Saint-Adour avait le sentiment d’avoir perdu l’ouïe en même temps que l’optimisme. Son monde n’avait d’audibles que les battements affolés de son cœur. La peur brute nouait son ventre ; un cri s’esquissait sur ses lèvres, qui ne s’ouvraient jamais. Il eût été pire de passer pour un fou ; mieux valait se taire. Ce triste silence qui n’avait rien d’apaisant se fit tout d’un coup aussi assourdissant que le tonnerre, et jamais réunion d’amis n’avait tant ressemblé à l’isolement contrit d’une triste solitude. Encouragé par le désespoir vainement dissimulé de ses amis, Saint-Adour tenta une dernière fois de s’avérer moins inquiet qu’il ne l’était en réalité.
— Allons, ne nous laissons point entraîner par les remous de la morosité. Que ferions-nous si le tourment nous prenait tous ?
— Vous avez raison, monsieur le duc, répondit Vielly. La faute que nous avons commise de vous plonger dans la maussaderie au lieu de vous divertir aurait à nous être reprochée ; et cependant vous prenez encore le soin de nous rassurer. Nous ne rendons point grâce à la confiance que vous nous faites de nous accueillir, tandis que nous accourûmes auprès de vous afin de vous apporter notre soutien.
— Vous avez déjà tant fait, mes amis, leur affirma Saint-Adour avec une émotion pleinement exprimée. Si j’avais l’assurance de vous rendre davantage que ce que l’amitié, ainsi que la fidélité vous ont fait entreprendre pour moi, je serais bien là le plus honnête des hommes, et ne craindrais nulle justice !et même ce bon Houdanville, qui souffre encore un peu de se trouver entre les feux de ma sœur et les miens, quoique je l’en sente las…
— Enfin ! Soupira d’aise l’intéressé, réellement ému de constater que le duc entendait enfin son ennui.
— Si vous n’étiez tous là, je me trouverais certainement six pieds sous terre.
— Vous avez survécu surtout grâce à mes soins, affirma Boissec avec bonhomie. Que ne vous ai-je sauvé sur les champs de bataille !
— Cela est au moins réciproque, convenez-en ! s’exclama Saint-Adour, loin d’oublier que son ami avait raison, mais plutôt prompt à raviver la bonhomie par cette occasion favorable. Ah ! Peste soit de vous !s’emporta-t-il de nouveau avec dérision. Il me suffit de vous faire quelque éloge, et vous croyez bon de vous octroyer toutes les vertus !
La légèreté avait enfin triomphé de la morosité, pour quelque temps encore. L’alcool venant à manquer fut l’occasion de dégriser quelque peu, et tous avaient un regain d’ardeur. Layemars se leva et alla jusqu’à la fenêtre, qu’il ouvrit, et se tenant aux barreaux du balcon il inspira profondément l’air qui émanait de la forêt voisine. Il ferma les yeux, savourant le parfum d’humus ; l’air était humide malgré la sécheresse qui avait sévi dans la journée. Ils ne l’avaient guère entendu à force de rire et de s’exclamer, pourtant l’eau avait ruisselé, un tonnerre lointain s’étant fait entendre de ceux qui comme les cinq comparses n’avaient pas fermé l’œil.
Layemars rouvrit bientôt les yeux, incommodé par un vertige. L’air l’avait revigoré.
— Ne tombez pas, Layemars ! s’exclama Boissec. Revenez avec nous, et tâchez de nous trouver à boire !
— Hélas je crains fort qu’il ne reste plus rien, cette fois, mes amis, répondit en soupirant le maître de maison.
Layemars revint chancelant, et se tint mal habilement sur ses jambes peu assurées au centre de la pièce. Il avait l’air enfantin, espiègle. Il égayait toujours l’assistance, où qu’il se trouve et quoi que fussent les circonstances.
— Il eût été dommage, s’amusa-t-il, que je meure auparavant d’avoir vu se marier monsieur de Saint-Adour ; et puis, il est assez fâcheux de précéder une telle fête par une oraison funèbre. J’espère en tout cas qu’elle aurait été gaie, car je ne me vois guère recueillir sur ma tombe les pleurs des bigots et des donzelles ennuyées d’avoir perdu un si habile compagnon ; mais enfin, si le désespoir prenait monsieur le duc, j’aurais volontiers éprouvé le désir de partager mes funérailles avec les siennes : j’aurais alors eu droit à une fastueuse dernière demeure.
— La vôtre ne l’est-elle pas assez ? S’enquit Saint-Adour.
— Un caveau familial sordide, peuplé de sépultures qui me sont inconnues pour la plupart. Il me siérait mieux de visiter l’outre-tombe avec vous. Imaginez donc, les deux Charles parader bras dessus bras dessous dans les méandres de l’Au-Delà. Quelle perspective charmante, n’est-ce pas ? D’ailleurs, y songeai-je, toutes les portes vous doivent être ouvertes ; y compris peut-être celles des Enfers…
— Surtout celles des Enfers ! claironna Saint-Adour. Eh bien soit ! Nous partirons ensemble, après la cérémonie.
Ainsi les deux Charles trinquèrent gaiement à leur résolution funèbre.
— Peut-être pourrez-vous attendre la nuit de noces avant de prendre cette décision, se fit d’un coup entendre Boissec avec bonhomie.
— Ce conseil est fort sage, concéda Layemars, toutefois déçu de trouver son dessein retardé par l’attrait de la nuit de noces.
— Allons bon ! Ne parlez pas ainsi, cela me déplaît, fit savoir Vielly. A propos de mariage, comment le deuxième Saint a-t-il évité de rencontrer de nouveau la promise fort laide qu’on lui avait présentée ?
Saint-Adour perdit son sérieux, hoquetant presque, avant que de répondre.
— Sainte-Aube a monté un stratagème fort imaginatif : il s’est fait passé pour mort !
Tous se mirent à rire. Boissec et Layemars savaient cette histoire fameuse, puisqu’ils avaient participé de cette farce. Ils avaient été en effet les complices de leur ami Philippe, fils du vicomte de Sainte-Aube, dans cette entreprise irraisonnée, mais fort distrayante.
— Allons bon, comment cela fut-il possible ? demanda Vielly, outré de comprendre qu’il n’avait pas été dans le secret, et jugeant avec intransigeance cette attitude digne d’un fou fieffé.
— Eh bien, déclara Saint-Adour, quoique son père lui eût toujours soutenu que s’il n’en ressentait guère l’envie, il n’aurait jamais à se marier, notre ami, fidèle à l’extravagance qui le caractérise, crut davantage divertissant de mettre en scène quelque mascarade. Cela, je dois le dire, nous a bien divertis ! Je tiens d’ailleurs à saluer la bonté de monsieur le vicomte de Sainte-Aube, qui est un père conciliant, très à l’écoute de son fils, et qui eut la sagesse de lui proposer la liberté face à ce mariage.
— Il était d’autant plus compréhensif, continua Layemars, que la jeune fille fort bien dotée n’était au final rien de moins qu’un modeste présent, qui assurément ne valait pas son prix ; mais qu’importe, l’essentiel ne se trouvant point là. C’est un fait, cette jeune fille est laide, et nulle circonstance ne saurait lui accorder le plus modeste des bénéfices. Mademoiselle de Pomplonne est maigre, a de grandes dents, fort gâtées, et manque à la plus grande des obligations qu’il incombe à une femme du monde, à fortiori sans beauté, qui se doive donc de posséder quelque bien plus précieux que les attraits des charmantes : elle n’a nul esprit. Coquette, elle tend à se parer des plus somptueuses toilettes. Elle veille à avoir le cheveu bien mis, la mine fraîche et nacrée ; mais il lui manque indéniablement la grâce naturelle des biches. Au défaut, l’on peut lui trouver le bec crochu des vieilles chouettes !
— Ce portrait sans équivoque est à mourir d’effroi, fit stoïquement Vielly. Pour autant, je ne comprends guère ce qui a poussé cet homme libre à faire un tel affront au père très respecté de cette triste demoiselle, sans parler du sien !
— Sainte-Aube est de la trempe des fats, répondit Saint-Adour avec quelque indulgence dans le ton. Et pour cause que je puis vous parler librement de lui, comme si je lisais en son cœur ; il ressemble fort au jeune homme que je fus avant lui. Du reste, souffrez mon ami de croire qu’il a veillé à écarter toute méchanceté de l’entreprise. Ecoutez donc : nous fûmes les témoins d’un accident fort grave lors d’un séjour chez monsieur de La Croupe, quelques temps avant de partir pour la Catalogne. Il fallait bien que nous nous divertissions ! Ce séjour fabuleux avait commencé en tous points sous les meilleurs auspices de Bacchus. De belles femmes venaient nous rendre visite, de ces dames légères à la respectabilité jugée pourtant sans failles. Un délice !
— Saint-Aube n’était pas le dernier à s’entretenir auprès de ces dames ! Ironisa Layemars. D’ailleurs, le second Saint n’était pas sans reste non plus ! mais passons donc les femmes, les festins, les oripeaux de noblesse qui vêtaient à peine nos âmes au moment de nous séparer, à l’issue de ces semaines orgiaques, pour nous concentrer sur la tragi-comédie dont nous avons été les comédiens autant au moins que les spectateurs incrédules.
— Car de surcroît, vous ne maîtrisiez pas le jeu ? S’offusqua le baron de Vielly. Je suis surpris, mais ne devrais point l’être, soupira-t-il enfin ; car notre jeune ami est bien imprévisible.
— Tout juste ! s’exclama Layemars.
— Tel qu’il vous le fut dit, reprit Saint-Adour, le séjour avait agréablement commencé. Nous avions projeté de mettre en scène un terrible événement durant une chasse sur le domaine de Layemars, pendant laquelle nous poursuivrions un cerf, et rien de moins, pour le prestige, et pour la notoriété de la légende. En réalité, nous avons dîné ce jour-là, qui était fort clément et assez chaud, dans une clairière isolée, veillant bien entendu à ne nous faire voir ni entendre de personne. Ce fut une chose aisée dans cette partie de ce bois où nul corps de métier ne trouverait à y faire. Boissec et moi-même sommes donc selon l’histoire tombés de cheval, manquant de nous briser le cou. Nous dûmes enfin la troisième chute à monsieur de Sainte-Aube, qui ne se releva point. A dire « vrai », il tomba dans un ravin très profond, et aucun d’entre nous ne sut le retrouver. La mort dans l’âme, après une semaine d’infructueuses recherches, nous décidâmes de cesser l’entreprise et de le déclarer mort, disparu du moins.
— J’ai eu vent de cette affaire ! s’exclama Vielly à se remémorer ce fait, qui avait passé pour réel dans tout le royaume, et qui lui avait extirpé quelques larmes lorsque la nouvelle avait été portée à sa connaissance, alors qu’il se trouvait au front aux côtés de l’Allemagne contre l’armée de Hollande. Cela était donc une ignominieuse entreprise afin de se jouer d’une jeune fille ridicule, bavarde et fort insipide ? J’eusse cru, au moment de la résurrection du cadet des Saints, que notre ami s’était mis au vert afin d’échapper au courroux d’un père, ou d’un duel contre un freluquet de son espèce ; ce qui, je vous le concède, eût été peu probable venant de notre ami, qui ne recule devant nulle lame. Le miraculé, l’a-t-on appelé ! fit-il en perdant définitivement son sérieux. Eh bien, si vous n’étiez des gentilshommes, vous ne seriez rien de moins que des vauriens ! Les blâma-t-il avec hilarité. Et où donc se trouvait le goujat ?
— Chez moi-même ! Clama Layemars en se désignant des deux mains, tout à sa fierté d’avoir abrité un revenant en corps. Il se trouvait tout à son aise dans des appartements fort luxueux, où il se cachait en attendant que les visiteurs venus nous présenter leurs condoléances soient repartis, en laissant de leur passage quelque réconfort d’une nature appétissante. Des mets, des friandises, des choses sensées apaiser un tant soit peu notre chagrin et nous remettre des efforts que nous avions fourni à nous déployer inlassablement dans la forêt pour retrouver son pauvre corps. En réalité, nous nous cachions aussi, chez ma ravissante comtesse de Lenlis, au moment où nous devions organiser des battues dans les bois. Seuls nos domestiques s’y trouvaient à rechercher sous l’œil du contremaître un corps inanimé qui pourtant se mouvait bel et bien non loin des bois ! « Mais n’y mettez point tant d’ardeur », avait dit ironiquement Sainte-Aube à son valet Antonin, qui se trouvait bien évidemment dans la confidence. Ah ! Peste soit de ce coquin ! Grâce à lui, nous avons encore mieux mangé que de coutume. Cette nourriture était divine.
— C’était bien la nourriture du péché, ironisa Boissec.
— Et donc ? Demanda Vielly avec une lassitude affectée, alors qu’il ne désirait que de rire et d’entendre la suite. Comment s’acheva ce subterfuge ?
— C’est mon valet, répondit Boissec, qui aurait retrouvé le corps inanimé de Sainte-Aube au fond du ravin, après avoir roulé dedans d’avoir trop bu, et de s’être aventuré dans la forêt pour cuver tranquillement son vin. Il aurait tant crié qu’il aurait alerté les gens de ce bon vieux Layemars, qui seraient allés en hâte secourir les deux égarés, découvrant avec joie que monsieur respirait encore.
— Mais il ne s’éveilla point, continua Saint-Adour. Et nous le veillions tous à tour de rôle, refusant de laisser quiconque entrer dans sa chambre, car nous voulions le préserver du chahut. D’ailleurs, personne ne vint, hormis sa promise, à laquelle nous fîmes un portrait si peu élégant de la physionomie de notre ami, ayant chuté contre les pierres, qu’elle ne voulut point le voir, de peur de se trouver incommodée. Et puis, vint son père…
— Une dispute s’ensuivit, continua Layemars, car monsieur de Sainte-Aube prenait pour véritable le sommeil sans fin de son fils. Il avait cru le perdre, et notre ami rétorqua fort désobligeamment qu’ainsi quelque émotion subsistait encore dans le cœur de son père, pour que ce dernier se révoltât contre la mort de son fils unique. Il se prit un soufflet qui le courrouça, mais ne le convainquit guère de cesser la farce. Il convint de revenir d’entre les morts dans les plus brefs délais, en jurant toutefois ses grands dieux qu’il ne retournerait pas de sitôt à Versailles.
— Son père lui rétorqua qu’il ferait beau voir qu’un dément pareil demeure dans la nature, et qu’il reviendrait avec lui dès ce jour au domaine. Et pour le coup…
— Sainte-Aube disparut pour de bon.
— Pris au dépourvu, continua Saint-Adour après les interventions de Boissec et de Layemars, nous prétendîmes à qui voulait l’entendre que le fils du vicomte s’était éveillé, et que se trouvant assez fort pour voyager, il avait gagné un monastère sans nous dire lequel, afin d’expier ses fautes et remercier le Ciel de lui avoir rendu la vie.
— J’allai plus loin, sourit Layemars, en disant que monsieur de Sainte-Aube désirait se retirer du monde afin de devenir moine, ce qui avait l’avantage de briser tout dessein de le marier à la Pomplonne, et d’ironiser grandement sur la supposée illumination qui à coup sûr ne le prendra jamais ! Cependant, reprit-il avec gravité, rompant même l’hilarité de Vielly, tant captivé par le récit qu’ignorant l’issue de cette affaire il se trouvait désormais embarrassé d’inquiétude, nous n’eûmes pas de nouvelles.
— Il s’était réellement retiré du monde ! dit Saint-Adour comme s’il ne parvenait encore à y croire. Nous commencions à craindre que les élucubrations de Layemars lui aient porté malheur, et qu’il se trouve effectivement sur les chemins du Salut. En réalité, nous ne le sûmes d’ailleurs Boissec et moi qu’aux portes de la Catalogne, il avait chevauché jusqu’à ce qu’il se trouve parfaitement égaré. Là, il aurait trouvé une taverne où il faisait bon vivre. Nous ayant oublié dans d’agréables bras, comme je vous laisse à l’imaginer, il aurait coulé des jours paisibles, jusqu’à ce qu’il rencontre une certaine femme sublime, à la longue chevelure noire, au regard de jais, à la peau blafarde ; à la main leste…
— Madame de Laboissière ! s’exclama Vielly, décidément captivé par le gredin récit.
— Effectivement. Là encore, fit Boissec, notre ami se fit invectiver, se prit une mornifle, et remonta aussitôt sur son cheval pour traverser le Berry sans halte afin d’arriver dans les plus brefs délais à Paris. Ensuite, après un séjour calamiteux dans la geôle de la duchesse, il serait retourné de bon cœur à Paris, jurant là encore de ne point revenir à Versailles. Depuis, je crois, il n’a pas revu son père. Il lui aurait pourtant adressé une lettre contenant ses plus plates excuses, mais il ne tient plus à jamais à se retrouver face à lui.
— J’ignore pourquoi, mais cette affaire n’en restera pas là, fit Saint-Adour avec la mine songeuse.
Le baron de Vielly était interdit. Il posait le regard sur chacun de ses compagnons, qui ne trouvaient plus matière à sourire. Chacun avait la mine contrite et se refusait à briser le silence ; cependant Vielly n’entendait guère l’achèvement de cette épopée :
— L’histoire de cette résurrection ne s’est-elle donc achevée ? demanda-t-il. Je croyais que tous y avaient cru, ou bien affectaient de le croire.
— Notre entreprise fut un succès, répondit Saint-Adour, dans la mesure où comme promis elle a su nous divertir ; mais au-delà de cette farce, un sourd ressentiment à l’égard de son père gronde en notre jeune ami, et nous en ignorons la cause.
— Eh bien, rétorqua Vielly sans savoir que dire de plus, ce jeune homme ne manquera jamais de nous surprendre !
— Pour conclure, Fit gaiement Layemars, la Pomplonne, le croyant défiguré, a fait savoir sans nuances à son père qu’elle ne tenait pas à ce mariage si monsieur de Sainte-Aube avait perdu ses attraits, et qu’elle serait plus aise d’en épouser un autre. Voici donc un bien bel esprit ! Railla-t-il. Ce comportement, concédons-le, loin de receler quelque charité, parvint jusqu’aux oreilles de la reine ; et la goujaterie de notre ami fut ainsi fort plaisamment muée en une docte leçon de morale, tournant à son avantage et nourrissant à l’encontre de la laide fille tout le déplaisir qui fut inspiré à notre souveraine. Le mérite de cette entreprise aura été de confondre dans les plus hautes instances l’insipidité accablante de cette demoiselle, au mépris de la scélératesse savamment dissimulée des intentions de notre stratège. L’ironie est mordante.
— Elle est jouissive, dirais-je même, fit Boissec.
— Je croyais l’avoir bien jugée en la traitant comme une sotte, continua Layemars ; mais elle aura su me surprendre en révélant une causticité toute naturelle, qui lui vient spontanément comme les boutons sur son visage. Finalement, alors que Sainte-Aube, nous ayant rejoint au front, paradait aux portes de Lérida, un jeune comte fut mené à la potence au début du mois dernier ; nul ne sait s’il a consenti de bonne grâce à prendre la main de la Pomplonne, et si enfin il y a trouvé son compte, mais la farce est jouée, le rideau tiré *, le prêtre l’ayant uni devant Dieu à cette laide personne.
— Eh bien ! Toute cette histoire est décidément digne de cette compagnie, messieurs ! s’exclama Vielly, au comble de la réjouissance. Il ne manque plus à votre table, Charles, que le second Saint que comporte cette association de canailles, et qui a tant fait parler de lui ces derniers temps. Que fait-il donc au juste ? Pourquoi est-il absent ? Je sais comme vous tous le héros trop fier pour manquer une occasion de raconter lui-même ses exploits !
— Il est peut-être fier mais ne manque pas de cette noblesse qui ne s’acquiert que par le cœur et non point par la naissance, répondit Saint-Adour. Il se trouve en ce moment-même sur les routes menant à nos glorieuses bacchanales, après avoir prolongé son séjour en Catalogne et fait une halte à Paris. Puis, après quelques jours passés en notre agréable compagnie, je ne doute pas qu’il retournera pourfendre de plus belle des pourceaux de son acabit ; mais enfin il est encore un peu jeune, et il combattra pour l’instant davantage d’armées qu’il ne poussera des novices à rompre contre le faquin * pour s’entraîner à le combattre. Ce jeune homme me plaît ; il me plaît tant qu’il aura toujours mon soutien !
— Restera-t-il dans votre corps ? demanda Layemars.
— Oui, c’est ce que je crois ; cela est du moins le désir dont il m’a fait part. Il sait pertinemment qu’il sera bien reçu.
— Même si vous quittez votre régiment ?
—  Pourquoi le ferais-je ?
— Car il me semble que vous êtes las, et fragilisé par cette dernière campagne.
— je dois vous avouer que je ne souhaite point y retourner, en effet, et qu’il me siérait mieux de demeurer ici, avec mon épouse. J’ai une telle horreur de ce qui s’est passé en Catalogne que je souffrirais que ma mère me choisisse cette compagne, fût-elle laide, idiote ; insipide. Mais je pense que je parle ainsi parce que j’ai besoin de repos, et que je retrouverai ma bravoure d’antan.
— Nous n’en doutons point, monseigneur.

*Tirez le rideau, la farce est jouée : Comme ici, cela s’emploie généralement « […] pour dire que c’en est fait, et cela se dit ordinairement par ironie, […] ou de la fin d’une affaire, qui a attiré l’attention du public ». (Dictionnaire de l’Académie Française, volume I, 1694)
 * Faquin : « Se dit […] de la figure d’un homme de bois, contre laquelle on court avec une lance pour s’exercer. » (Dictionnaire de l’Académie Française, volume I, 1694)

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