Retour au pays du grand ciel

9 mins
Plusieurs jours avaient passé depuis mon départ de Moscou, et je me posais toujours cette question, le ventre noué : « ai-je bien fait ? » N’avais-je pas commis une erreur en rassemblant hâtivement quelques effets personnels pour prendre ce train ? J’avais laissé mes enfants à leurs grands-parents, pris un congé sans donner de date de retour ; je n’avais pas consulté mon smartphone depuis une heure, et cela m’importait peu. D’ordinaire, j’aurais demandé si Lola importunait son frère, et si Jules se montrait sage. J’aurais prodigué quelques conseils dont mes beaux-parents n’avaient pas besoin. Là, je me contentais de creuser en moi, de trouver des réponses à des questions en suspens.
J’ai passé trois années à vivre au jour le jour, faire face, ne surtout pas penser. D’un naturel soucieux, j’avais besoin d’instants de réflexion. Ou de jours, de mois entiers. Ce périple devait m’éclairer, et taire ma douleur, que j’avais crue incommensurable et à laquelle je m’étais accoutumé, si bien que chaque jour n’était qu’une souffrance diffuse et persistante. Cependant je commençais à me souvenir qu’il en avait été autrement, que cette douleur pouvait peut-être tout bonnement cesser.
Dans le compartiment de deuxième classe, je voyais défiler les paysages de Sibérie Occidentale. Ces plaines immenses et verdoyantes, où sapins et bouleaux dévoilaient quelques villages d’isbas ou de datchas, résidences secondaires très colorées qui semblaient jaillir de la végétation comme des bonbons, des maisons en pin d’épices. Ces paysages remarquables m’apaisaient. C’était d’ailleurs la première impression que j’avais eue lors du premier voyage ; ces images de villages isolés dans un écrin de verdure, les prairies où paissent des bovins, les cours d’eau sinueux capturant le regard, invitant à la rêverie ; même les villes où se croisent des cosmopolites de tous les continents. C’est un spectacle que depuis le Transsibérien on voit depuis l’extérieur, depuis une bulle assoupie.
Il me semblait ne jamais avoir quitté ces terres merveilleuses où les couleurs d’un coucher de soleil me donnaient l’impression de m’être égaré dans un rêve. Et puis, il y avait Emma. Elle se tenait à mes côtés, joyaux irrésistible où se reflétait la beauté du monde dans son seul regard éclatant de lumière et de vie. Soudain, je me souvins de ce que j’espérais dissimuler à mon cœur. Lorsque ses yeux se sont fermés pour jamais, ils étaient ternes. Le dernier souvenir de son regard était aussi noir que la nuit russe aux confins de ces plaines, aussi froid que le sol incessamment gelé de ce monde beau mais infertile. Désormais, je voyais vide la place qu’elle avait occupée. Mes voisins, un jeune couple, me considéraient avec une certaine circonspection. Ils étaient heureux, cela se voyait. En revanche, je devais être éteint, car une once de pitié traversait leur visage, comme s’ils pouvaient savoir les raisons de ma langueur.
« Sînteti român ? Demandai-je, pensant avoir deviné leur nationalité.
— Da, sîntem român, répondirent-ils. Ești frances ?
J’acquiesçai.
— Nous parlons français, dirent-ils. Nous avons appris cette langue à l’école, comme la plupart des enfants roumains. Où avez-vous appris le roumain ?
— A la faculté, intrigué par ses similitudes avec le français. Où allez-vous ? demandai-je, ignorant pourquoi l’on souhaite toujours s’éloigner de sa maison, tandis que je n’avais jamais désiré autre chose que de bâtir un foyer et d’y rester toute ma vie.
— Nous sommes en voyage de noces, répondit le jeune homme. Nous allons passer une dizaine de jours à Listvianka, au bord du lac Baïkal. Nous descendrons à Irkoutsk et prendrons la route avec une voiture de location, car sur le chemin, à environ soixante kilomètres, il y a le musée de l’architecture en bois, et nous souhaitons voir ces maisons d’un autre temps.
— Il paraît que ce sont des maisons provenant d’un village englouti par un barrage, démontées puis remontées à l’identique pour témoigner du passé. Nous avons déjà fait escale à Iekaterinbourg, vous connaissez ?
— Oui, non loin de cette ville, il existe une frontière entre l’Europe et l’Asie délimitée par un monument. Vous y êtes allés pour boire une coupe de champagne, n’est-ce pas ?
Oui, car cela porterait bonheur aux jeunes mariés. Vous connaissez cette légende ?
— Effectivement. »

J’aurais voulu dire que j’avais fait cette même expérience quinze ans auparavant, que je m’étais arrosé de champagne en ouvrant la bouteille, et qu’Emma avait ri aux éclats, séduisante dans son petit gilet blanc, ses cheveux bouclés dansant avec le vent, illuminée par un franc soleil de juillet ; mais les mots ne voulaient pas sortir de ma bouche. Cette histoire m’appartenait, elle était trop douloureuse pour que je la partage avec ces aimables voyageurs. Leur histoire était encore belle, immaculée ; ils pouvaient encore la raconter avec ce regard humide et ce sourire impeccablement dessiné. Je leur souhaitais d’ailleurs qu’ils puissent sauvegarder ce bonheur le plus longtemps possible.
Novossibirsk se présentait à moi : une ville dense, principale métropole russe de l’Est de l’Oural ; le nombre important d’immeubles hauts et larges, de tours gigantesques aux couleurs blanches, ocres et bleues pastel me mettaient mal à l’aise. Mon esprit s’était accoutumé à la beauté simple et dénudée des étendues désertées par l’homme, propices à l’introspection. Je désirais retrouver rapidement la plaine, et enfin gagner les steppes de Mongolie, « le pays du grand ciel », où j’avais été tant heureux. Je n’avais pourtant pas souhaité ce premier voyage ; j’avais accepté ce périple pour faire plaisir à Emma, pour nos noces. Elle avait vu un article sur le Naadam, festival incontournable en Mongolie, et avait souhaité voir cela de ses yeux. J’aurais tout donné pour revivre ces jours, et j’y retournais à la même date afin de saisir quelques derniers souvenirs, alléger mon cœur.
Une fois le train arrêté en gare, les provodnitsas descendirent les premières, essuyant d’un chiffon les barres de métal de la porte, où s’agrippèrent quelques personnes très chargées qui montaient dans le wagon ou en descendaient. Ces femmes, au nombre de deux par wagon, étaient garantes du bon déroulement du voyage en assurant l’accueil des usagers, le contrôle des billets, la propreté dans le train. Des vendeuses dotées de chariots s’étaient hâtées sur le quai à l’arrivée du train, et prétendaient pouvoir tout vendre. Elles avaient en effet beaucoup d’articles divers : nourriture, boissons, vêtements, breloques à destination des touristes… Je descendis me dégourdir les jambes, car passer près d’une semaine dans un train commençait à m’être difficile. Mais j’avais tenu à effectuer le même périple que quinze ans auparavant.
Je déambulai dans l’immense gare principale de style néo-classique, très claire, aux plafonds immenses, aussi richement ornée de lustres et de décors de pierre sculptée qu’un palais tzariste. Avant de remonter dans le train, j’achetai à des vendeuses du poulet frit et des pirojki, petits pâtés en croûte, avant qu’elles ne disparaissent sous les wagons pour aller sur d’autres quais. Le train allait de nouveau partir, et ne s’arrêterait pas avant Irkoutsk. Lorsque je remontai, les provodnitsas mettaient de l’ordre dans les compartiments vides, y passaient l’aspirateur et y apportaient des draps propres, profitant des descentes de voyageurs pour préparer l’arrivée de nouveaux usagers. Elles étaient toujours aimables, souriantes, quoiqu’elles eussent à maîtriser quelquefois un soulard imbibé de vodka. Leur maîtrise de leur ouvrage était un sujet de contemplation qui avait le pouvoir de me rasséréner. La vie ; c’était cela que représentaient ces femmes occupées, sereines, effectuant des gestes maîtrisés, veillant à de bonnes conditions de voyage pour nous tous. Un provodnitz apparut, amenant avec lui une odeur singulière. A voir les provodnitsas glousser à son arrivée et les gestes ostentatoires qu’elles lui adressaient pour le taquiner, elles n’étaient pas non plus indifférentes à ce parfum étrange. Il s’appelait Dimitri ; c’était un jeune homme de grande taille, assez mince, donnant l’impression de ne pas être totalement libre de ses mouvements, tant ses membres semblaient trop longs pour son degré d’habileté. Cependant il n’était pas dénué de charme. Il était brun avec des yeux clairs, couleur vert d’eau. Il souriait, sifflant d’un wagon à l’autre. Dimitri ressemblait au jeune homme que j’étais autrefois : léger. Rapidement, le trentenaire jovial que je fus devint froidement un trentenaire austère, par souci de se voir mûrir, devenir responsable. Je suppose avec le recul que je suis entré dans le stéréotype de l’homme sérieux qui travaille trop, ne sourit jamais assez et ne plaisante que rarement : étriqué. « Coincé comme un lord anglais », disait Emma. Elle avait toujours su rester la même ; égale à ce qu’elle avait toujours imaginé être, ne craignant jamais d’être imparfaite. L’avait-elle été, ou sa sérénité face à son caractère l’avait-elle toujours préservée de ce préjudice ? Je crois qu’elle avait été comme elle devait être. Elle a bien fait d’aborder la vie avec cette liberté qui la caractérisait, liberté que je pense avoir irrémédiablement quittée. Ayant été arrachée trop tôt à ce monde, ne pas avoir joui de ses bienfaits eût été bien dommage, une vie de perdue. Ne pas la connaître m’aurait gâché la vie.
Dimitri vint me voir, tandis que mes voisins de cabine étaient allés se préparer un thé au samovar du wagon. Sans vouloir être inconvenant, il me dévisagea et me sourit.
« Avez-vous besoin de quelque chose ? me demanda-t-il avec sollicitude dans un anglais plus que correct.
— Non, merci. Je repensais à mon premier voyage à bord de ce train.
— Quand était-ce ? Je ne me souviens pas de vous.
— C’était il y a longtemps. Comment auriez-vous pu vous souvenir de moi, de toute façon ? Il y a tellement de voyageurs qui prennent le transsibérien chaque jour…
— J’ai une bonne mémoire ; et puis, les voyageurs sont d’ordinaire bavards ; c’est en discutant qu’ils passent le temps.
— Oui, j’avais remarqué cela. Mon premier voyage m’avait semblé plus court que celui-ci. Désormais, je sais pourquoi.
— Entre temps vous avez perdu le goût de converser ?
— Il y a de cela. La dernière fois, mon épouse était avec moi. Elle avait désiré faire ce voyage et l’avait vécu intensément. Elle discutait avec les voyageurs, m’emmenait aux expositions, aux musées, aux manifestations… Le temps était passé si vite !
— Vous aviez fait ce voyage pour elle ; mais aujourd’hui, qu’est ce qui vous amène à bord du Transsibérien ?
— Son souvenir.
— Est-ce alors pour vous, cette fois ?
— J’acquiesçai, avare de paroles, gêné à la perspective de m’épancher.
— Que ne ferait-on pas pour les femmes ? me demanda-t-il en levant les yeux au ciel. Parce que ma femme aime qu’un homme prenne soin de lui, je me suis résolu d’enduire mon visage avec une crème hydratante aux huiles essentielles de bergamote. Ceci est tellement ridicule que les provodnitsas se moquent de moi. Mais j’aime tellement ma femme que j’ose m’appliquer cette foutaise sur le visage, en espérant que cela fonctionne ; elle est heureuse que je tente des choses pour lui paraître plus agréable. Jusqu’au jour béni où elle me remerciera et me dira « mon chéri, voyons, tu n’as pas besoin de faire une telle chose pour me montrer que tu m’aimes ! » et enfin je pourrai peut-être arrêter, ou tenter un autre parfum.
— Un parfum qui sente moins fort, alors. »
Dimitri perdit son sérieux. Il rit un moment avant de me laisser, appelé à ses fonctions. J’étais épuisé, je m’assoupis bientôt.
La nuit était tombée quand le train atteignit Irkoutsk. J’étais si exténué que je n’entendis pas les jeunes mariés quitter la cabine. Je profitai à l’aube du magnifique spectacle qu’offrait encore le lac Baïkal lorsque je m’éveillai. J’ignorais combien de temps j’avais dormi. J’entrai dans la dernière étape de mon périple lorsque le train approcha d’Oulan Oude, capitale de la République de Bouriatie, lieu d’échanges entre la Russie, la Chine et la Mongolie. Le sentiment de se trouver à la croisée des mondes est indescriptible ; et je ne saurais dire ce qui différencie chaque étape de ce voyage tant les panoramas et les événements glissent les uns dans les autres avec cette évidence que le destin suit son cours. Il me semblait voir clair peu à peu, comme si chaque jour je comprenais quelque chose, jusqu’à ce qu’enfin la réponse apparaisse nettement.
Je me laissai bercer par les cahots du train, observant la famille chinoise qui avait pris place près de moi écrire son histoire. C’était un jeune couple accompagné d’un petit garçon de trois ans, assez volubile mais pas désagréable, bien éveillé. Quand on a un enfant, à fortiori lorsqu’il est très jeune, chaque instant de sa vie est comme un grand événement, pour lui comme pour ses parents. Ils voulaient que rien ne leur échappe. Je retrouvais par empathie les sensations que j’éprouvais pour mes enfants, mais avec moins d’anxiété qu’auparavant. Le processus de deuil était-il enfin en train de se clore ? Car le fait d’avoir perdu mon épouse m’avait affolé concernant le devenir de mes enfants, que je percevais comme étant plus fragiles que jamais. J’étais en train de comprendre que cette fragilité ne venait pas d’eux, mais de moi.
Passé l’imposante statue de Gengis Khan érigée au milieu de la steppe mongole, le train entra dans Oulan Bator. Une forte émotion m’envahit. J’avais le sentiment d’être exactement à l’endroit où je devais me trouver. Parmi la foule se pressant, parmi tous ces visages souriants et la liesse des spectateurs, je revivais. Il me fallut peu de temps avant de m’accoutumer à l’exaltation de la ville. J’étais parvenu à destination, prêt pour assister au festival du Naadam, pour voir les archers s’affronter au tir à l’arc, les lutteurs se battre dans des tenues étranges et bigarrées, appelées zoodog et shuudag, et les enfants de huit à douze ans participer à la course de chevaux sur leurs étalons bien aimés. Emma avait adoré ces courses. Elle aimait les chevaux. Je conservais dans ma poche intérieure, près de mon cœur, une photographie d’elle devant les chevaux de przewalski de la réserve de Khustai nuruu. Pour rien au monde je ne pouvais me défaire de cette image. J’étais serein ; si serein que j’avançai jusqu’à l’ovoo, amas chamanique de pierres surmontées de drapeaux bleus, pour y déposer une pierre blanche, comme le veut la coutume. Il paraîtrait qu’un voyageur dit de cette façon que son voyage a été bon. En dessous, je pris soin de déposer mon alliance, après un dernier baiser. J’assistai avec un regard neuf au défilé des cavaliers mongols, ainsi qu’une procession de lutteurs. Les femmes étaient belles dans leur costume traditionnel de soie, le deel ; la musique était entraînante. De bons souvenirs réapparaissaient plus clairement, sans douleur ; et pour la première fois depuis le décès d’Emma, je me sentais en paix, libre.

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