IMMORTALEM MEMORIAM Livre Premier – Le cabinet des mignardises Chapitre 11

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                                                                Chapitre 11

Plusieurs heures s’étaient écoulées et Catherine n’avait pas reparu au domaine. Thibault, tourmenté par le remords de l’avoir laissée seule, dépêcha plusieurs valets et demanda à ce que l’on rapporte partout dans le village que sa sœur avait disparu dans les bois ; peut-être s’était-elle perdue et avait-elle retrouvé le chemin du bourg. Peut-être aussi était-elle tombée de cheval et était-elle étendue inconsciente, offerte aux dangers que représentaient les loups ou les bandits de grand chemin. Il était d’autant plus inquiet que le crépuscule arrivait au galop et que les recherches demeuraient vaines. Il avait reconstitué le chemin qu’ils avaient arpenté, jusqu’à l’endroit où il l’avait laissée. Rien. Pas de nouvelle trace. Les domestiques du domaine avaient été mis à contribution pour la rechercher ; rien. On envisageait de pousser les investigations aux villages alentours, car il songeait bien qu’elle avait pu s’enfuir, mais la nuit apparaissant opacifiait le ciel en le teintant peu à peu d’une noirceur inquiétante, bien que pour l’instant aussi légère qu’un voile couleur d’onyx.

Le vieux Larroque, lui, demeurait impassible. Il ne savait pas réellement comment réagir. S’inquiéter ne servait à rien, se réjouir était cruel. Celle qui lui causait un bourrèlement continu était perdue. Tant qu’elle ne serait pas retrouvée, il se sentait curieusement incapable d’émotion, attendant de connaître le dénouement pour savoir s’il était heureux de la retrouver ou soulagé de la savoir sans vie. Il n’était cependant pas très à l’aise avec ces pensées. Mais il était las, par-dessus-tout.
Héloïse priait dans ses appartements. Elle priait nuit et jour, et voyait une raison supplémentaire de prier encore dans la disparition de sa sœur. Par charité, elle priait pour que Catherine leur revienne saine et sauve. Elle n’était pas certaine néanmoins de le désirer du fond de son cœur. Il lui fallait expier cette pensée impure, et elle priait avec d’autant plus de force, implorant le Seigneur de lui rendre également l’amour inconditionnel qu’elle avait un jour éprouvé pour sa sœur, et de lui donner l’occasion de se rapprocher d’elle en lui accordant la vie et en la ramenant au domaine. La colère sourde s’exprimait ainsi, à la faveur de ce drame. En effet, Héloïse, aux tréfonds de son cœur, reprochait à Catherine de la tourmenter avec ses états d’âme. Cette jeune personne était incapable de se satisfaire du moindre instant qui lui était donné de vivre, et Héloïse trouvait cela malvenu, dans une famille qui avait vu mourir tant d’enfants, dans un monde en guerre où bien des gens souffraient davantage que cette petite âme soumise à de futils tourments existentiels. Héloïse avait parfaitement conscience que ce genre de reproches était de mauvais ton également ; et les moments qu’elle passait à prier taisaient cette voix intérieure qui vitupérait à l’encontre de sa sœur.
Madame Larroque versait des larmes en silence dans les jardins. Elle craignait que sa fille soit morte. Elle avait perdu presque tous ses enfants, et chaque fois, la douleur était atroce ; elle ne pouvait s’y accoutumer. Elle aurait souhaité prier, elle aussi, mais elle ne pouvait s’empêcher de songer que tout cela était vain. Elle s’en remettait totalement à Thibault, qui faisait le nécessaire pour organiser des battues. L’espoir, l’action, c’était en cela qu’elle croyait désormais, même si on la lui ramènerait sans vie.
La nuit commençait à tomber ; il fut convenu que les recherches commençeraient le lendemain à l’aube, mais Thibault ne pouvait s’en satisfaire.
— Allons avec des torches ! Les chiens n’ont pas besoin de voir, ils ont besoin de sentir ! Peu importe que la nuit soit noire ; il faut retrouver ma sœur !
— Nous ne partirons pas, lui dirent les bourgeois. Pour l’heure, cela est trop dangereux.
— Ils ont raison, intervint le vieux Larroque. Attendons demain.
— Nous perdons un temps précieux ! S’emporta le jeune homme.
— Il est hors de question que tu fasses courir le moindre risque à quiconque ! Lui asséna le patriarche, au comble de l’ennui.
— Cela est vrai, votre fille n’en vaut pas la peine, persifla Thibault, tout à fait désinvolte au regard de la provocation qu’il adressait à son père au mépris du respect auquel il se devait de faire preuve.
— Personne n’en vaut la peine ! rétorqua vivement Aubressac. Tu fais toujours preuve d’un raisonnement lucide et sans failles, sauf lorsqu’il s’agit de ta sœur. Il s’agirait d’une autre personne, tu concevrais aisément qu’il faut arrêter les recherches ! Mais il faut que la folie de ta soeur te tienne en sa puissance pour que tu risques tout pour elle ; mon courroux, la vie des hommes du village, le châtiment divin !
— Je mourrais pour elle, répondit sobrement Thibault, mais avec détermination.
— Je sais bien ce qui te fait parler ainsi, pauvre fou ! La culpabilité de l’avoir laissée seule dans les bois ? Et pourquoi diable l’as-tu laissée seule ?
— Nous nous sommes disputés ; elle s’est enfuie. Elle m’a fui car je l’ai déçu.
Le vieux Larroque eut un terrible rictus ainsi qu’un rire sardonique.
— Il fallait bien que son mauvais caractère lui cause du tort. Cesse-donc de te sentir responsable. Après une nuit en forêt, elle reparaîtra.
— Si elle est blessée, qu’elle ne retrouve pas le chemin du domaine ? Il faut la retrouver !
— Cela suffit ! Tonna le patriarche. Va donc causer ta perte dans les bois dans cette nuit noire, si cela te chante ; mais vas-y seul !
Thibault, enragé, acquiesça et prit congé. Montant prestement sur le cheval qu’il avait préparé, il quitta le domaine en direction du château de Saint-Adour.
                                                        

*

Lorsqu’un domestique annonça l’arrivée de Thibault d’Aubressac, la compagnie du Cabinet des Mignardises ne s’était pas encore réunie afin de boire et deviser en jouant aux cartes. Chacun était sobre et vaquait à de sages occupations. Ereinté, Charles s’était assoupi dans ses appartements. Vielly entretenait sa correspondance avec son épouse ; Boissec et Layemars lisaient tranquillement, confortablement installés dans les luxueux fauteuils du Cabinet. Charles se leva rapidement pour accueillir son ami. Il fit appeler le reste de la troupe. Devant la détresse du jeune homme, les comparses s’inquiétèrent.
— Thibault, quelle joie de vous voir, en dépit que vous sembliez habité par quelque tourment qui nous trouble et nous attriste ; que pouvons-nous faire pour que vous retrouviez votre bonne humeur ?
— Que se passe-t-il ? Quelque chose de grave ?
— Je le crains, en effet Ma sœur a disparu dans la forêt. Nous y avons chevauché ce matin, et j’ai fait l’abominable bêtise de l’y laisser, car nous nous sommes disputés et qu’elle s’est enfoncée dans la forêt ! Trop surpris pour réagir, il m’a fallu quelques instants pour me départir de ma colère, retrouver la raison et la poursuivre pour la rattraper. Je n’ai jamais réussi à la rejoindre ; j’ignore où elle se trouve, j’ignore où elle est allée !
— Elle connaît ces bois, le rassura Layemars.
— Cela ne me rassure point, sanglota Thibault. Nous l’avons recherchée toute la journée, et nous ne retrouvons aucune trace d’elle ! Comme si elle s’était évanouie dans la nature !
— Que pouvons-nous faire pour vous aider ? Demanda Saint-Adour.
— Mon père m’a dit que j’étais fou, et je crois bien que vous l’êtes tout autant que moi.
— Peut-être davantage, intervint Boissec.
— Le seriez-vous assez pour m’accompagner cette nuit, poursuivre les recherches ? J’ai si peur qu’il lui soit arrivé malheur !
— Bien entendu, répondit Saint-Adour. Que sont nos paisibles forêts comparées aux champs de bataille ?
Les comparses acquiesçèrent, avec néanmoins à l’esprit qu’ils risquaient fort de ne pas la retrouver dans l’obscurité, étant donné que les recherches avaient été infructueuses de jour ; mais ils tenaient à soutenir leur ami, et s’il fallait pour cela arpenter les bois durant la nuit, ils le feraient sans hésiter malgré le risque de se blesser et celui plus grand encore de ne pas retrouver la pauvre enfant.
— Prévoyons suffisamment de quoi nous éclairer, quelques vivres ; à boire, aussi. De l’eau, uniquement. Je m’en vais donner les ordres au valet. Quant à vous, mes amis, préparez-vous. Que nous partions au plus vite.
— Je fais seller les chevaux, dit Boissec.
— Je prépare nos pistolets, dit Layemars. Au cas où nous ferions de mauvaises rencontres…
— Je m’occupe du matériel, dit Houdanville. Couvertures, campement, si notre physionnomie de simples mortels nous contraint à nous interrompre dans nos recherches…
— Je vous suis reconnaissant, chers amis, de m’aider de la sorte.
— Ne le soyez pas, nous agissons à des fins malhonnêtes, dit Boissec en perdant son sérieux.
— Pour que vous nous soyez redevable à jamais, renchérit Vielly.
— Mais je le serai, soyez en assurés.
— Vous ne nous devrez rien, notre amitié et notre honneur nous commandent de le faire, et c’est avec plaisir que nous vous aidons, lui répondit Saint-Adour, tandis que les autres acquiesçaient.

Thibault, impatient, entreprit de s’asseoir afin de tâcher d’attendre plus calmement que ses compagnons soient prêts. Il était néanmoins soulagé de pouvoir enfin se reposer sur des personnes de confiance, lui qui avait pris en main les recherches des heures durant, étant donné que nul autre que lui n’avait donné l’impression de réellement s’émouvoir et de s’inquiéter pour le sort de Catherine. Les habitants du bourg s’étaient accoutumés à ce que la maison d’Aubressac perde l’un de ses enfants. Tout un chacun vivait avec l’habitude de voir des personnes disparaître. La nature et la guerre les avaient rendus fatalistes, de surcroît s’il s’agissait d’un esprit réfractaire, semblait-il ; un être tourmenteur plutôt qu’utile, qui ne craignait pas de poser les questions pour lesquelles peu de gens pouvaient avoir de réponses. Cela leur était trop désagréable pour qu’ils ne se satisfassent point de son sort. Cette pensée était intolérable à Thibault, même s’il comprenait le désarroi qu’ils ressentaient tous face à cette jeune personne pleine d’assurance et de passion, curieuse plus qu’elle ne devrait l’être, vivante et libre plus qu’on ne le saurait tolérer.
Lorsqu’ils furent organisés, les compagnons prirent au galop la direction de la forêt. Rapidement, ils durent ralentir la cadence, car la seule lueur de leurs torches ne leur offrait qu’une vision médiocre des sentiers tortueux sur lesquels ils s’engageaient. L’épaisse forêt semblait s’être recroquevillée autour d’eux, comme un cocon étouffant et humide. La chaleur en effet ne s’était pas dissipée avec le jour ; la sueur perlait le front des compagnons et ruisselait le long de leur échine. Les chevaux également avaient la robe mouillée, et respiraient bruyamment. C’était une de ces nuits surnaturelles qui engageaient à croire qu’un mystère voletait autour d’eux afin de les envelopper dans un but qui échappait à leur entendement. Cela était excitant et inquiétant, et le fait d’être plusieurs les enhardissait à poursuivre leur route en fanfaronnant, comme lorsqu’ils se trouvaient en campagne et sentaient le danger et la mort les environner plus près que l’amour d’une mère enveloppe un enfant, ou que celui d’une amante accompagne les pensées d’un homme heureux.
— Eh bien, les torches sont sans aucun secours ; la nuit est d’une noirceur impénétrable.
— Cessez de vous plaindre, Layemars ; cela est plus lassant que d’avancer si lentement, soupira Boissec.
— Pourquoi diantre ne pas avoir pris les chiens ?
— Pour qu’ils courent après le gibier et nous éloigne de notre but ?
— Mon but sera bientôt de vous enterrer dans cette forêt si vous ne cessez de me houspiller.
— Votre discussion m’importune, intervint Vielly. De plus, vous troublez la quiétude de cette forêt.
— Et nous n’en avons cure ! répondirent Layemars et Boissec à l’unisson. Elle n’a qu’à nous rendre Catherine d’Aubressac si elle veut retrouver sa quiétude.
— Messieurs, je ne vous savais pas si puérils, soupira Vielly. Coquins, certes ; désinvoltes sûrement ; enfantins, cela non, je ne le concevais point.
— Un aspect de leur personnalité qui ne se dévoile qu’à la lueur des torches au cœur de la forêt, ironisa Houdanville.
— Avez-vous seulement remarqué à quel point Aubressac et Saint-Adour nous ont distancé ? demanda Vielly.
— Ils semblent voir mieux que nous dans la pénombre, répondit Boissec en haussant les épaules. Aubressac est bien jeune, il y voit certainement mieux que nous !
— Notre ami Saint-Adour est également plus habile que nous dans l’obscurité. Je l’ai remarqué il y a un moment, déjà, intervint Houdanville.
— Plus il avance en âge et mieux il y voit ! s’exclama Boissec. Quelle injustice ! Nous ne vieillissons pas tous de la sorte.
En effet, l’obscurité la plus impénétrable ne pouvait inquiéter Charles, qui avait la faculté de voir aussi nettement dans le noir que ses comparses en plein jour. En revanche, la lumière lui causait des douleurs dans les yeux qui avaient eu raison de ses pérégrinations diurnes, pour profiter de la bonté de l’astre solaire à illuminer la moindre petite chose de la vie afin de lui conférer un aspect solennel, presque sacré, qui rendait l’existence chère à son cœur et chaque instant du jour précieux, des souvenirs que l’on souhaite garder vivants. S’il avait su étant plus jeune quels maux l’atteindraient aujourd’hui, il aurait davantage profité de la bienfaisante clarté du jour plutôt que de s’enfermer chaque nuit dans des tripots et des bordels et chaque jour dans les draps soyeux de son obscure chambre où le couvait Morphée.
La vie ne lui paraissait belle qu’à cause de ses plaisirs et de sa lumière, deux conditions essentielles et complémentaires. Désormais tenu à distance de cette bienveillante clarté, promis aux ténèbres sans fin par ce mal auquel il ne savait donner un nom, il se sentait dans cette nuit désolante dans son élément, et déplorait de l’être. Du fond de son cœur il aurait préféré être mort que d’être contraint de vivre dans l’obscurité, de ne contempler la lueur du jour qu’au travers une vitre indirectement exposée, ou dans le reflet d’un miroir qui lui opposait également avec une morgue cruelle cette terne figure qui était désormais la sienne ; blafarde, ridée, à l’ossature saillante, aux pâles lèvres esquissant un sourire contrit, aux dents tranchantes. Plus de couleur, plus de rondeur Il n’était plus un homme, mais une bête décharnée et dolente.
En cette circonstance, il était au moins soulagé de pouvoir venir en aide à son jeune ami grâce à ce terrible pouvoir d’aller tel une créature nocturne, de sentir, tel un prédateur, de percer les secrets de la nuit. Il progressait alors avec aisance, envoyant son cheval à bonne allure ; Aubressac parvenait péniblement à le suivre et laissait sa monture suivre de près celle de son ami en lui rendant les rênes ; pour sa part il ne voyait pas grand-chose au-delà du flamboiement de sa torche. De plus, ce qu’il voyait était effrayant : les ombres aux contours abrupts, les sons dont on ne pouvait discerner l’origine, sans compter le craquement du bois mort sous les pieds des chevaux ; les bas branchages des arbres qui effleuraient la nuque tels de glaçants doigts de squelettes, la silhouette sombre et tordue des arbres qui apparaissait tout d’un coup au-devant d’eux tel un spectre léché par les flammes de l’Enfer ; la nuit, cette forêt recelait quelque chose d’inquiétant. Les étoiles ne parvenaient pas à percer les denses feuillages des arbres, les loups eux-mêmes se taisaient dans cette insondable noirceur.
— Eh bien, dit Aubressac afin de briser le silence et se rassurer quelque peu, si l’on me disait que quelque démon habite ce lieu, je le croirais sans hésitation !
Cette saillie fit sourire Saint-Adour. Néanmoins, il sentait bel et bien une présence ; il avait la sensation que l’on cherchait à se dissimuler d’eux. Etait-ce Catherine d’Aubressac ? Non, il était peu probable qu’il s’agisse d’un simple mortel. L’aura renvoyait une telle force, primitive et lumineuse, qu’il se demanda s’il ne s’agissait pas d’un ange. Mais qu’en savait-il ? La survenue d’un démon, dans ce décor désolant, lui semblait plus appropriée. Il connaissait pour l’avoir arpenté souvent, le chemin de ces bois, mais plus que jamais, il se sentait perdu, quelque part entre les mânes et l’Enfer, à rechercher le sentier qui le mènerait enfin à l’absolution divine, au repos éternel dans le séjour des bienheureux. Il redoutait pourtant d’en être banni.
— Il serait temps de s’écarter du sentier et de mettre pied à terre, dit-il en rompant le fil de ses angoissantes pensées. Où sont Boissec, Layemars, Houdanville et Vielly ?
— Ils sont derrière, monseigneur. Ils peinent à nous rejoindre.
— Je vais les chercher. Restez ici. Nous nous séparerons ensuite. Il nous faut auparavant nous organiser pour pouvoir nous retrouver à un point précis.
Saint-Adour rejoignit sans peine les quatre comparses et les amena là où il avait laissé Aubressac. Une fois réunis, ils mirent pied à terre et s’organisèrent pour mener la battue.
— Nous commencerons à cet endroit car c’est ici que notre ami Thibault a vu sa sœur s’engager plus profondément dans la forêt, dit Saint-Adour. Je vous propose d’entreprendre l’inspection. Nous nous retrouverons ici à l’aube, dit-il en plantant un vieil étendart revenu de plusieurs campagnes ; en espérant que l’un de nous amènera mademoiselle d’Aubressac avec lui.
Aussitôt, les hommes se mirent en marche, en ligne, à quelques pieds les uns des autres, éloignés plus encore de temps à autre à cause des arbres qui s’immiscaient entre eux. Ils demeuraient néanmoins toujours à portée de voix, même s’ils ne se voyaient plus. Jusqu’à ce que Saint-Adour entende un bruit grâce à l’ouie formidable qu’il avait développée, et qui lui permit de discerner rapidement une présence discrète plus à l’écart du chemin qu’il s’était tracé. Curieusement, il ne voyait rien. Il parvenait seulement à entendre que quelque chose se mouvait tout près de lui.Après s’être éloigné de ses comparses, il s’arrêta, et attendit. Sa faible respiration lui paraissait faire un bruit monstrueux. Il entreprit de se calmer, et d’écouter attentivement les sons qui l’environnaient. Un frottement, régulier. Des mouvements rapides et nerveux, juste au-dessus de lui. Il leva le regard, et fut abominablement effrayé de voir la frêle silhouette d’une femme blafarde, en haillons blanchâtres, installée sur une haute branche d’un frêne, en train de peigner hâtivement sa longue chevelure noire.Le frottement était celui des doigts de son peigne contre cette indomptable chevelure qu’elle lissait, inlassablement, en observant Saint-Adour avec ses yeux sombre et translucides, tels deux onyx, à l’éclat surnaturel. Son regard semblait hostile et interrogateur à la fois. Il ne sut étouffer un cri lorsqu’il étudia ce regard noir cerclé d’une peau attendrie par les larmes et rosie par le chagrin, son corps d’une si grande pâleur qu’il en était presque transparent, la noirceur désolante de ses cheveux se confondant avec celle de la nuit. De temps à autre, la créature retirait des cheveux morts de son peigne et les laissait tomber. L’un d’entre eux effleura Saint-Adour et se posa près de lui. Tout en fixant le jeune homme elle poursuivait son ouvrage. Au paroxysme de l’épouvante, il défaillit.

Lorsqu’il s’éveilla, la créature avait disparu. Un chat huant l’avait tiré de sa torpeur. Quelques oiseaux nocturnes se laissaient entendre, comme si la vie avait réapparu dans cette forêt. Mais il n’était pas seul. Il sentit une nouvelle présence l’environner. Il n’essaya point toutefois de se relever, car il ne ressentait aucun trouble, aucune peur ; étrangement, il ne ressentait rien, pas même un sentiment de quiétude. Il avait à peine conscience de son corps. Il savait qu’il était là, présent, en vie ; mais il n’attendait qu’une chose : apprendre qui était l’autre.
— Que fais-tu si loin de ton logis ? demanda la voix qui se fit entendre.
— Je recherche une femme perdue, répondit laborieusement Saint-Adour.
— Pour quelle raison crois-tu qu’elle le serait ?
— Car elle est loin des siens.
— Tu te trompes. Elle les a retrouvés. La vie de mortel ne lui sied plus désormais. A toi non plus, singulière créature.
— Qu’êtes-vous ?
— Tu n’as pas à le savoir, répondit l’être en apparaissant au-dessus de Saint-Adour, dans toute sa splendeur. A prèsent disparais. Emporte ta compagnie de faquin. La nuit, la forêt est à nous.

La créature ressemblait à une femme aux traits fins d’une enfant, mais qui affichait une détermination que seule la maturité apporte à l’esprit. Elle portait une longue tunique noire sans âge et de longs et ondulés cheveux foncés. Saint-Adour ressentait à quel point la vie vibrait en elle, une flamme dansante à l’écart de l’oxygène, le scintillement crépitant d’un brasier qui point. Elle avait l’apparence juvénile et l’assurance de l’âge, cela était tout ce que Saint-Adour pouvait distinguer.
La créature le dévisageait ; elle ne comprenait pas. Comment un mortel pouvait-il avoir évolué de la sorte ?
— Tu me demandes qui je suis, rétorqua-t-elle, mais je pourrais bien te retourner la question. Tu es une anomalie, un être contre-nature.
Saint-Adour était abasourdi. Il savait que quelque chose d’étrange se produisait sous ses yeux, que ce qu’il vivait en ces instants étonnants dépasseraient à jamais son entendement ; mais il tâchait de songer à Catherine d’Aubressac.
— Catherine… murmura-t-il, tandis qu’il se sentait défaillir à nouveau.
— Viens dans quatre nuits, dans la clairière où coulent les eaux de l’étang du Moura. Tu la retrouveras. Mais viens seul, ou elle disparaîtra pour toujours.
— Quel ridicule ultimatum ! S’esclaffa-t-il en dépit de son trouble.
— Penses ce que tu voudras, répliqua la créature ; en dépit du mépris que tu m’opposes, tu craindrais par trop de perdre la sœur de ton ami. Tu viendras, seul. Par ailleurs, si tu n’étais point cette bête que tu es devenu, tu ne serais parvenu jusqu’ici.
— Que veux-tu dire, démon ?
— Tu te trouves dans l’entre-deux mondes, et tu vas pouvoir t’en retourner. Ce n’est point si aisé. Peu de mortels y survivent.
Puis la créature s’éloigna de lui, sans un dernier regard, et disparut totalement.
    

*

Ce n’est qu’au petit matin que la compagnie retrouva Saint-Adour étendu inconscient. En effet, il avait marché la nuit durant dans l’ombre, sans savoir où il allait, guidé par ses sens qui semblaient lui communiquer le chemin qu’il devait suivre. Tout cela était iréel, et pourtant, cela était. Le temps glissait comme s’échappait le sable d’un sablier cassé, dont la représentation du temps lui était inconnue. Depuis combien de temps marchait-il ? La nuit était toujours noire, pourtant, le temps devait passer. Il continua de marcher jusqu’à ce que ses sens l’abandonnent. Il dut tomber de fatigue et s’endormir, mais n’en conservait guère le souvenir. Plus rien ne lui paraissait net, hormis sa rencontre avec la créature à l’apparence de femme. Une pointe d’angoisse lui tenailla les entrailles lorsqu’il voulut l’évoquer à ses amis, qui l’aidaient à se relever. Alors, il n’en dit pas un mot.
— Diantre ! Que vous est-il arrivé ?
— J’ai dû me cogner à quelque branche basse. Avez-vous retrouvé Catherine d’Aubressac ?
— Hélàs non, et puisque nous avions perdu votre trace, nous pensions que vous aviez tous deux disparu, en maudissant ces bois de nous avoir ravi tant de monde en si peu de temps !
— N’ayez crainte, je serai encore parmi vous un certain temps. Thibault, je suis désolé que nous n’ayons point retrouvé votre sœur.
— Je n’ai point renoncé à toute idée de la revoir ; tant que l’espoir est sauf, j’aime à penser qu’elle l’est aussi.
— Vous nous avez néanmoins fait perdre un temps considérable à disparaître de la sorte.
— Que voulez-vous dire ?
— Cela faisait trois jours que nous vous recherchions !
— Comment ? Cela est impossible ! Nous sommes en forêt depuis hier soir, nous avons entrepris de rechercher Catherine d’Aubressac, et… je me suis heurté à quelque branchage qui m’aura fait perdre connaissance !
— Croyez-nous, monseigneur, cela faisait trois jours que vous aviez disparu.

Saint-Adour comprenait mieux comment Catherine d’Aubressac avait pu disparaître dans ces bois. Lui-même y avait été perdu de vue. Il se remémora les paroles qu’il avait entendues cette nuit : l’entre-deux mondes. Catherine était ici, sans véritablement y être. Au sein de cette forêt, il devait exister un espace où le temps ne s’écoulait point comme dans le monde connu. Il avait lui-même franchi les rives de cet autre monde, et avait dû en être extrait par la créature, qui assurément n’était point humaine.
— Fort heureusement, nous vous avons retrouvé, dit Aubressac. Pour ma chère Catherine, malheureusement, les recherches ont demeuré vaines.
— Je suis persuadé qu’elle se porte bien, lui assura Saint-Adour en se relevant laborieusement, aidé par Boissec et Layemars.
— Allons, dit Vielly ; il serait temps d’aller nous reposer, après ces nuits de campement et de recherches dans cette abominable forêt, nous avons tous besoin de prendre quelques ablutions et de nous délasser un temps dans de caressants draps de soie. Une fois revigorés, nous reprendrons ensuite les recherches.
Saint-Adour se souvenait du rendez-vous que la créature lui avait donné, et il entendait bien s’y rendre, libérer la jeune Larroque. Mais pourquoi diable avait-elle été ravie par cette chose innommable ? « La vie de mortel ne lui sied plus désormais. A toi non plus, singulière créature », avait-elle dit. Saint-Adour croyait devenir fou. Plus que quiconque, néanmoins, il pouvait imaginer que le monde recelait des mystères terrifiants qui se dévoilaient de temps à autre sans en donner la raison, et bouleversaient à jamais la vie de celles et ceux qui s’y étaient retrouvés confrontés.

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